Comment j’ai passé mon œdipe: Eros ou Thanatos ?

La sublimation articule pulsion et langage, affects et valeur. La sublimation ne nie pas la réalité, elle en reconnaît la contrainte mais elle passe outre, et au passage elle invente un langage.

Anne Dufourmantelle

La notion de sublimation désigne chez Freud la capacité d’échanger le but sexuel de la pulsion contre un but non sexuel, relatif aux créations de la culture. Ce pouvoir apparait, dans un premier temps, sous la pression d’une autorité extérieure, incarnée par la figure du Père. Le changement de but de la pulsion modifie en retour la pulsion elle-même: redressée, temporalisée … [Ou alors déformée et malade? Mais non, l’hominisation n’est pas une maladie]Elle est introjectée dans le sujet sous la forme du surmoi. Cette introjection est opérée par le ça: le surmoi est donc constitutif de l’énergétique libidinale -moins un censeur intériorisé, selon la fantasmagorie commune, que moment nécessaire de la dynamique à l’origine de la culture.

Le surmoi est une puissance! Mais née d’un refoulement instinctuel, une puissance inhibée par principe: ce qui la rend possible l’enraye en même temps, et indéfiniment. Et voilà pourquoi la culture est si triste, voilà pourquoi tu t’enivres sans but, de vin, de poésie, de philosophie et de vertu.

La culture est un trophée dérisoire dans les mains du dernier des hommes, un long remords: remords d’avoir tué le Père, pour faire société. Remords redoublé, d’avoir malgré tout perpétué la répression des instincts, et, pire encore, de l’avoir disséminée, en la partageant entre frères.

La civilisation repose sur ce crime monstrueux, en lisière des jours. Cependant, toutefois, la mémoire de ce péché originel -qu’il ne fallait donc surtout pas ensevelir, ou ramener à des déterminations psychologiques -ou sociologiques, la belle astuce bourdivine- atteste qu’il est possible d’imaginer, et donc de désirer, la culture sans répression.

Dark Phoenix, XMen. Ou alors est-ce la Melancholia de Dürer qui s’ébroue, se réveille?

Frédéric Neyrat prend ici la parole:

Le nom de ce désirable impossible, depuis deux siècles, a été révolution (et aujourd’hui?). Entendons ici révolution comme boulever­sement suffisamment profond pour changer radicalement la structure d’une société: elle est surgissement d’abîme et rupture des liens institutionnels. Nous ne voulons pas devenir ministres dans un gouvernement de gauche, mais brûler les archives, les titres de propriété, les cadastres, les arbres généalogiques et les papiers d’identité.

Seulement nous comprenons sur le coup que Révo­lution est un autre nom pour la pulsion de mort … Et si De Maistre avait raison … Mais non, les révolutions se transforment en choses monstrueuses seulement devenues gestionnaires et positivistes, quand Lénine fait appel aux économistes de l’Empire allemand et ouvre le Goulag.

La merveille demeure: les révolutionnaires, qui ont emprunté les noms et les signifiants des révolutionnaires qui les ont précédés, ont hérité de ce qui a été dit, et fait, et surtout de ce qui était inachevé. Ils sont les héritiers conscients d’une promesse et d’un devoir: mettre en œuvre l’impossible en tant que tel.

Un révolution­naire ne devrait pas oublier qu’il est un fantôme, promettant un corps aux générations sacrifiées du passé, promettant un corps à la génération sacrifiée que nous sommes nous aussi, peut-être, sûrement, pour un lointain futur. Mais attention! Un révolutionnaire ne devrait pas oublier qu’il n’est pas qu’un fantôme qui arpente les limbes. Sinon! Ah, sinon …

Tant de belles œuvres contemporaines tournent autour de ce thème -qui n’est pas un thème parmi d’autres, mais l’approche moderne du malaise qui gît dans la civilisation.

La mélancolie ne saurait donc être l’emblème univoque de la culture humaine: il est impératif d’aménager un lieu aux promesses d’émancipa­tion qui n’ont pas été tenues, comme à celles qui ne sont pas encore advenues.

Que les promesses d’émancipation n’aient pas été tenues peut s’expliquer de deux manières: la première concerne l’écrasement pur et simple des forces révolution­naires. On peut aussi repérer, pour explication d’une promesse de libération non tenue, le remords, c’est-à-dire l’incapacité à maintenir vivace le désir de libération, autrement dit la trahison: avoir cédé sur son désir, pour le dire avec Lacan.

Dans Éros et civilisation, Marcuse soutient que le ça est porteur d’une exigence laissée en plan: Le ça projette le passé dans le futur là où le surmoi refuse les revendications instinctuelles au nom d’un passé qui n’est plus celui de la satis­faction intégrale, mais celui de l’adaptation amère à un présent punitif.

Le surmoi ne représente plus dans cette optique un impératif moral, mais les exigences d’une réalité révolue, animale, d’un passé irreprésentable, sinon sous forme de ce mythe élaboré par Freud dans Totem et tabou: le meurtre, par les frères coalisés, du chef de la horde primi­tive, qui jouissait de toutes les femmes, suivi du repentir des frères qui, dans une obéissance rétrospective, vont se défendre à eux-mêmes symboliquement ce que le père primitif avait empêché réellement.

Leur sentiment de culpabilité ne doit-il pas alors contenir une culpabilité née de leur trahison et de la négation de leur action? Ne sont-ils pas coupables de restaurer le père répressif, coupables de s’imposer à eux-mêmes la perpétuation de la domination?

Herbert Marcuse

Le sentiment de culpa­bilité des fils génère les deux tabous du totémisme: attitude respectueuse à l’égard de l’animal totémique, et interdit de l’inceste, pour éviter les meurtres issus de la rivalité sexuelle -tabous par lesquels Freud voit naître la société, la reli­gion et la morale (et l’art pariétal? …). Les Frères Assassins, pris dans une spirale mortifère qui est l’autre nom de la civilisation, ont supprimé la liberté qu’ils avaient instaurée:

Certes, le renversement du père-roi est un crime, mais sa restaura­tion et sa dissémination également, et les deux sont nécessaires à l’existence même de la culture. Le crime contre le principe de réalité est redoublé par le crime contre le principe de plaisir. L’angoisse persiste parce que le crime contre le principe de plaisir n’est jamais racheté. Il y a une culpa­bilité par rapport à une action qui n’a pas été accomplie et qui aurait dû l’être, la libération.

Marcuse ne prêche donc pas le remplacement du principe de réalité par le principe de plaisir, c’est-à-dire la mors immortalis, comme se l’imaginait, amicalement effaré, un Georges Fosi qui devait confondre Marcuse et Deleuze.

Mais non, Marcuse ne prêche rien du tout, mais (se) propose un exercice spirituel. Comment transmuter, car il s’agit bien d’alchimie, l’incontournable et bénéfique culpabilité surmoïque, maintenant repérée -tout un travail!- en un frémissement de colère et d’amour? D’amour devant ce qui anticipe un monde rédimé -ou simplement toujours vivant- et de colère devant ce qui l’entrave ou le retarde. Éros ou Thanatos? Il faut en juger à chaque fois. Juger, c’est-à-dire peser; peser, c’est-à-dire penser.

Pour penser, et donc agir politiquement de façon raisonnable, et pas simplement rationnelle, il faut nécessairement avoir éprouvé un sentiment, une émotion -une passion, disait Descartes.

Jacques Rancière: Ce que l’histoire des conditions de notre pensée et de notre action nous enseigne, ce n’est ni la nécessité de l’ordre des choses ni la liberté des sujets. C’est l’intervalle entre les deux, intervalle que seuls remplissent des sentiments, comme celui de l’intolérable, qui ne traduisent aucune nécessité et indiquent une liberté qui est capacité d’agir, et non maîtrise de soi.

*

L’œuvre de Marcuse est un mandala -son élaboration et sa réception dans les trois dimensions du temps doivent évidemment être distinguées, mais ne sont pas séparables- un chemin pour la méditation:

Une méditation est un ensemble de propositions formant système, que chaque lecteur doit parcourir s’il veut en éprouver la vérité; et un ensemble de modifications formant exercice, que chaque lecteur doit effectuer, par lesquelles chaque lecteur doit être affecté, s’il veut être à son tour le sujet énonçant, pour son propre compte, cette vérité.

Michel Foucault, Mon corps, ce papier, ce feu

Chez Descartes, les quasi-concepts de la méditation viennent de la scolastique, une scolastique d’ailleurs recréée, modifiée par l’absence du péché originel. Chez Marcuse ces quasi-concepts proviennent de la psychanalyse et de la critique sociale. Marcuse peut alors thématiser fermement -dans le tissu même de la Méditation, ce qui est inouï et proprement moderne, les notions suivantes:

Les trésors de la Culture et de l’Histoire sont aussi, toujours et encore, des témoignages de barbarie.

La sublimation est la clef du processus de symbolisation- d’une civilisation sans répression: utopie et projet.

La désublimation n’est pas le destin crépusculaire de l’Occident, mais l’outil de gestion du capital financier: il est alors loisible de déconstruire concrètement les procédés de fabrication de l’homme unidimensionnel.

[Sublimation est certes un mot mal famé, souvent compris tout de travers comme une censure ou un moralisme. Mais comment dire? Impératif d’Humanité? Humanité comme impératif, ou comme Idée? Droit Naturel? Et puis il est bon de conserver le vocabulaire de la psychanalyse, et son affinité, évidente et inaperçue, sinon tout de travers par Jung …, avec celui de l’alchimie]

Nout

Schelling s’avisa, après Vico, et avant Freud et Pinchard, de la nécessité de passer par les puissances du mythe pour approcher l’infracassable noyau de nuit du Commencement. La déesse d’amour et le dieu de colère ne sont pas de trop pour nous donner à penser et inventer un langage.

Le Commencement, bien entendu, n’est pas autre chose que la scène originaire: la déesse d’amour est ma mère, et le dieu de colère est mon père. Mais alors … La philosophie, la culture toute entière!, une formation œdipienne? … Cette courte sagesse, commune aux proxénètes et aux gestionnaires des fonds de pension, oublie -momentanément, ou pendant toute une vie- l’évidence chantée par les Hymnes Orphiques: la culture n’est pas oedipienne, mais stellaire: nous sommes les enfants de nos géniteurs, et aussi de l’union entre la Terre et le Ciel étoilé. Des poussières d’étoiles! Les personnages de la dramaturgie œdipienne sont des figures cosmiques.

Non, encore mal dit: pas des figures cosmiques, mais des figures a-cosmiques. Il faut être absolument moderne, tenir le pas gagné, disait Arthur Rimbaud. Nout et Gaïa n’existent pas.

Et, nouveau gain, ce recours à Freud n’est pas séparable de la critique des subtils enfermements du néo-freudisme: versions contemporaines de la désublimation répressive, sous l’étendard d’un Freud pasteurisé!

Développement personnel

Psychologie …

Résilience …

Chapelle Saint Aquilin, Milan, IVéme siècle

Qui mieux que Lui avouant ses rêves a su tisser le fil où glisse l’anneau d’or qui nous relie à l’Être, et faire luire, entre les mains fermées qui se le passent au jeu du furet de la passion humaine, son bref éclat?

Jacques Lacan, La conduite de la cure.

Ainsi la déesse d’amour est ma mère, mais aussi mon amie, et ma fille, et ma sœur. Quant au dieu de la guerre, il m’apprend d’abord à ne pas mésuser de ma colère: il est triste et vain de passer sa vie à essayer de tuer le père -mieux vaut s’aviser que le Père n’est pas avec les marchands du Temple, mais dans les cieux, et qu’il est éternel.

La méthode généalogique permettra enfin de mieux poser la distinction entre surmoi et impératif catégorique: la conscience morale, la conscience tout court, la raison, ont nécessairement une histoire, des histoires, décalées et liées, dans l’anthropogenèse. Mais la progressivité n’exclut pas la rupture, le saut.

Mais quand, comment et pourquoi la rupture et le saut? … Il est bon que se rejoignent in fine les amoureux fervents et les savants austères: les sentinelles messianiques, les chercheurs agnostiques des hasards et des nécessités de l’hominisation, et les sévères exégètes de la philosophie moderne:

Même si l’exigence morale est, dans un premier temps plus ou moins long nécessairement portée par l’entourage social, ne faut-il pas poser cependant qu’elle s’en distingue par principe, justement pour devenir ce qui permet de les critiquer, à savoir ce principe judicatoire nommé conscience morale et appelé à se retourner contre les échelles de valeurs stéréotypées au lieu de s’identifier à elles? Tel est précisément le passage de l’hétéronomie à l’autonomie. Tel est l’acquis du fameux formalisme kantien: la mise entre parenthèses du désir humain (non pour le refouler, mais pour dégager les conditions qui, en le réglant, permettront son épa­nouissement), ouvre l’horizon spécifique de la moralité, à savoir l’idée d’une législation universelle qui obligeant a priori notre volonté la libère des déterminismes sociaux et ouvre à la dimension éthique d’autonomie.

Il faut donc cesser de confondre répression et obligation. Tandis que la première est toujours hétéro­nome, subie, frustrante, et génératrice d’agressivité, la seconde, en suscitant une interrogation par laquelle je me mets en question fonde ma liberté comme autonomie. L’idéal d’autonomie est le premier et le dernier critère de la légitimité politique.

Raymond Court, Force et Dérive des principes, Klincksieck, 1990

Nout: ses cabrioles sont devenues démoniaques, elle a tenté Antoine dans la nuit des temples abandonnés. Puis elle a disparu. A jamais! Le Temps est alors devenu rectiligne, et la Nuit éternelle. Les hiérarques positivistes, ne se rendant même pas compte qu’ils n’étaient que des fluctuations hasardeuses, répétitives et satisfaites du Vide Quantique, ont alors cru disposer du pouvoir absolu: Celui qui maitrise le présent maitrise le passé. Celui qui maitrise le passé maitrise le futur.

Mais non. Certes le Temps s’arrête tous les Samedi Saints. Mais il repart le dimanche. Telle est sa respiration, et la fonction des rites, dont la répétition différentielle se confond avec la liberté des hommes.

2 commentaires sur “Comment j’ai passé mon œdipe: Eros ou Thanatos ?

Les commentaires sont fermés.