La théorie du fantasme est constitutive de la psychanalyse comme aventure de la liberté: que mes traumatismes passés aient été réels ou non n’importe pas. La réalité du passé n’est pas niée, elle est mise entre parenthèses, époché!
Pour le sujet qui doit advenir au cours d’une psychanalyse, la question de l’origine est celle de l’origine de toute question: elle renvoie à ce qu’il est convenu d’appeler la scène primitive, au cours de laquelle le sujet a été conçu et à laquelle il n’a évidemment pas assisté. Son père et sa mère ont fait l’amour et engendré un embryon. Quoi qu’il puisse arriver par la suite, cet instant échappe au sujet toujours et dès lors, pour lui, la scène primitive prend valeur de mythe.
Parler à son analyste implique un désir de comprendre sa vie, qui est finalement toujours une manière d’interroger la scène primitive (Si mon père avait été plus amoureux de ma mère … Si j’avais été une fille … Un garçon … Si j’avais été plus intelligent …).
Comme chaque fois que l’on spécule sur ses parents en tant qu’homme et femme enlacés -en tant qu’êtres sexués-, on se heurte à l’interdit de l’inceste, qui constitue une limite à l’imaginaire. En ce sens, on peut dire que, même dans le cas d’un inceste réalisé, un être humain ne fait jamais l’amour avec son père ou avec sa mère. L’accès à celui ou celle qui l’ont engendré, cet homme ou cette femme, lui est interdit, barré, du simple fait qu’ils sont à l’origine de son existence.
La scène primitive est, par définition, soustraite à l’expérience en tant qu’elle précède toute expérience. C’est une limite indépassable: percevoir réellement ses parents comme homme ou femme, ce serait les visiter au moment où ils vous ont conçu, fantasme de toute-puissance s’il en est. On ne rencontre jamais son père et sa mère en tant qu’homme et femme. Si cela a lieu, ce n’est pas -ce n’est plus- son père et sa mère que l’on rencontre. Comme fantasme, ils sont restés intacts. Louis Malle peut tourner Le Souffle Au Cœur …
… Cette histoire d’un inceste entre un adolescent et sa mère, en toute méconnaissance de cause: en fait, l’inceste n’a pas eu lieu ou, plus exactement, il n’a eu lieu que sur le plan social ce qui ne veut pas dire qu’il soit indolore, au contraire. Car le social participe à la formation du surmoi, dont le père a longtemps été la figure agissante et interdictrice. Pour la théorie freudienne, les fantasmes originaires sont spécifiques de l’être humain tel qu’il s’est constitué au cours des millénaires. Le fantasme de la scène primitive est le plus important. Les deux autres -castration et séduction- sont inclus dans ce fantasme primordial. Et tout l’imaginaire en procède, sans jamais les épuiser.
En ce sens, l’origine, en tant qu’elle nous échappe, et parce qu’elle est inaccessible, est au fondement de toute pensée. La pensée observe le devenir, elle est inséparable du temps qui passe. L’origine, elle, est du côté du fait même de penser- de l’Être, si l’on veut. Questionner l’origine est donc une façon de s’interroger sur le fait même de penser. C’est pourquoi la pensée, pour se développer, pour devenir un savoir, est nécessairement liée à un mythe d’origine. Dans la tradition indienne, chaque naissance est une renaissance. Non seulement l’âme assiste à son incarnation dans la matière, mais elle a choisi ses parents pour son passage sur terre.
Quand Freud invente la psychanalyse en 1897, il renonce à sa première théorie des névroses, fondée sur le traumatisme d’une séduction réelle subie dans l’enfance. Pour le sujet, le père et la mère de la scène primitive n’ont de réalité que psychique.
En traitant le passé comme un fantasme, Freud est à l’origine d’une révolution copernicienne. C’est cela, l’éthique de la psychanalyse: il n’y a pas de conditionnement psychique. Les cartes une fois distribuées -les bonnes et les mauvaises- le sujet peut apprendre à jouer pour gagner: il ne dépend pas de la donne.
Les névrosés souffrent de réminiscences. Seulement c’est notre cas à tous. Une réminiscence n’est que ce qu’on en fait. Ce passé qui nous fait souffrir n’est pas réel, n’est plus réel, au sens où il a disparu, et j’ai beau accuser mes parents d’être responsables de tous mes problèmes, ces parents-là n’existent plus. Pourquoi pleurons-nous sur des chagrins vieux de plusieurs décennies?
On parle plus volontiers de ses origines que de son origine, on est garçon ou fille, catholique ou juif, orphelin, frère aîné, issu de telle classe, de tel pays, de tel quartier.
On juxtapose des définitions hétérogènes, on tente de cerner l’essentiel. Mais on se contente mal d’une seule définition: l’identité réelle ne se laisse pas saisir par une assertion unique, totalisante. Pourquoi, malgré tout, voulons-nous sans cesse remonter vers la source, capter l’impossible, pourquoi cette quête sans fin de l’origine, de l’acte fondateur inaccessible? La sexualité ne serait pas humaine, elle ne serait pas créatrice, sans l’invention du langage, qui permet de donner une place à la figure paternelle en nommant ce manque -cet interdit- qui nous constitue, à défaut de le combler. Et c’est le langage qui nous permet de donner forme à la pulsion primordiale -incestueuse- qui nous pousse à vouloir connaître l’objet premier du désir, posséder l’objet perdu. Connaître! L’interdit est un inter-dire. Raconter l’histoire d’Œdipe, c’est parler des rapports humains (sexe et filiation), de notre liberté, de son incarnation.
Isis Beller, psychanalyste, Paris, 1999