L’Empire se détache de la névrose tribale, de son humus empoisonné, et, pour les mêmes raisons, de l’ubiquité insensée de nos Temps faussement modernes. L’Empire veut les patries et leur maintien dans le mouvement du Monde vers l’Océan, vers les étoiles.

Le Génie de l’Empire, monnaie d’Hadrien
On associe la nation à la naissance. Et par le fait, on s’attaque trop vite à la nation comme à un résidu de la vie patriarcale, substantielle, régressive, qui serait désormais incapable de répondre à l’état présent du monde. Il est pourtant faux que l’exigence nationale provienne d’un développement régulier de la structure familiale. On ne se débarrasse pas à si bon prix de la nation. Si Aristote a pensé la vie organique des cités, l’âge des nations -et de la crise de la nation- appartient à une époque plus bouleversée de la vie sociale. Nous voudrions montrer que nous n’avons d’histoire que par la nation, et que la nation est tellement histoire qu’elle intègre comme un de ses moments essentiels son propre déclin. Par cette ultime avancée, la présente méditation politique entre dans un rapport critique avec toute interprétation seulement nationaliste du fait national.
Mais, pour entrer dans la part de déracinement que suppose la nation, pour mieux mesurer ce que la nation opère, au défaut même de la naissance et de l’appartenance, il convient de faire un effort de retour sur soi qui appartient peut-être davantage aux mythes fondateurs des sociétés qu’aux concepts analytiques qui s’efforcent, souvent en vain, de nous les rendre intelligibles.
On pourrait faire l’hypothèse que c’est toute conception uniquement juridique des communautés politiques qui est naïvement mythologique, tandis que le mythe, entendu dans sa logique propre, est en mesure de nous faire entrer dans la dimension proprement historique de la nation. Le mythe nous place dans une lumière si profondément et si hautement historique, qu’il introduit au point de vue selon lequel la nation et la fin de la nation s’éclairent d’une lumière réciproque.
Que nous dit le mythe sur le destin des nations? Qu’on ne saurait penser la nation sans l’exil, ni la patrie sans le déracinement. Pour accéder à une intelligibilité quelconque de la nation, il est d’abord préférable de délaisser le pathos de la patrie et de reconnaître que, si nous avons eu une patrie, nous l’avons laissée en flammes derrière nous. L’histoire de la nation commence avec l’exil et la perte d’un lien naturel avec la patrie.
La sagesse qui s’énonce ici est la sagesse même de Rome, le nom de Rome: perte d’origine, errance, épreuve et création à nouveaux frais d’un site neuf où rassembler les hommes. Dans cet ordre, qui est celui du récit des origines, la patrie est un résultat. La nation est une œuvre: le produit achevé de la rivalité des hommes et des dieux.
Le pieux Énée peint par Virgile sera pour nous le nom de cette traversée des apparences patriotiques, et nous allons voir que, loin de nous entraîner vers des horizons nationalistes, Énée et, avec lui, Rome tout entière vont nous enseigner l’art de ne consentir à la nation que pour surmonter le fait de devoir toujours la perdre. La nation n’enracine pas, elle prépare plutôt ses citoyens à tirer les conséquences de la perte initiale de la patrie. En elle tout est perte dès l’origine. La nation n’est pas un centre, elle est un passage. Elle ne passe de la névrose tribale à l’ouverture historique que si elle accepte d’être le site de cette métamorphose.
Nous parlons avec Virgile de la chute de Troie, et non avec Homère du retour à Ithaque. Qui a perdu sa patrie n’a désormais qu’une histoire. Voilà qui est tirer, avec le père de l’Occident, toutes les conséquences du passage de la cité à la civilisation que Spengler craignait tant. Mais ce passage réglé est toute la signification de Rome. Il est précisément ce par quoi Rome s’est définie d’emblée comme école des nations et laboratoire des civilisations. Seule Rome est moderne, et nous ne sommes modernes qu’en tant que nous sommes toujours romains.
Qu’est-ce que Virgile enseignait à ses concitoyens? Qu’ils n’étaient romains que parce qu’ils avaient renoncé définitivement à la jouissance d’une patrie. Que les dieux avaient pour eux d’autres fata. Entre un Romain et la patrie passe toute l’épaisseur du Destin. Le Destin est déracinant, et c’est ce déracinement qui met l’homme dans la nécessité de Rome. Alors qu’Énée reste fasciné par l’ombre de sa femme morte dans Troie en flammes, celle-ci lui apparaît pour l’encourager, en cette nuit d’horreur, à partir vers l’Hespérie, pays du soir:
Pour toi, désormais, ce sera le long exil et il te faudra labourer la vaste plaine de la mer: alors tu aborderas en terre d’Hespérie.
Longa tibi exilia et vastum maris aequor arandum: Et terram Hesperiam venies, Aen., II, 780-782.
C’est dans le départ que se détermine le destin d’un peuple, et tout peuple n’accède à sa terre que dans la lumière du soir de l’Hespérie. Sans cet arrachement au matin de la naissance, la suture de l’exil par la précarité des installations n’est qu’une pauvre hâte, elle n’est pas fondation. Les dieux s’y opposent. Ils ont une idée autrement mûre de la politique, ils veulent l’homme toujours plus loin. L’injonction ne varie pas: mets-toi en marche.

Change de site: ces bords ne sont pas pour toi. Apollon le Délien ne te les a pas confiés ni ne t’a ordonné de t’installer en Crète.
Mutandae sedes; non haec tibi litora suasil/ Delius aut Cretae jussit considere Apollo, III, 160-161.
Nous approchons du mystère de la fondation. La fondation suppose la tribulation. La tribulation, c’est cette perte de la terre propre qu’accentuent, plutôt qu’ils ne l’adoucissent, ces deux symboles de la fuite éperdue d’Énée, la statue d’Athéna ou Palladium, et les dieux du foyer, les Pénates. Ces deux symboles sont identiquement mémoire de la patrie et instruments propitiatoires de la fondation future. Avec eux, il y aura quelque chose à enfouir là-bas, dans la terre étrangère. Car fonder c’est enfouir, surtout en cette terre future de l’Italie qu’on appelle le Latium. Le Latium, c’est la latence de Rome et la zone des fondations souterraines de l’Occident. Selon le jeu de mots traditionnel présent chez Virgile et Ovide: le Latium est lieu de latence, car c’est là que Saturne s’est caché lorsqu’il a été chassé du ciel par Jupiter (Aen., VIII, 3,19-23). Le Latium dit la vérité de toute latinité: le dieu de l’âge d’or s’y cache, mais rien ne paraît, si ce n’est Janus qui sut accueillir le dieu vaincu. C’est dans un tel Latium que Énée inscrira les dieux de Troie et fonde la première ville latine nouvelle: ce que Virgile nomme, dès le début de son épopée, condere urbem (Aen.,1, 5) -littéralement enfouir les fondements.

Giambattista Vico a enquêté sur le rapport fondamental de Rome à la latence et en a conclu, entre autres, à un lien essentiel entre les rites de fondation et la religion des sources: Science nouvelle, éd. Pons, 528 et 535, Paris, 2001.
L’enfouissement du fondement dans la latence du Latium suppose l’abolition de l’immédiateté terrestre. Le feu, la mer, le temps, la guerre s’interposent entre le sujet et sa patrie. Seul l’errant est digne d’entrer dans l’autorité des peuples et la discipline de la paix. Tels sont les Troyens œuvrant depuis leur destin de défaite à la gloire de Rome:
Pendant toutes ces années, ils erraient, poussés par les destins autour de la Mer Totale. C’était une telle charge de fonder le peuple romain.
Mais, pour comprendre en un mouvement qui se propage jusqu’à nous le sens de cette déréliction créatrice, il suffit de revenir au nom de la terre prononcé plus haut: terra Hesperia. Cassandre, toute Sibylle qu’elle soit, ne connaissait pas d’autre nom pour bégayer le destin des Troyens au vieil Anchise, aux temps perdus de la patrie resplendissante:
Souvent elle invoquait l’Hespérie, et souvent les royaumes d’Italie. Mais qui aurait cru que les Troyens arriveraient jusqu’aux plages d’Hespérie? Et qui, alors, la prophétesse Cassandre aurait-elle pu toucher? Aen., III, 185-188.
Le dieu du soleil montre le chemin de l’Hespérie. Hespérie est le nom le plus propre de cette terre qui sera un empire parce qu’elle n’a jamais été une patrie. C’est en Hespérie que le comble de la terre sans naissance sera atteint. Le soir est le point de vue des dieux sur le pays. Le déclin du pays natal, et de ses substituts, est le meilleur parti à prendre. C’est le parti des dieux. Les Troyens répondent par une ovation: Hanc quoque deserimus sedem (v. 190): nous abandonnons encore ce séjour!
A chaque fois, Énée laisse sur place quelques hommes, hommes de l’installation, de la garde sur les arrières, du repli possible, mais jamais hommes du soir: des hommes perdus entre le deuil de la patrie et le consentement à l’empire; hommes de la ville, mais désormais séparés de la troupe de ceux qu’appellent l’étendue des eaux et le nom de l’Hespérie.
Lorsque, déjà, les Troyens étaient face à Didon et à sa gracieuse hospitalité, ils ne savaient que répéter l’énigmatique prophétie, avec, en son centre, le mot sacré:
Ce dernier vers fait partie des vers laissés inachevés par Virgile. Toujours ce mot terre. Mais cette terre est une terre du soir, une terre qui n’a d’autre site que celui que le soleil lui indique dans sa fuite: non pas une assise donnée par les pères, mais une terre là-bas, dans la ruine de la terre première. La vraie terre n’est jamais celle de l’héritage, et pas même celle de la résidence, mais celle du soir, et elle n’est antique et fameuse que par son nom prononcé dans le soir. Au delà, le discours se rompt, et Virgile ne sait pas comment finir ce vers où se dit la course interrompue vers l’asile vespéral réservé par le destin. A Rome, plus tard, quelques peintres de France sauront faire durer ces longs couchers de soleil sur des ports ouverts aux départs définitifs.

Il est un lieu que les Grecs nomment l’Hespérie, une terre antique … Tel était le but de notre course. Aen., I, 530-534.
Ces propositions résument la civilisation occidentale, et Virgile en illustre sur tous les plans les potentialités encore inédites. La terre n’est antique que dans la lumière du soir. Cette terre fut historiquement l’Italie. Mais comprenons qu’Hespérie n’indique pas une substance, mais une direction. Elle pourrait aussi bien être l’Espagne ou, comme chez Hölderlin, la Germanie ou la Bretagne ou le Portugal. Cette indécision n’est pas une faiblesse du discours poétique, il est l’accès à la notion historique de la nation occidentale, cette nation qui n’accède à sa souveraineté qu’en renonçant à borner son action à l’héritage de ses identités.
Les voyages de Pantagruel à partir du Quart Livre résument cette aspiration de l’Europe à passer à l’ouest, et ce d’autant plus fortement que, dans sa jeunesse, Pantagruel avait d’abord combattu pour sauver le royaume de son père au pays d’Utopie aux abords de l’Extrême-Orient, et était ainsi retourne à la ville de sa nativité en passant par le Cap de Bonne- Espérance (Pant., XXIV). Dans la conclusion de ce premier ouvrage publié par Rabelais, le Narrateur partage encore également les futurs voyages du géant entre l’est et l’ouest (chapitre XXXIV).
Dante a eu une conscience très élevée de cette inévitable progression en ouest de la civilisation européenne: dans le Paradis (Par., XXVII, 80- 87), alors qu’il se meut au ciel avec la constellation des Gémeaux, il dit qu’il voit à la fois, sous ses pieds, Gibraltar et, à l’horizon, la plage où Europe a été enlevée sur le dos de Jupiter, autrement dit la Phénicie. Ce voyage mythologique d’Europe lui fait, dit-il, mieux découvrir le site de notre bout de terre (85-86). On ne saurait mieux conduire à l’accomplissement le périple vespéral d’Énée dont Dante, malgré ses dénégations (Je ne suis pas Énée, Inf., I,2), demeure le prolongement rigoureux. L’arc terrestre et céleste accompli par Dante résume l’extension d’une culture latine qui a pour charge de régler les aléas de l’histoire occidentale. La dérive occidentale de l’origine n’est pas seulement une déréliction prolongée: un arc céleste en rend la trajectoire intelligible, résumant la courbure de l’espace mental des peuples qui sont soumis à son emprise.

Les Troyens tendent vers l’Italie et veulent rejoindre le Latium. Mais ils ne veulent le bonheur promis par l’Italie que parce qu’ils veulent d’abord l’Occident et le rivage extrême de la mer à l’ouest. Issus de Vénus, porteurs des dépouilles de l’Orient, les voici désormais dans l’attraction encore obscure d’un Atlantique souverain dont ils essaieront d’être la pondération face aux cultes de l’Orient.
On doit appeler Empire romain cette tendance de l’Occident à remplir l’espace qui le sépare de la mer ultime. C’est la destinée des descendants de César de résumer un tel arc qui va d’est en ouest:
Naîtra dans la beauté de son origine troyenne ce César qui n’aura pour terme à son empire que l’Océan, et à sa renommée que les astres, ce Jules dont le nom est tombé jusqu’à lui du grand Iule. Celui-ci, chargé des dépouilles de l’Orient, c’est toi un jour au ciel qui le recevras en paix, et lui aussi on l’invoquera en lui adressant des vœux. Aen., I, 286-290
Animé d’un grand souffle mythologique, quoique entièrement centré sur le royaume de France, Bossuet a eu cette vision de Rome:
Depuis l’Euphrate et le Tanaïs jusqu’aux Colonnes d’Hercule et à la mer Atlantique, toutes les terres et toutes les mers leur obéissaient: du milieu et comme du centre de la mer Méditerranée, ils embrassaient toute l’étendue de cette mer, pénétrant au long et au large tous les États d’alentour, et la tenant entre deux pour faire la communication de leur empire, Discours sur l’histoire universelle, III, V.
En latin: rerum dominus, le maître des choses. Le peuple qui porte la toge est, selon le vœu de Jupiter, le maître des choses. La maîtrise des choses est la seule patrie véritable du peuple romain. Contrairement à un déchiffrement hâtif du destin de Rome, la dimension de son pouvoir n’est pas sur les cœurs, mais sur les choses.
Chose est le mot qui résume la signification de Rome dans la pensée et dans l’histoire. Chose n’est ni substance, ni objet, ni propriété, mais précisément ce qui reste du monde quand le monde n’est plus déchiffré comme une patrie, mais comme une Hespérie. La chose, c’est l’usage du monde pour les déracinés qui sont appelés à fonder une Ville. C’est avec des choses que l’on fait Rome: non pas avec des marbres de Paros, mais avec des briques séchées. La brique est la chose de Rome, et sous l’empire de Rome toute réalité est chose à mouler et à cuire comme une brique.

Il ne faudrait pas entendre pour autant que les marbres de l’origine vont être réduits à la brique poudreuse de l’Age de fer, mais que les marbres de l’Age d’or ont été enfouis dans la latence terreuse du Latium. Les formes pures ne sont pas broyées par la domination romaine des choses, elles sont voilées, préservées par leur séjour dans la poussière. Rome ne substitue pas autoritairement sa visibilité au royaume de l’invisible. Fondée sur la latence de l’hier, elle prend en charge la simple tutelle du visible contemporain et l’exerce dans un univers sans borne.
Je t’ai donné un empire sans fin. Aen., I, 279.
Quiconque a lu les voyageurs humanistes de Rome sait que la poudre de Rome est la cendre de l’homme, mais qu’une Renaissance de marbres et de pierres va s’élever sur le peuple des tombeaux. Telle est la sagesse de Jupiter confiant l’autorité sur les choses à un peuple qui fut une fois vaincu. Jamais les Grecs n’auraient pu accéder à une telle profondeur politique. Ils ne devinent pas la loi politique de la latence. Bossuet en a dit quelque chose:
Les Grecs avaient tort de s’imaginer, du temps de Polybe, que Rome s’agrandissait plutôt par hasard que par conduite. Ils étaient trop passionnés pour leur nation, et trop jaloux des peuples qu’ils voyaient s’élever au-dessus d’eux ou peut-être que, voyant de loin l’empire romain s’avancer si vite, sans pénétrer les conseils qui faisaient mouvoir ce grand corps, ils attribuaient au hasard, selon la coutume des hommes, les effets dont les causes ne leur étaient pas connues, Discours sur l’histoire universelle, III, V.
C’est ainsi qu’on peut répondre au vigoureux réquisitoire de Simone Weil contre Rome (Quelques réflexions sur les origines de l’hitlérisme, 1940, in Œuvres, Quarto, p.385). Dans la tradition d’Augustin, Simone Weil dénonce en Rome le règne de la force brutale. Il n’y a pour elle de civilisation que de la pureté. Mais Rome n’a pas vocation à la pureté; c’est précisément parce qu’elle est impure qu’elle règne. Son impureté n’est pas seulement celle de ses vices, mais celle des mélanges qui résultent de son rapport essentiel à la latence. En dénonçant Rome, Simone Weil en fait finalement le plus judicieux des portraits:
Les Romains étaient une poignée de fugitifs qui se sont agglomérés artificiellement en une cité; et ils ont privé les populations méditerranéennes de leur vie propre et de leur patrie, de leur tradition, de leur passé, à un degré tel que la postérité les a pris, sur leur propre parole, pour les fondateurs de la civilisation sur ces territoires, L’Enracinement, éd. Cit., p. 1055.

Énée cherche l’Italie, mais il ne trouve jamais que Rome, c’est-à-dire d’abord la tâche impérieuse de fonder des murs et d’enfouir des fondations, qui donneront d’abord naissance à Lavinium:
Je suis Énée le pieux. Je porte avec moi sur mes vaisseaux mes Pénates arrachés à l’ennemi, et je suis connu par ma renommée au delà de l’Ether. Je cherche l’Italie, ma patrie et mon peuple issus du suprême Jupiter.
Italiam quaero patriam et genus ab love summo, Aen., I, 378-380.
Jamais Virgile n’a été plus puissant et plus ambigu que dans ce Je cherche l’Italie. Le mythe de la venue des Troyens d’Italie permet d’entendre à la fois que c’est le désir d’Hespérie qui fait de l’Italie une patrie, et que l’Italie y répond parce que les dieux l’ont voulu telle depuis l’étrusque Dardanus, fils de Jupiter et père des Troyens. Une telle quête ne saurait s arrêter à l’Italie, mais seulement à la mer. Son destin est à l’Hespérie. S’il est troyen par toutes les religions de l’Orient, il est italien par Italus, frère d’Atlante, roi pélagique: la mer d’ouest est là.
Être italien, c’est être ensemble de l’origine et du soir, d’Arcadie et d’Hespérie. Nulle patrie n’y suffira jamais. L’Hespérie est grande dévoreuse de terre et gouffre des patries perdues. Toute nation occidentale apparaît désormais sur le fond de cet abîme, que nous appellerons successivement empire, chrétienté, capitalisme, modernité.
Là encore, Bossuet a des intuitions notables:
Nous sommes enfin venus à ce grand empire qui a englouti tous les empires de l’univers, d’où sont sortis les plus grands royaumes du monde que nous habitons, dont nous respectons encore les lois, et que nous devons par conséquence mieux connaître que tous les autres empires, Discours … III, VI.
Quelle que soit la gloire de notre patrie et de notre naissance, notre destin nous place dans la forme déclinante de l’histoire occidentale. Mais ce qui chez nous décline n’est pas en dehors de nos formes suprêmes, car le déclin fait partie du processus de notre histoire, processus d’extension, de disparition et d’intériorisation.
Nous sommes dans l’intériorisation du passage à l’Ouest: telle est la forme de notre soleil.
Et Didon ne se trompe pas quand elle juge la course d’Énée au nom de sa propre proximité libyenne avec le soleil. Il faut, en effet, l’âme ignée pour acquiescer au destin déclinant de l’Occident.
Nous autres, Carthaginois, nous avons le cœur assez large, et le Soleil n’est pas si éloigné de la ville née de Tyr lorsqu’il attelle ses chevaux: soit que vous désiriez la grande Hespérie et les sillons de la terre Saturnienne, soit que ce soit plutôt les bords où règnent le mont Eryx et le roi d’Aceste [la Sicile]: je vous renverrai sains et saufs avec tout mon soutien, et je vous aiderai de mes richesses.
La complexité des allusions mythologiques de ce passage ne doit pas nous décourager de l’entendre. Didon, avant d’être aveuglée par l’amour, sait ce qu’est un destin d’Occident: elle a le cœur assez large. Son pays est pays du soleil, proche de l’Orient matinal et placé dans le sens de sa marche lorsqu’il s’élève. Comment, dès lors, ne pas en accompagner le cours en idée et ne pas remettre les exilés à leur destin solaire? Qu’il s’agisse de la seule Sicile ou de l’Italie tout entière, Didon est là pour permettre ce destin et aider au passage.
Ouvrons donc aux fils d’Énée, comme Didon, ce destin d’une souveraineté vespérale, qui n’est pas un nationalisme fixé sur un territoire, une race, ni même une histoire, mais la forme intérieure des nations qui vont vers la mer, non pas tant États que ports, ports des vallées et des fleuves, ports des plateaux, ports des montagnes.
Hegel a parfaitement vu le statut séparé des ports dans la logique des civilisations:
Cette poussée de la mer hors de la limitation du continent manque en Asie aux magnifiques édifices des États, quoiqu’ils touchent eux-mêmes à la mer, comme par exemple la Chine. Pour eux la mer, c’est simplement l’endroit ou la terre cesse, ils n’ont pas avec elle de rapport positif. L’activité à laquelle la mer invite est toute particulière; c’est pourquoi il arrive par la suite que les pays côtiers se séparent des pays de l’intérieur, quand bien même ils leurs seraient relies par un fleuve; c’est ainsi que la Hollande s’est séparée de l’Allemagne, le Portugal de l’Espagne. Leçons sur la philosophie de l’histoire, trad. Gibelin, Paris, 1987, p. 74.
Didon abandonnée annonce son suicide à ses conseillers, Sienne, huile sur bois de peuplier, XV éme siècle
L’Hespérie est la vérité maritime de l’empire. Ici, c’est la mer qui dicte ses conditions à la terre. Chateaubriand évoque ces pays qui n’existent que par leur rapport à la mer. Ces campagnes sont l’emblème de notre avenir:
Entre la terre et la mer s’étendent des campagnes pélagiennes, frontières indécises des deux éléments: l’alouette du champ y vole avec l’alouette marine; la charrue et la barque à un jet de pierre l’une de l’autre, sillonnent la terre et l’eau. Le navigateur et le berger s’empruntent mutuellement leur langue: le matelot dit les vagues moutonnent, le pâtre dit des flottes de moutons. Des sables de diverses couleurs, des bancs variés de coquillages, des varechs, des franges d’une écume argentée dessinent la lisière blonde ou verte des blés. Je ne sais plus dans quelle île de la Méditerranée, j’ai vu un bas-relief représentant les Néréides attachant des festons au bas de la robe de Cérès, autrement dit la mer faisant des franges à la robe de la terre. Mémoires d’outre-tombe, I, 6.
Mais l’Enéide ne s’arrête pas à cette quête générale de l’Hespérie. Elle présente une histoire complète du déclin solaire de la terre dans le Latium et expose ainsi une véritable politique des nations en train de passer.
Un fameux jugement de Jupiter, qui clôt l’œuvre, résume la politique des dieux à l’égard des Troyens et nous fait découvrir un nouvel aspect du panthéon antique. Avant d’être des principes théologiques, les dieux sont d’abord de grands politiques. Pourquoi sont-ils grands? Parce qu’ils connaissent l’avenir. Or l’avenir à Rome, c’est la paix dans le contexte d’un empire d’Hespérie. Quelles formes politiques précises sont engendrées par cet horizon historique?
On sait que Junon a tout fait pour obtenir la perte d’Énée, fils de Vénus, et empêcher son installation dans le Latium. Toute l’Enéide est fondée sur cette persécution divine qui fait douloureusement demander à Virgile: Pourquoi tant de colère chez les esprits célestes? Mais, alors que Junon croit encore à l’essence purement italique du Latium, dont elle veut défendre la pureté contre les Troyens qui y cherchent leur salut, Jupiter répond par ce compromis étonnant, qui le fait presque rire:
Les Ausoniens garderont la langue et les mœurs de leurs pères d’Ausonie; tel qu’il est, leur nom restera. Mêlés seulement par le sang, les antiques Troyens s’effaceront de la surface de la terre. J’ajouterai la tradition et les rites de leurs sacrifices, mais je les ferai tous Latins par une langue unique.
Et ce peuple qui naît, tu le verras dépasser en piété et les hommes et les dieux. Aen., XII, 834-840.
Proud’hon
Essayons de saisir les principes de cette politique jupitérienne. Ils résument la machine romaine de la nation, machine de fondation parce que d’intégration, et machine à ne produire de la patrie qu’à partir de l’empire, et du pays qu’à partir de l’Hespérie. Les historiens ont appelé synécisme le mélange évoqué par Virgile des sangs des Ausoniens (les Italiens de souche) et des Troyens, dans un double dispositif d’intégration linguistique et de distinction religieuse. Le synécisme résume le génie jupitérien de la politique. Junon, dans sa haine archaïque, veut avant tout un Latium: Qu’il y ait un Latium! s’exclame-t-elle, et de fait elle l’aura, puisque les Troyens dirigés par Énée, même vainqueurs, acceptent de perdre jusqu’à leur nom.
Nous connaissons cette stratégie profonde des Troyens, qui sont des Occidentaux en marche: ils dominent par la défaite, ils règnent au plus lointain de l’Ouest par la catastrophe de l’Orient, du sang, du nom. De leurs propres symboles ils se contentent de vouloir la simple adjonction aux religions locales.
Ils se perdent dans l’Italie profonde, et c’est ainsi qu’ils sont vainqueurs. Virgile a inscrit jusque dans la devise de Rome cette pensée du vaincu:
Toi, peuple romain, pense à conduire les peuples sous ton empire. Tels seront tes arts: imposer des mœurs à la paix, épargner les vaincus et défaire les superbes. Aen., VI, 851-853.
Nous retournons ainsi les arguments principaux formulés habituellement pour ou contre Rome: la religion de la patrie et de la terre serait à la base de l’empire romain. Mais, tout au contraire, c’est parce qu’à Rome la patrie et la terre sont construites dans la primauté de l’empire (et ceci dès les origines) que Rome est moderne et que les nationalismes romantiques sont barbares. Rome est l’asile des déracinés, et non la légitimation en dernière instance de tous les enracinements. Le prestige de Rome se résume à cette prédiction: désormais il n’y aura que des déracinés et ils chercheront le soir.
[Georges Dumézil a donné une forte interprétation du synécisme en montrant, dans Mythe et épopée I (Paris, 1989), que s’y reconstituait une logique trifonctionnelle, seule à même de constituer une société dans la représentation indo-européenne. Il est peut-être moins bien inspiré quand il déclare (p. 22) que le synécisme est la constitution d’une société complète et unitaire. Pour notre part, c’est la neutralisation réciproque du sang et du religieux dans la complexité de la fondation romaine qui retient notre attention. Dumézil parle plus justement (p. 332) de la nation mixte qui se formait]
Toute la politique vespérale repose donc sur une double promotion et une double annulation: promotion des Latins, porteurs du nom fondé dans le sang et les mœurs, et promotion des Troyens, vainqueurs par les Pénates et leurs armes; mais, aussi bien, annulation des Latins, qui ne peuvent revendiquer qu’un sang sans autorité, et annulation des Troyens, qui perdent leur nom et dont la religion ne sera jamais qu’une adjonction sur une souche qui n’est pas leur. La latence de Saturne devient désormais la mesure commune du destin des vaincus et des vainqueurs emportés par le destin de l’Occident.
Un commentateur florentin du Quattrocento, Christophe Landino, n’a pas manqué de s’étonner et de souligner l’étonnante magnanimité d’Enée:
Comment, lui, vainqueur, qui aurait eu le droit de donner son propre nom à toute la région conquise, peut-il renoncer au nom même de son peuple pour mieux se mêler aux peuples autochtones. Énée est le fondateur [auctor] du peuple latin … Les Latins sont ceux qui, par la suite, furent nommés Romains. […] Comme exemple de sa clémence, Énée aura proposé aux peuples récemment vaincus qu’à partir de deux peuples ils n’en fassent qu’un: il les appela l’un et l’autre Latins, non de sa propre autorité [auctoritas], mais simplement à partir de Latinus, ou du Latium qui venait d’être vaincu. Il renonça alors à une grande part de son droit, qui lui permettait de les nommer soit, à partir de sa patrie, Troyens, soit, à partir de lui-même, Enéades … A propos du vers Aen, I, 6, Venise, 1507.
Il y a là de quoi réfléchir sur notre synécisme propre, ce synécisme jamais achevé des Gaulois et des Romains: la conquête romaine n’a-t-elle pas eu pour fonction d’enseigner l’Occident solaire aux paysans enracinés que nous étions?
Une photographie de Gotthard Shuh: la Terre est l’Empire et l’Empire est la Terre. Empire, le mot ne renvoie pas à Napoléon, mais à Virgile, à Dante, au cosmopolitisme kantien et à l’Internationale.
Virgile ne confirme pas le nationalisme, il éduque le patriotisme. Il lui apprend ce que vaut une terre dans l’histoire. Cette leçon ne peut être entièrement entendue que si nous passons un instant en revue l’ensemble de l’œuvre du poète. Virgile est l’auteur des Bucoliques, des Géorgiques et de L’Enéide. Il a chanté, en des chants différents, les bosquets amoureux, les champs, les capitaines. Il est celui qui enseigne à distinguer les sphères de l’amour, de la terre et de l’histoire, sans reporter d’une façon confuse les qualités de l’un sur celles de l’autre. Il n’y a pas d’autre enseignement politique dans le culte de la terre que celui par lequel commence la première Bucolique: la possession sûre et légitime d’une terre ne résulte pas du rapport immédiat du citoyen avec celle-ci, mais de l’autorité de la Ville, qui, seule source politique du pouvoir, peut garantir au citoyen un rapport d’usage à la terre.
Cette médiation universelle de la Ville annonce un politique très à l’écart des penseurs simples de la patrie. Ceux-ci penseront la terre-mère, ils n’approcheront pas de l’unité de la terre et de la mer dans l’horizon de l’Occident. Ils n’entreront pas dans cette correction réciproque des Latins et des Troyens se dénaturalisant ensemble pour que vaille enfin, dans sa libre errance fondatrice, la loi de l’empire s’élevant jusqu’aux astres. Sous un tel ciel, les hommes rencontrent leur histoire avant le récit de leur naissance ou de leurs dieux. Voilà qui suffirait à réexaminer notre dette à l’égard de Rome, et le chant de la terre qu’elle a, à travers Virgile, transmis jusqu’à nous.

Beaucoup dans notre siècle ont cru, depuis quelques pages mémorables de Heidegger … Martin Heidegger, Les hymnes de Hölderlin: La Germanie et le Rhin, trad. Fédier et Hervier, Paris, 1988 … que penser la patrie c’était penser ce que nous avons de plus propre. Or Rome est le nom d’une altération du propre par l’union à l’autre qui annonce une forme de légitimité d’une ampleur différente. Rome manquera toujours à cette méta-politique qui revendiquerait les énoncés de Heidegger sur la patrie, prononcés lors de son séminaire de 1934-1935; la patrie y est vue non seulement comme lieu de naissance ou comme paysage familier, mais plus encore comme la puissance de la terre sur laquelle habite poétiquement l’homme, et chaque homme selon le Dasein historique qui est le sien.
Voilà, malgré les invocations à Hölderlin, une patrie sans Hespérie, une patrie qui, au nom de l’Être, succombe à l’Orient de son site originaire. Il est bien sûr que nous sommes appelés à retrouver dans la patrie l’être du peuple, et que la patrie n’est pas seulement un lieu de naissance mais l’abîme de l’être historique de l’homme et de son peuple. Encore faut-il ouvrir cette histoire à son intelligibilité, plutôt que de l’asservir à son mystère. L’Être ne recouvre-t-il pas ici que ce que l’Hespérie dévoile, et ne permet-il pas à la patrie de s’arroger une sacralité que les mythes, au contraire, directement en prise sur l’histoire des peuples, ont déjà jugée?
Hölderlin, pour sa part, écrivait, non moins périlleusement (et c’est Heidegger qui le cite):
Sur le plus haut, j’entends me taire.
Fruit défendu comme le laurier,
C’est la patrie qui l’est le plus.
Ce fruit, pourtant,
Chacun le goûte en dernier
Hölderlin, Fragment 17, cité par Heidegger, op. cit., p. 16 et 269. Et Heidegger renchérit, toujours à la même époque:
Nous sommes arrêtés devant la porte close de ce que cette poésie dit proprement, ce que le poète nomme le fruit le plus défendu auquel chacun doit goûter en dernière instance; cet Être historique du peuple, la patrie, est enfermé dans le secret de façon essentielle et pour toujours. Martin Heidegger, op.-cit.,p. 117-118.
A cet enfermement de la vérité de la patrie dans le secret, nous opposons un fonctionnement mythologique qui vaut comme éclaircissement perpétuel du fait national dans son devenir. Dans la recherche de l’être historique du peuple, nous voulons l’histoire pour l’intelligibilité qu’elle procure. Le mythe, ici, est du côté de la raison et substitue la logique de ses structures au culte énigmatique de l’advenu. La romanité est d’abord une exigence d’interprétation, non pas selon le simple appel du sens en général, mais selon les traits singuliers d’une métamorphose qui expose ses morphologies et les soumet à vérification dans le temps. Quelle est la contribution de cette mythologisation réflexive à l’histoire du monde? Sans doute de dénouer la mémoire et de construire l’histoire comme morphologie évolutive, et non comme autorité.