Your pilgrim soul

How many loved your moments of glad grace,

And loved your beauty with love false or true,

But one man loved the pilgrim soul in you,

And loved the sorrows of your changing face

W. B. Yeats, When you are old

Combien ont aimé vos moments de grâce si joyeuse / aimé votre beauté d’amour véritable ou d’amour trompeur / mais un homme a aimé l’âme pérégrine en vous / et aimé les chagrins de votre visage qui change.

J’ai tout de suite su en lisant ces vers qu’ils disaient l’essentiel de ce que je pensais qu’était l’amour et de ce que la poésie avait à en dire. Entamé comme une imitation de Ronsard (Quand vous serez bien vieille …), le poème de Yeats bifurque, dès son deuxième quatrain, pour opposer à la morale convenue de son modèle (Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie …) le constat d’un amour. À l’éros, signifié dans l’attrait des moments of glad grace, se conjoint l’agapè de l’attachement à la pilgrim soul, l’âme en route vers la Jérusalem de son pèlerinage intérieur -comme à l’attrait pour la beauté s’oppose l’attachement aux chagrins d’un visage qui change et qui vieillit. Qu’on regarde la suite des portraits que Rubens peignit au fil des années d’Isabella Brant, sa première femme, pour voir ce que peut signifier un tel attachement.

Non pas qu’il s’agisse de discréditer l’éros, et tout au contraire.

La célébration d’éros représente quelques-unes des plus grandes heures de gloire de la poésie, du Phainetai moi kenos isos theoisin de Sapho (dont la plus belle traduction française reste l’adaptation que Racine en a donnée, dans l’aveu que Phèdre fait à Œnone de son amour pour Hippolyte: Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue / Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue / Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler / Je sentis tout mon corps et transir et brûler), au dialogue de l’amant et de l’amante dans Amers de Saint-John Perse, et au-delà.

Il n’y a qu’éros qui permette de comprendre l’intensité d’un désir qui pousse le Faune de Mallarmé à imaginer enlever des ceintures encore à des ombres, dans ces vers qui comptent parmi les plus beaux de la langue française:

Moi, de ma rumeur fier, je vais parler longtemps

Des déesses; et, par d’idolâtres peintures,

A leur ombre enlever encore des ceintures:

Ainsi, quand des raisins j’ai sucé la clarté,

Pour bannir un regret par ma feinte écarté,

Rieur, j’élève au ciel d’été la grappe vide

Et, soufflant dans ses peaux lumineuses, avide

D’ivresse, jusqu’au soir je regarde au travers …

La pulsion érotique est le mouvement naturel qui porte deux êtres l’un vers l’autre dans une étreinte où il n’en va rien de moins que de leur destin. La fin d’un poème du Divan de Goethe le formule inoubliablement:

Et aussi longtemps que tu n’as pas ceci: meurs et deviens, tu n’es qu’un hôte morose sur la sombre terre.

On meurt et on devient grâce à éros. Est-ce un hasard si la jouis­sance, dans nos langues, est nommée aussi la petite mort? Mort provisoire, bien sûr, qui prélude au devenir.

Sauf que parfois ce provi­soire annonce quelque chose de définitif. Ainsi Baudelaire, dans Les Bijoux, le plus sensuel des poèmes, ne peut-il s’empêcher de conclure sa description de la très chère, dans ce qui est manifestement une union consensuelle:

Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté,

D’un air vague et rêveur elle essayait des poses,

Et la candeur unie à la lubricité

Donnait un charme neuf à ses métamorphoses;

Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,

Polis comme de l’huile, onduleux comme un cygne,

Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins;

Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne,

S’avançaient

… Par une coloration lourde d’un drame à venir:

Je croyais voir unis par un nouveau dessin

Les hanches de l’Antiope au buste d’un imberbe,

Tant sa taille faisait ressortir son bassin.

Sur ce teint fauve et brun, le fard était superbe!

Et la lampe s’étant résignée à mourir,

Comme le foyer seul illuminait la chambre,

Chaque fois qu’il poussait un flamboyant soupir,

Il inondait de sang cette peau couleur d’ambre!

Ce sang, qui n’est encore ici qu’une note chromatique, est en vérité l’annonce d’une fin tragique: éros, laissé à lui-même, rencontre une limite. Le désir sexuel creuse une soif, suscite un infini qu’il ne peut satisfaire. La déception née de cette insatisfac­tion peut mener à la mort. Ce sera le cas dans Une martyre, qui prend le relais direct des Bijoux en représentant le corps déca­pité d’une autre très chère que son amant a sacrifiée sur l’autel de son désir:

L’homme vindicatif que tu n’as pu, vivante,

Malgré tant d’amour, assouvir,

Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante

L’immensité de son désir?

Réponds, cadavre impur! Et par tes tresses roides

Te soulevant d’un bras fiévreux,

Dis-moi, tête effrayante, a-t-il sur tes dents froides

Collé les suprêmes adieux?

Il est facile de sentir à quel point Baudelaire partage ici l’exaspéra­tion de cet amant dont il répète en quelque sorte la violence meurtrière par la brutalité de la manière avec laquelle il interpelle le cadavre. Même si, sans quoi il ne serait pas Baudelaire, à peine cette exaspération exprimée, il la dépasse aussitôt dans le mouvement compassionné qui le porte, dans les deux quatrains suivants, à revenir de toute sa tendresse vers cette étrange créature:

Loin du monde railleur, loin de la foule impure / Loin des magistrats curieux / Dors en paix, dors en paix, étrange créature / Dans ton tombeau mystérieux / Ton époux court le monde, et ta forme immortelle / Veille près de lui quand il dort / Autant que toi sans doute il te sera fidèle / Et constant jusques à la mort.

En quoi éros échoue-t-il donc à assouvir l’immen­sité du désir? La réponse est peut-être à chercher du côté de la dialectique de l’union et de la séparation, ou si l’on préfère, de la fusion et de la dualité qu’il met inévitablement en jeu. La passion érotique tend à faire de l’autre désiré un double de celui ou celle qui désire. Fût-ce d’un désir transformé en haine comme dans ces vers du poème XXXIX des Fleurs du Mal: Être maudit à qui, de l’abîme profond/Jusqu’au plus haut du ciel, rien, hors moi, ne répond! Or, si proches soient-ils, les amants se heurtent au fait même que la dualité de ce double les empêche de se fondre dans l’unité dont ils rêvent. Quoi qu’ils fassent, ils resteront toujours séparés par la conjonction de coordination même qui les unit: Tristan et Isolde. Le seul recours en ce sens devient la mort, rêvée comme lieu de la fusion:

ISOLDE. Mais notre amour/N’a-t-il pas nom Tristan / et Isolde? Ce doux petit mot: et / ce qu’il relie / le lien d’amour / si Tristan mourait / la mort ne l’effacerait-elle pas?

TRISTAN. Ainsi nous mourrions / à jamais non séparés / sans fin/ sans se réveiller / sans crainte / reliés sans nom / par l’amour / rendus à nous / de ne vivre que pour l’amour.

Mourir, c’est supprimer le et qui les unit en Tristan et Isolde pour céder la place à l’unité fusionnelle d’un corps qui réussirait la gageure de maintenir leur conscience tout en abolissant les frontières de leur individualité. N’est-ce pas aussi ce dont rêve Ysé dans cette réécriture du Tristan de Wagner qu’est Partage de midi?

Mais ce que nous désirons, ce n’est point de créer, mais de détruire, et que ah!

Il n’y ait plus rien d’autre que toi et moi, et en toi que moi, et en moi que ta possession, et la rage, et la tendresse, et de te détruire et de n’être plus gênée

Mais qu’est-ce que cela me fait à moi que je te fasse mourir,

Et moi, et tout, et tant pis! Pourvu qu’à ce prix qui est toi et moi,

Donnés, jetés, arrachés, lacérés, consumés,

Je sente ton âme, un moment qui est toute l’éternité, toucher,

Prendre

La mienne comme la chaux astreint le sable en brûlant et en sifflant!

Paul Claudel, Partage de midi

L’exaltation quasi hystérique d’Ysé traduit bien son exaspération à buter contre ce qui est la limite intrinsèque d’éros. Si c’est bien le désir de Mesa qui la fait ainsi parler, si c’est bien son corps qui la porte vers lui, ce même désir et ce même corps sont aussi ce qui la font juger détestables les vêtements de chair qui la séparent de lui. Comme Shakespeare l’avait exprimé dans Le Phénix et la Colombe, le rêve sous-jacent est celui d’une indivision impossible à réaliser sinon dans le mythe:

So they loved as love in twain

Had the essence but in one,

Two distincts, division none:

Number there in love was slain.

Tant ils aimèrent qu’amour / En deux n’était qu’un seul être / Deux parts mais sans division / L’amour avait tué le nombre.

La seule issue, comme Claudel lui-même le reconnaîtra, est au contraire de consentir à la séparation comme à l’état naturel à partir duquel l’union peut être désirée sans pouvoir être réalisée. Comme le formulera la fin du troisième acte:

Puisque tu es libre maintenant,

Et qu’en nous près d’être détruits la puissance indestructible

De tous les sacrements en un seul grand par le mystère du consente­ment réciproque

Demeure encore, je consens à toi, Ysé!

Voyez, mon Dieu, car ceci est mon corps!

Je consens à toi et dans cette seule parole

Tient l’aveu …

Goethe, dans un autre poème du Divan, est allé jusqu’à comparer ce consentement à l’acte même de la création divine. De même que Dieu, au moment où il crée le monde, se retrouve provisoirement séparé de ce qu’il a créé, de même, les amants, qui font l’expérience de la séparation, découvrent-ils qu’elle est une étape nécessaire dans leur réunion définitive (le titre du poème est Wiederfinden, Retrouvailles). À l’instar de la Morgenrote, de la rougeur de l’aube, qui réconcilie les éléments séparés en les réagrégeant au sein d’un prisme de couleurs musical, de même ses amants se retrouvent-ils après la nuit de la séparation dans une sagesse nouvelle:

Ainsi, aidé par les ailes de l’aurore / Me pressai-je à tes lèvres / Et la nuit confirme de ses mille sceaux / étoilés notre union / Nous voici tous deux sur terre / exemplaires dans la joie comme la douleur / et une deuxième parole créatrice / ne nous séparera pas une deuxième fois.

Est-ce une belle image? Mais non, les étoiles scintillent comme de la verroterie: cette sérénité goethéenne et bourgeoise dessine finalement une image saint-sulpicienne, une image menteuse, une icône kitsch (que l’art moderne sait travailler …). Quand bien même la strophe affirme que les amants sont désormais exemplaires dans la joie comme dans la peine, un couple ne saurait être dit définitif pour avoir traversé une seule séparation.

Yeats me paraît plus proche de la vérité. Il sut aimer the pilgrim soul in you, l’âme pérégrine, autant que les sorrows, les chagrins du visage qui change de Maud Gonne, bien au-delà de ses moments de grâce: éros consonne avec une agapè qui sait tout accepter de l’aimée, jusques et y compris qu’elle le quitte pour un autre homme:

And bending down beside the glowing bars,

Murmur, a little sadly, how Love fled

And paced upon the mountains overhead

And hid his face among a crowd of stars.

Et vous penchant sur l’âtre qui rougeoie / murmurez, avec tristesse, comment Amour a fui / et a fait route sur les montagnes qui nous surplombent / pour cacher son visage parmi la foule des étoiles.

John E. Jackson

Edvard Munch

Homme et femme, Un Modèle, La Vampire, Le Baiser, Jalousie

Photographie: 1908, Clinique Jocobson