Les uns se querellent sans fin: son analyse des illusions de la libération sexuelle en fait-elle l’initiateur de la révolution queer ou le dénonciateur anticipé des mariages gays? Ses thèses sur la société disciplinaire n’en font-elles pas, tout au contraire, le précurseur des penseurs patronaux qui partent à l’assaut de la Sécurité sociale en chantant les beautés morales du risque? Certains pensent trouver dans son analyse du biopouvoir l’ontologie de la vie propre à fonder le mouvement des multitudes. D’autres y voient théorisé cet état d’exception qui fait de la modernité un vaste camp de concentration. D’autres encore suivent patiemment, d’interview en interview, les linéaments de l’éthique de l’individu sur laquelle ne pouvaient manquer de déboucher ses analyses du souci de soi chez Socrate ou Sénèque.
Les philosophes ne sont-ils pas là pour nous enseigner les principes de la transformation du monde ou ceux de notre propre perfectionnement? Il se peut pourtant que le legs essentiel de Foucault soit d’avoir ébranlé cette image simpliste des rapports de la pensée et de la vie. Tout son parcours n’a-t-il pas été placé sous le signe de l’écart et du contretemps?
Je me rends bien compte que je n’ai jamais écrit que des fictions. Je ne veux pas dire pour autant que cela soit hors vérité. Il me semble qu’il y a la possibilité de faire travailler la fiction dans la vérité, d’induire des effets de vérité avec un discours de fiction, et de faire en sorte que le discours de vérité suscite, fabrique quelque chose qui n’existe pas encore, donc “fictionne”. On “fictionne” de l’histoire à partir d’une réalité politique qui la rend vraie, on “fictionne” une politique qui n’existe pas encore à partir d’une vérité historique.
Dits et écrits, texte n° 197
Qu’était-ce d’abord que cette manière de faire de la philosophie en racontant des histoires sur la prison ou l’hôpital il y a deux cents ans au lieu d’élaborer un clair discours sur ce que l’être est vraiment et ce qui l’oppose au non-être? Pas étonnant, disait-on, que cette entreprise d’antiquaire débouche sur une nouvelle forme de déterminisme historique, décourageant toute volonté de transformation du monde, en montrant que les sujets ne peuvent pas penser autre chose que ce qu’ils pensent.
Deux ans plus tard, changement de décor: il suffisait de prendre les choses à l’envers. Celui qui avait analysé l’enfermement de la folie et la constitution du pouvoir médical n’était-il pas naturellement à sa place, à l’avant-garde d’un mouvement qui s’en prenait non plus simplement à l’exploitation économique et à l’État mais à l’ensemble des relations de domination disséminées dans le corps social? L’historien de l’enfermement n’est-il pas le mieux placé pour fonder un groupe d’information militant sur les prisons? Une image s’imposa alors: celle du philosophe dans la rue, armé du porte-voix qui fait de la connaissance de l’oppression le moyen de mener la lutte contre l’oppression.
Mais les écarts ne se réduisent pas, les contretemps ne se transforment pas en coïncidences heureuses. La connaissance du système disciplinaire ne fournit pas sa conscience à la révolte. Elle redessine simplement le territoire sur lequel le réseau des raisons de l’une peut rencontrer celui de l’autre. La rencontre même suppose cet écart que seul occupe, sans le combler, un sentiment subjectif.
La situation dans les prisons est intolérable, a dit Foucault. Cet usage du verbe être est irréductible à ceux par lesquels la science discerne des positivités et attribue des propriétés.
Ce que l’histoire des conditions de notre pensée et de notre action nous enseigne, ce n’est ni la nécessité de l’ordre des choses ni la liberté des sujets. C’est l’intervalle entre les deux, intervalle que seuls remplissent des sentiments comme l’intolérable qui ne traduisent aucune nécessité et indiquent une liberté qui est capacité d’agir, et non maîtrise de soi.
A l’image convenue je préfère donc ma première rencontre avec le philosophe. C’était en juin 1968, dans la rue. A en croire ses trop sages biographes, qu’il a quelquefois égarés, il était, pendant tout ce temps, loin de Paris et de ses agitations. Il y était pourtant ce matin-là; en vacances, il est vrai, mais qui ne l’était alors? Incognito et sans porte-voix, mais avec un imperméable. Rien à voir avec la météorologie, seulement avec les jets d’eau avec lesquels les grévistes de Citroën, qu’il venait renforcer, accueillaient ceux qui voulaient forcer le piquet.
Il était là sans nécessité, non point pour apporter à la lutte la connaissance du savant et la voix du philosophe, mais pour arpenter le territoire des solidarités énigmatiques où la pensée trouve ses objets et ses tâches.
Jacques Rancière, Libération, 25 juin 2004