Gilles Deleuze et Stephen King

Pour arracher M. Valdemar à son sommeil, je fis usage des passes accoutumées. Pendant quelque temps, elles furent sans résultat. Le premier symptôme de retour à la vie fut un abaissement partiel de l’iris. Nous observâmes comme un fait très-remarquable que cette descente de l’iris était accompagnée du flux très-abondant d’une liqueur jaunâtre (de dessous les paupières) d’une odeur âcre et fortement désagréable.
On me suggéra alors d’essayer d’influencer le bras du patient, comme par le passé. J’essayai, je ne pus. Le docteur F. exprima le désir que je lui adressasse une question. Je le fis de la manière suivante:

Monsieur Valdemar, pouvez-vous nous expliquer quels sont maintenant vos sensations ou vos désirs?

Il y eut un retour immédiat des cercles hectiques sur les joues; la langue trembla ou plutôt roula violemment dans la bouche (quoique les mâchoires et les lèvres demeurassent toujours immobiles), et à la longue la même horrible voix que j’ai décrite fit éruption:

Pour l’amour de Dieu! Vite! Vite! Faites-moi dormir! Ou bien, vite! Eveillez-moi! Vite! Je vous dis que je suis mort!

J’étais totalement énervé, et pendant une minute je restai indécis sur ce que j’avais à faire. Je fis d’abord un effort pour calmer le patient; mais, cette totale vacance de ma volonté ne me permettant pas d’y réussir, je fis l’inverse et m’efforçai aussi vivement que possible de le réveiller. Je vis bientôt que cette tentative aurait un plein succès -ou du moins je me figurai bientôt que mon succès serait complet- et je suis sûr que chacun dans la chambre s’attendait au réveil du somnambule.
Quant à ce qui arriva en réalité, aucun être humain n’aurait jamais pu s’y attendre; c’est au delà de toute possibilité. Comme je faisais rapidement les passes magnétiques à travers les cris de Mort! Mort! qui faisaient littéralement explosion sur la langue et non sur les lèvres du sujet -tout son corps -d’un seul coup -dans l’espace d’une minute, et même moins -se déroba -s’émietta -se pourrit absolument sous mes mains. Sur le lit, devant tous les témoins, gisait une masse dégoûtante et quasi liquide, une abominable putréfaction.

Edgar Allan Poe, La Vérité sur le cas de M. Valdemar

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Quand on lit les différentes études que vous avez consacrées à Deleuze, que ce soit sur la littérature, la peinture ou le cinéma, on est frappé de voir s’y dessiner une posture assez fixe malgré la différence des objets. Est-ce qu’il y a là, pour reprendre une de vos questions, comme une esthétique deleuzienne?

J’ai été frappé, qu’il s’agisse de peinture, de littérature ou de cinéma, par une même démarche fondamentale de Deleuze. Elle opère en deux temps: tout d’abord, l’affirmation d’une sorte de matérialité radicale, immanente à l’expression picturale, la parole littéraire -pour le cinéma c’est un peu plus compliqué- l’affirmation donc d’une sorte de propre de la chose picturale ou littéraire; mais, dans un deuxième moment, il se produit une manière de retournement. Par exemple, ce qui semblait être une définition de la peinture à partir d’une grille formelle se révèle être la description d’une sorte d’histoire. J’ai dit en parlant du Bacon que c’est quasiment une manière de transformer chaque toile en allégorie du tableau, puis en allégorie de la peinture. Deleuze nous montre en chaque tableau un travail sur la Figure où elle est apparaît comme assaillie par les forces du Dehors, cherchant elle-même à s’évacuer mais finalement retenue sur place. Chaque tableau devient une sorte de crucifixion ou de Figure aux Outrages qui est une allégorie de l’ensemble de la peinture. Il en va de même dans la littérature.
Par exemple, Deleuze littéralise la formule de Proust selon laquelle l’écrivain crée une autre langue dans la langue; il nous montre la langue de Kafka déchirée par le piaulement de Grégoire dans La Métamorphose ou celle de Melville par la voix de basse d’Isabelle dans Pierre ou les ambiguïtés.

Mais la langue de Kafka ou de Melville reste la langue commune, inaffectée par les bruits qu’elle décrit. Deleuze doit alors allégoriser cette introuvable autre langue en transformant en traits imaginaires de la langue les traits fictionnels empruntés à la description des personnages.

J’ai montré la même chose pour le cinéma, à propos de cette rupture du schème sensori-moteur qui, selon lui, coupe le cinéma en deux âges: ceux de l’image-mouvement et de l’image-temps. Là encore la rupture est illustrée en fait par des traits fictionnels: c’est par exemple la jambe dans le plâtre de James Stewart dans Fenêtre sur cour ou son vertige dans Vertigo qui figure la paralysie du schème sensori-moteur et donc le passage à un autre âge de l’image et du cinéma. Le même jeu apparaît à chaque fois.
Comme si Deleuze faisait de l’art une critique radicale de la représentation, appelait à une sorte d’immanence totale et en même temps, que cette immanence devait toujours être transformée ensuite en quelque chose comme une allégorie ou comme un scénario, qui est proprement un scénario métaphysique- et qui, en tout cas, suppose qu’on doive réintégrer ou réinvestir de façon très massive tout ce qui relève de l’aspect fictionnel ou historial du tableau, du film ou de la nouvelle. Et cela provoque une certaine tension: comme si la seule manière de sortir du régime de la représentation était de mettre en avant des traits représentatifs.

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Vous dites que dans cette tension Deleuze accomplit le destin de l’esthétique.

Oui, il accomplit le destin de ce que j’appelle le régime esthétique de l’art, régime qui a voulu briser avec la tradition représentative. Or briser avec cette tradition ne pouvait pas se faire de façon simple. Cela ne pouvait pas se faire, comme on le pense souvent, au profit d’une simple autonomie de l’œuvre d’art, où l’œuvre soustraite à la représentation serait vouée à une liberté ou à une sorte d’immanence radicale. Cette vision est extraordinairement simpliste. Le régime esthétique de l’art n’est pas une autonomie simple de l’œuvre d’art, mais une autonomie toujours mélangée d’hétéronomie. Il n’est pas un régime simple de libre vouloir artistique, mais un régime où ce libre vouloir est toujours lié à quelque chose comme le poids de l’inconscient, du passif, de l’involontaire. C’est une immanence si on veut, mais pas une immanence simple. C’est pourquoi elle doit toujours être à son tour représentée, allégorisée, mise en scène. Deleuze est représentatif de cette tension parce qu’il veut pousser à l’extrême l’idée d’une immanence absolue. Or il doit constamment réintroduire pour la figurer des traits représentatifs. Par exemple il doit emprunter à des traits purement fictionnels l’idée d’un langage dans la langue chez Kafka, Proust ou Melville.
Le problème tient à sa volonté de tout ramener à un seul plan. Ce qu’on sépare traditionnellement sous les noms de contenu et de forme doit être pour lui sur un seul plan et ce plan doit être celui de purs processus de la matière expressive elle-même. Mais cette immanence signifie aussi que tout est mélangé et que, par conséquent, n’importe quel trait fictionnel pourra être pris comme trait d’expression matérielle.

Deleuze veut supprimer tous les traits représentatifs au profit de traits d’expression matérielle mais en réalité, ce sont finalement les premiers qui donnent le principe des seconds. Cela reconduit au fait que l’immanence radicale que Deleuze réclame pour l’art n’est pas pour lui la définition d’une sphère autonome, mais au contraire l’identification des processus de l’art avec des processus quasiment physiologiques ou éthologiques.Il y a deux directions dans votre réflexion: une direction selon laquelle vous étudiez l’esthétique de Deleuze en tant qu’elle s’inscrit dans un certain régime, que vous faites remonter à la fin du 19éme siècle avec les tensions qui le traversent et les difficultés qu’éprouve Deleuze à en sortir; une autre direction, très stimulante, concerne la métaphysique, puisqu’il ressort aussi de vos études que Deleuze pourrait bien faire la métaphysique de ce régime. Est-ce que vous pensez qu’il y a une orientation esthétique de la métaphysique deleuzienne?

Oui, je le pense. Ce que j’ai essayé de dire, c’est que la destruction du régime représentatif supposait qu’on oppose à la Nature qui le soutient -la Nature gouvernée par le modèle de la forme travaillant la matière- quelque chose comme une autre Nature ou une anti-Nature. Lorsque je parle de la métaphysique de la littérature, c’est en ce sens.
Dans La Tentation de saint Antoine, Flaubert met en scène son diable spinoziste -spinoziste à la mode du 19éme! Il propose au saint une tentation qui, comme toute tentation, est métaphysique: il fait évanouir les cadres de la représentation dans lesquels l’histoire de son Dieu est intégrée pour lui faire éprouver à la place un monde moléculaire, un monde qui est fait de purs percepts, pures identités du perçu et du percevant; un monde de réalités pré-individuelles ou in-individuelles.

C’est cela, la métaphysique de la littérature: un monde d’avant les enchaînements des causes et des effets, monde moléculaire qui consiste en brassages d’atomes, en une agitation qu’on pourrait dire immatérielle de la matière. Tout le 19éme siècle a fantasmé sur l’idée d’asseoir l’art sur une matière immatérielle.

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A Paris, en 1955, Gilles Deleuze et Jacqueline Duhême miment une attitude de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, immortalisée, pour un temps, sur une photographie bien connue de Juin 1929. Mimer Gilles mimant Jean-Paul, serait-ce suffisant pour penser par soi-même?

Pensons à tout ce qui a été fantasmé sur l’énergie, l’électricité … Tout ça est passé chez Bergson et, à travers Bergson, chez Deleuze, puis chez Stephen King, plus récemment, avec Revival. Que fait Deleuze? Un spinozisme du 20éme siècle. Que faisait Flaubert, même s’il n’était pas métaphysicien? Un spinozisme du 19éme siècle. C’est ce spinozisme que revendiquaient à l’aube du même siècle les jeunes Turcs romantiques, Schelling et les Schlegel, dans leurs Entretiens sur la poésie. Deleuze est comme un aboutissement de cela -sauf que cet aboutissement suppose que le domaine de l’art soit entièrement reversé dans le domaine d’une nature ou contre-nature, ce chaosmos dont parle Guattari. Cela veut dire que Deleuze aborde le domaine de l’art dans une perspective où celui qui parle est proprement le Métaphysicien -mais un métaphysicien qui serait en même temps quelque chose comme un Médecin.

Jacques Rancière et David Rabouin, La Quinzaine Littéraire.

Je rajoute la spectaculaire mise en scène des effets extrêmement regrettables du déni du symbolique, par Edgar Allan Poe, et la référence à Stephen King: l’analogie entre Logique du sens et Simetierre a été depuis longtemps soulignée par les Études deleuziennes.

Odilon Redon, La Tentation de Saint Antoine.

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Enfin pour l’anecdote (mais comme le dit G.D. dans son Nietzsche, il faut trouver ce point secret où l’anecdote d’une vie est un événement de pensée), quelques lignes biographiques dérobées à Emmanuel Péhau:

Amis sublimes que Deleuze et Tournier … Ils ont occupé deux logements de type chambre de bonne, mitoyens, avec équipement de toilette commun, dans un hôtel de l’île Saint-Louis. Les partenaires érotiques vont et viennent, mais le seul semblant de vie commune reste entre eux. C’est Michou qui faisait le ménage, parfois la secrétaire, comme il a feint de s’en plaindre chaque fois qu’il évoquait cette période. Au cours de l’année 56-57, leur union se brise: Deleuze passe par la phase d’intégration nécessaire aux subversions désirantes (comme le remarque dans son autobiographie cet autre ami du couple, Claude Lanzmann): Gilles se marie, à une jeune et riche héritière qu’il a connu par l’entremise de Tournier -c’est la meilleure copine de l’autre meilleur copain de Tournier, lui aussi homosexuel. Il réintègre la Sorbonne, en allant occuper le poste d’assistant qui sera aussi celui de Derrida et Lyotard.

Carrière? Tournier en a été écarté par son échec à l’agrégation. Il est alors un célibataire enthousiaste. C’est par les ressources de sublimation d’une écriture pratiquée comme exercice d’alchimie symbolique que Tournier trouvera le chemin de son acceptation, comme on disait à l’époque: homosexualité revendiquée comme sexualité enfantine -perversion polymorphe, supposément hautement désirable- elle-même sublimée en sexualité cosmogonique dans Vendredi, retournée et exposée sur un mode féérique dans son Erlkönig, enfin subrepticement célébrée comme forme d’identité supérieure, dans la gémellité des Météores.

Le tout dans une haine de plus en plus incontinente envers toutes les libertés réelles du savoir et du vivre qui se donnent libre cours après 68.

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Deleuze, quant à lui, pratique une écriture comme désabusée et pour finir détraquée, vaincue par ce qu’il y a en elle de mimétique (comme s’il choisissait dans la culture scolaire le singe contre le savant) et se rapproche des formes d’écritures profanatrices, celles qui font déborder l’espace littéraire, cette écriture qui, selon son ami Guattari, a pour support privilégié les murs -ceux des asiles, des prisons, et maintenant des pissotières, comme il dira à son procès en tant que responsable éditorial de la Grande Encyclopédie des Homosexualités. Quant aux troubles d’identité sexuelle, comme on disait à cette époque (bis), ça fait longtemps qu’il en a fait une arme contre le destin mortifère de sa culture héritée, une arme mortifère elle-même, s’efféminant à mesure qu’il progresse dans le cursus honorum de l’Université bourgeoise, la longueur de ses ongles s’allongeant comme s’ils étaient là pour l’irriter de façon de plus en plus sauvage, pour titiller puis déchirer la chaire, la chair, entraînant professeurs et patrons de thèse dans des boîtes de travesti, pour finalement se jeter par la fenêtre.

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Amazing Stories, 1926, Illustrateur anonyme

Quand Valdémar parle, est-ce la mort qui se dégage de la vie ou la vie qui se dégage de la mort? C’est indécidable. Sa parole est fétichisée. C’est un désir phallique, une jouissance. Valdémar est déjà mort. Sa parole vient en plus, c’est un supplément, une réponse.. Sa parole est pâteuse, gluante, glutineuse, gélatineuse, indescriptible, déchirée, caverneuse, hideuse, étrange et étran­gère, elle désire survivre en tant que discours. Le contraire de la Vie n’est pas la Mort, c’est le Langage, un langage bredouillé, balbutié, effrayant, approximatif, embarrassé de non-langage. La Mort, comme refoulé primordial, fait retour dans le langage. C’est un tabou, un cri qui explose et ouvre l’espace de la psychose, de la folie. Il ne s’agit pas d’une simple dénégation, au sens psychanalytique, “je suis mort” voulant dire alors “je ne suis pas mort”, mais plutôt d’une affirmation-négation: “je suis mort et pas mort”; c’est là le paroxysme de la transgression, l’invention d’une catégorie inouïe: le vrai-faux, le oui-non; la mort-vie est pensée comme un entier indivisible, incombinable, non dialectique, car l’antithèse n’implique aucun troisième terme; ce n’est pas une entité biface, mais un terme un et nouveau.

Roland Barthes, Analyse textuelle d’un conte d’Edgar Poe, dans L’Aventure sémiologique, Paris, Points, 2015