Si j’écris leur histoire, ils descendront de moi

Si j’écris leur histoire, ils descendront de moi

Alfred de Vigny

La capacité des chimpanzés et des orang-outangs à utiliser des outils a été largement reconnue. Toutefois, ces usages diffèrent de ceux qu’on observe dans les populations humaines. D’abord, quantitativement: ils restent exceptionnels, et cantonnés à quelques tâches bien particulières, tandis que chez l’homme ils sont omniprésents dans toutes nos activités. Ensuite, qualitativement: la nature de l’outil et la relation qu’entretient son utilisateur avec lui diffèrent par plusieurs aspects, tels le façonnage systématique, la réutilisation, et un écart possible entre forme et fonction.

Quelles sont les différences entre les outils des animaux et les nôtres? La première est que les outils des animaux sont des outils du premier degré: ils n’ont pas d’outils servant à faire des outils. Les actions humaines les plus simples, comme la découpe, supposent un outil susceptible de produire un autre outil à bord tranchant. C’est une complexité à laquelle les plus habiles des animaux, les grands singes, n’ont pas accès.

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La deuxième différence réside dans le fait que l’homme façonne ses outils. Les outils animaux sont utilisés tels quels. Les cas d’outils bruts légèrement modifiés par les animaux sont exceptionnels. On peut certes citer les baguettes que certains chimpanzés mâchouillent pour en émousser l’extrémité et ainsi faciliter la pêche aux termites. De même, certains oiseaux pèchent des larves de capricorne à l’aide de brindilles qu’ils semblent choisir en fonction de leur longueur et de leur rigidité. C’est le cas par exemple, du corbeau calédonien, dont certains individus captifs ont été observés courbant un fil de fer à l’une de ses extrémités afin de créer un crochet et de pallier le manque de brindille adaptée. Mais chez aucun animal cette part de façonnage n’atteint l’importance qu’elle a chez l’homme. Dans notre espèce, elle peut être telle que l’outil acquiert pour ainsi dire de l’autonomie par rapport à sa fonction. Des cultures différentes appliquent des outils de forme différente à un même usage, preuve qu’il y a du jeu entre l’outil et ce à quoi il est destiné.

Troisième différence avec nous, les animaux non humains abandonnent leurs outils après usage. Des exceptions ont été observées mais on ignore si elles sont intentionnelles: c’est le cas de galets servant à concasser des noix que les singes réutilisent, car ils les retrouvent sous les arbres où ils les avaient abandonnés, et où ils reviennent régulièrement. C’est aussi le cas du nid que les oiseaux réutilisent d’une année sur l’autre. Mais doit-on considérer la nidification comme une action outillée?

Cette question nous mène à une quatrième spécificité des techniques humaines: elles relèvent de l’arbitraire, ce qui est inconnu dans les techniques animales. Les termites construisent des termitières, pas des cathédrales. Tout cela indique une conscience d’action différée, retardée et un schéma conceptuel chez l’homme alors que chez l’animal le geste suit immédiatement la stimulation et il n’y a ni anticipation ni programmation.

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Il y a donc bien un ensemble de spécificités de l’outil humain. Comment sont-elles apparues?

Les préhistoriens n’ont pas manqué de remarquer la similitude entre certains outils utilisés aujourd’hui par des grands singes et d’autres que l’on retrouve dans les sites occupés par les premiers hominidés. Ainsi, des singes actuels, groupes de chimpanzés d’Afrique de l’Ouest, mais aussi petits capucins de la forêt brésilienne, utilisent des pierres comme percuteur pour casser des noix: sur une autre pierre ou une branche de bois servant d’enclume. Or des galets et des blocs présentant des traces d’impact semblant attester d’une percussion sur enclume ont été retrouvés dans des sites occupés par nos très lointains ancêtres ou par leurs proches cousins en Afrique de l’Est il y a 2,3 à 1,5 million d’années. Cette similitude suggère une origine commune très ancienne, peut-être antérieure à la séparation entre les rameaux ayant conduit d’une part aux lignées des premiers hommes et d’autre part à celles menant vers les grands singes actuels.

À cette même époque, apparaissent les premiers indices de la taille de la pierre par fracturation conchoïdale qui s’est développée pendant les millions d’années qui ont suivi, et presque jusqu’à notre époque. La coexistence, sur les mêmes sites, des deux types d’outils, taillés et non taillés, indiquent que leurs utilisateurs étaient les mêmes. Une fois intégrés à la vie quotidienne de ces premiers hominidés, les outils n’ont cessé de s’améliorer et de se diversifier grâce aux connaissances techniques acquises et à leur transmission de génération en génération. On peut sans risque affirmer que l’outil a constitué une réponse adaptative à l’environnement et que son amélioration progressive a résulté d’une coévolution entre la croissance du cerveau et la vie en société.

Les préhistoriens ont développé de nombreuses analyses visant à mieux comprendre les spécificités techniques de ces premiers outils, mais peu d’entre eux se sont interrogés sur le moteur de cette invention. C’est le mérite de l’hypothèse proposée par François Sigaut. Pour expliquer que des choses advenues chez nous, les humains, ne se sont pas produites chez les animaux, ou du moins pas dans les mêmes proportions, son raisonnement s’appuie sur trois idées.

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Il part du constat que chaque animal vit dans un monde qui lui est propre, qui correspond à son mode de vie, à ses besoins, à son organisation. Il ne peut sortir de ce monde, ni même avoir l’idée ou le désir d’en sortir. À l’intérieur de ce monde, instruit par l’expérience, il est capable d’évaluer les situations dans lesquelles il se trouve placé, et il apprend à réagir d’une façon appropriée. Ce monde dont les animaux ne peuvent s’abstraire correspond à ce que l’Allemand Jakob von Uexküll a appelé l’Umwelt, à la fin du XIXe siècle. Pour l’animal, il existe dans la nature des choses-ressources -ce que l’Américain James Gibson, initiateur d’une théorie écologique de la perception, a appelé des affordances, dans les années 1970 -à la fois outils et matériaux, qui peuvent être positives, les choses-bonnes-à– … (à-manger, à-se-reposer, à-se-cacher, etc.), ou négatives, les choses-mauvaises-à … (à-éviter, à-fuir…). Les choses-sans-intérêt, non-choses, sont éliminées de la perception dès qu’elles sont reconnues comme telles. Elles sont neutres.

L’action outillée aurait fait éclater le modèle binaire des relations entre l’animal et son environnement. Si l’outil n’était au départ qu’une de ces choses neutres, non perçues, il a acquis à un moment un statut particulier, celui d’une affordance inventée. Il a créé une déchirure, une fenêtre dans l’Umwelt. Ouverture minuscule au début, et qui peut paraître insignifiante tant qu’elle reste à l’état d’exception, mais qui a peu à peu pris tant d’importance qu’elle est devenue chez l’homme la règle et qu’elle est restée l’exception chez les autres espèces.

Et dès lors que la déchirure se produit, l’homme se voit contraint à partager son attention entre cet objet au statut particulier qu’est l’outil, et le but qu’il cherche à atteindre. Son action doit être réfléchie. En même temps qu’il agit, il se regarde agir, ou du moins il regarde ses mains en train de manier son outil.

La deuxième idée-force de Sigaut est qu’il existe deux types de sociétés animales: les sociétés fondées sur l’entraide et celles fondées sur l’échange. Le terme échange ne suppose pas ici une intentionnalité comme dans son acception usuelle, pour les conduites humaines. Dans l’entraide, les individus se livrent ensemble aux mêmes activités. Par exemple, les lapins broutent tous l’herbe; on n’a jamais vu de lapin apporter de l’herbe à ses congénères. Dans le cas d’une pratique d’échange, en revanche, tous les individus ne s’adonnent pas aux mêmes tâches, ce qui les oblige à échanger des services. Dans les cas extrêmes de spécialisation, une différenciation morpho-physiologique des individus peut même apparaître, comme chez les abeilles, alors que dans l’entraide les individus sont peu ou prou semblables. Les échanges sont la contrepartie indispensable de la différenciation des individus. Or, les humains, ou plutôt leurs ancêtres, ont développé une solution originale puisqu’ils connaissent à la fois l’entraide et l’échange. Dans les sociétés humaines primitives les individus sont polyvalents, chacun sachant faire -ou étant potentiellement susceptible de faire- tout ce que les autres peuvent faire.

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L’originalité consiste en ceci qu’il existe dans toutes les sociétés une répartition sexuée des tâches. Chez les humains, l’évolution s’est faite sur une base radicalement différente de celle des autres sociétés animales: ce sont les deux sexes qui se sont spécialisés l’un vis-à-vis de l’autre.

Contrairement à ce qui se passe chez les autres espèces, mâles et femelles ne sont pas seulement des partenaires pour leur reproduction, ils sont des partenaires pour leur subsistance. François Sigaut laisse entendre que cette différenciation des tâches se serait produite au moment où des individus -mâles ou femelles- ont commencé à échapper à la clôture de leur Umwelt, à s’extérioriser au point de s’intéresser à ce qui était neutre jusque-là. La différence avec les autres espèces utilisant des outils réside dans le fait que l’échange s’est bâti sur un partenariat actif et permanent entre les sexes, bien au-delà de la reproduction, et c’est ce qui a permis à l’action outillée d’entraîner certains hominidés sur la voie de l’hominisation.

[Bien entendu, que l’hominisation repose sur un partenariat entre les sexes, on l’a toujours su: Homme et femme il le créa]

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François Sigaut fait aussi remarquer, et c’est la troisième idée de sa démonstration, que l’homme est le seul être capable de s’adonner à des activités qui n’ont aucune utilité pratique, et qu’il a donc dû développer un plaisir de faire, absent chez les autres espèces. L’exercice de l’intelligence, qui est un moyen chez l’animal, peut devenir une fin chez l’homme. Ainsi, le plaisir n’est plus seulement dans le résultat -manger la banane enfin attrapée- mais dans la réussite -le fait d’être arrivé à attraper la banane.

La distinction entre jeux d’affrontement et jeux d’émulation illustre bien ce point. Dans les premiers, c’est le résultat qui compte, même si la force et l’habileté des adversaires peuvent être appréciées pour elles-mêmes. Dans les seconds, le résultat ne suffit pas, c’est la réussite qui compte (courir le marathon, même si on n’arrive pas le premier). Or si les jeux d’affrontement sont courants chez les animaux, les jeux d’émulation y semblent rares, sinon absents.

Pour comprendre pourquoi un de nos lointains ancêtres a réussi à s’extraire de son monde, à prendre un recul par rapport à lui, il faut supposer qu’il a développé un intérêt pour la gratuité, alors que chez l’animal rien n’est gratuit. Le plaisir de faire participe de cette gratuité. Mais la réussite de l’action matérielle ne se suffit pas à elle-même et doit être accompagnée de la reconnaissance de cette réussite par autrui. C’est le partage de l’expérience qui permet ainsi de créer de nouveaux liens sociaux plus stables, plus durables et plus nombreux que les liens procédant de la seule reproduction. La compétition au sein d’un groupe de mâles ou d’un groupe de femelles aurait pu constituer une émulation génératrice de plaisir. Partage de l’attention et répartition des activités selon les sexes seraient les deux innovations capitales qui auraient distingué les humains des autres espèces.

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Une hypothèse séduisante! On doit toutefois lui faire un reproche (que François Sigaut avait reconnu lui-même): elle est difficile à tester. Elle suppose, au moins implicitement, que ces différents éléments (aptitude à prendre du recul face au donné, plaisir de la réussite, partage de l’attention et répartition des tâches) ont émergé plus ou moins simultanément au sein d’un groupe de mâles ou de femelles pour permettre les conditions sociales de l’invention. Si, au départ, tous les individus s’adonnaient aux mêmes activités, consistant essentiellement à se nourrir et à se protéger des prédateurs, on peut penser qu’un début de répartition des tâches entre sexes a permis de dégager du temps pour d’autres activités.

Le problème est d’expliquer ce qui a déclenché la mise en route de ce processus co-évolutif. En d’autres termes, qu’est-ce qui fait que les trois caractéristiques décrites précédemment se sont développées seulement chez les ancêtres de l’homme?

À cette question, je risque un début de réponse. La disponibilité mentale, facilitée par le partage des tâches, n’a pu déboucher sur l’invention que si certaines aptitudes cognitives le permettaient déjà, et donc étaient en place antérieurement. Ce point est crucial pour comprendre pourquoi ces développements se sont produits chez certains hominidés et pas chez d’autres, au-delà d’un simple concours de circonstances.
La compétence cognitive particulière présente chez ces premiers inventeurs est, selon moi, l’aptitude au raisonnement analogique. Celle-ci consiste à associer des éléments qui ne se donnent pas d’emblée pour comparables, et donc à rapprocher des éléments provenant de domaines qu’on tenait jusque-là pour éloignés -ce qui est précisément une manière de prendre du recul face aux données immédiates de l’expérience.

Le raisonnement analogique est un processus cognitif courant dans l’invention, quelle que soit l’époque considérée. Ainsi, un geste utilisé jusque-là pour casser des noix a un jour été utilisé pour tailler un silex. Même geste -d’abord de façon sommaire, sans doute sans calcul de l’angle d’attaque- mais sur une matière différente. Ce petit déplacement a suffi pour que naisse l’un des premiers outils proprement humains, c’est-à-dire un outil secondaire doté d’un tranchant. Un seul tout petit rapprochement, très modeste au départ, entre deux éléments qui existaient déjà, un éclair chez un seul individu, a permis que naisse une nouvelle action outillée.

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Cette rupture, que l’on peut assimiler à la déchirure de l’Umwelt, qui n’aurait pu se produire sans l’aptitude au raisonnement analogique, a sans doute eu lieu dans un groupe d’hominidés qui peuplait la vallée du Rift, à l’est de la steppe africaine, il y a 3 millions d’années.

Sophie de Beaune

Elisabeth Daynes