Le rêve d’Adam

Dieu modela l’homme. Qui dit cela? L’époque moderne se signale par l’intérêt qu’elle porte à cette question. Alors que le récit est comme une réalité objective, projetée sur un écran lisse, l’homme d’aujourd’hui veut voir la cabine de projection, il veut même voir le tournage du film, savoir qui l’a tourné. Qui raconte? Nous passons alors de l’objet du récit au sujet qui raconte, au “Je” caché derrière le texte. Le pas est décisif, il déclenche toute l’histoire de la critique biblique.

Cette curiosité, heureusement toujours ravivée, ne sera jamais complètement satisfaite. Mais nous avons réalisé, dès les premiers pas de l’enquête, que tout ce qui concerne Adam nous est transmis exclusivement par les descendants d’Abraham. C’est Israël qui parle d’Adam. Notre intérêt se déplace alors vers l’histoire d’Israël.

D’après ce que nous apprend l’historien, l’époque du Roi Salomon paraît avoir été la plus favorable à la rédaction d’un récit de la création. Dans ce cadre apaisé, puissant, lettré, les savants discourent sur toutes les catégories de vivants, jusqu’à l’hysope qui croît sur les murs … quadrupèdes, oiseaux, reptiles et poissons (R 5,13). Le renom du grand roi a attiré vers lui une étrangère lointaine, la reine de Saba. En ce temps-là, les scribes de la cour enquêtent sur les civilisations environnantes, en comparent les généalogies, l’histoire, la nature. (Gn 4,17 à 5,32). Un milieu aussi intéressé par les énigmes (R,1) ne pouvait laisser de côté celle du Commencement. Plusieurs réponses déjà circulaient. D’autres viendront.

Laissons le deuxième chapitre de la Genèse nous conduire. Nous assistons à la parade la plus colorée et la plus animée que l’on ait jamais vue. Le Seigneur, voulant trouver pour Adam une “aide qui lui soit accordée”, crée les animaux dans ce dessein et les lui montre l’un après l’autre -pelages, plumages, écailles, masses pesantes et légers corpuscules, mugissements et crissements propres à chaque espèce-, le Créateur les montre à l’homme “pour voir comment il les désignerait” (Gn 2,19). Pendant la composition de cet immense lexique, le Créateur est aux aguets. Adam s’arrêtera-t-il devant l’une de ces créatures?

Désigner, c’est à la fois connaître, prendre la parole et, avec elle, le pouvoir d’être entendu. La parole établit un lien entre l’homme et les animaux. Mot après mot, Adam se découvre différent d’eux, pâtit de voir, d’un essai à l’autre, s’agrandir cette différence. Et, en même temps, voici qu’augmente son désir d’un être qui lui soit accordé.

Ainsi le plein achèvement de la création est remis à plus tard, et il nous est laissé le soin d’évaluer le temps que l’attente peut durer jusqu’à ce que l’homme enfin trouve. Dans cette durée se loge un drame: ce que l’homme cherche, c’est lui-même, incertain de sa propre identité.

Et Dieu attend, suspendu aux lèvres de sa créature et vivant avec elle une relation que nous n’avions jamais trouvée aussi intime, aussi inquiète. Le récit mythique est ainsi promu en apologue du devenir humain à travers l’histoire de nos cultures: l’homme, précisément aujourd’hui plus que jamais, hésite à tracer la limite fuyante, effacée peut-être par lui-même, entre son statut biologique dans la série animale et sa spécificité d’homme. Enfin l’itinéraire suivi par le récit touche à sa fin: “L’homme ne trouva pas l’aide qui lui soit accordée” (Gn 2,20).

Cette finale est une défaite. L’homme d’aujourd’hui prolongerait l’expérience dans un laboratoire où il confectionnerait d’autres vivants que le Créateur ne lui aurait pas montrés, puisqu’il ne les aurait pas créés. Adam, lui, bénéficie alors du remède accordé à beaucoup de nos inquiétudes, le sommeil. En fait, le mot employé (tardémah) dit plutôt une sorte de coma que son Créateur lui-même “fait tomber” sur lui (Gn 2,21). Il le faut parce que le seuil à franchir est radical. Adam ne peut le passer par ses propres moyens. Il a vécu l’expérience du multiple, qui lui était offerte seulement pour qu’il naisse à la précision de son désir, désir de l’Un qui seul peut le combler. L’intervention de Dieu qui met fin à cette expérience, cette césure, ce sommeil, est un acte créateur.

Notons par parenthèse que notre questionnement initial, “Qui raconte?”- trouve ici sa réponse, ironique. Alors qu’Adam n’a pas tout su de ses origines, puisqu’il dormait, sa progéniture en saurait-elle plus? Tout récit mythique est né sous le couvercle du sommeil, dans l’insu. Prix à payer pour qu’il en dise plus que la vérité nue. Ce n’est pas tellement pour qu’il n’ait pas mal, mais pour qu’il ne sache pas, que Dieu endort Adam avant de lui enlever l’une de ses côtes. De laquelle il construisit une femme, qu’il lui amena, ayant refermé l’ouverture.

Une fois achevée la parade des espèces, Adam certes en savait long sur le vivant. Avant d’entrer dans un autre monde, il lui fallait perdre connaissance. Pour, de là, entrer en “reconnaissance”, il lui fallait passer par-dessus le hiatus de sa nuit. Ce bond par-dessus un vide est la véritable naissance d’Adam. Aussi n’en a-t-il pas le savoir, pas plus que le narrateur d’aucun mythe ne “sait” de quoi il parle. La vérité sait pour lui et parle son propre langage par son intermédiaire. Elle se faufile à travers ses mots. L’issue de la quête et de la nuit qui précède la vraie naissance est de joie. Adam a trouvé l’Un.

L’Un n’est pas celle qui lui est soudain présente, accordée à lui. L’Un est dans leur accord, qui provient de l’Un, dont rien ne peut faire signe qui ne provienne de cet accord. C’est en face de l’Un que bondit hors du corps d’Adam, par le conduit de son gosier, ce qui est sa véritable spécificité: la parole. “Cette fois-ci, celle-ci, os de mes os et chair de ma chair, celle-ci” (Gn 2,23).

La parole, Adam ne l’a pas trouvée, c’est elle qui le trouve. Elle tient debout sur la base d’une caractéristique nouvelle: la vérité. Elle est parole de vérité parce qu’elle unit l’homme et la femme en même temps qu’elle unit l’homme et son Créateur, en face de qui elle est prononcée. La vérité a “lieu” au croisement de ces deux lignes, verticale et horizontale. “Vérité”, ce mot ne pouvait encore caractériser les noms déposés sur la série des vivants. Simples instruments, l’homme aurait pu trouver, trouvera d’autres noms pour d’autres vivants. Au contraire, en s’écriant: “Cette fois-ci, celle-ci, os de mes os et chair de ma chair, sera appelée Ishsha (femme) car de Ish (homme) a été prise celle-ci”, Adam prend position.

Reconnaître un être unique, “celle-ci”, une heure unique “cette fois-ci”, c’est prendre un engagement, distinguer, départager, prendre parti, donc être présent dans sa parole. Rien d’autre n’est parler, rien d’autre n’est “vérité”. Adam n’avait pas encore parlé, parce qu’il était seul. Être avec le Créateur n’était pas assez tant qu’il n’avait pas fait alliance à l’intérieur de la création, avec son autre. Est Un ce qui fait l’union de Deux, dans la parole, qui n’est plus dés lors instrument, mais logement de vérité.

Pour que se manifeste la vérité, il aura fallu que le Deux qui vient de s’unir ne se fasse pas prendre pour l’Un. Que l’animal ne soit pas l’homme, que l’homme ne soit pas la femme. Que celle-ci soit “celle-ci” et non plusieurs à la fois et que “cette fois-ci” ne soit pas confondue avec une autre fois, ou “celle-ci” pourrait être remplacée par une autre. La parole installe une loi. Mais la ligne de l’unité est délicate, fine, parce qu’elle suit la voie de l’Esprit. Elle est ligne tremblée parce qu’elle n’est pas trouvée aussitôt.

L’Un devient intérieur à sa création après qu’Adam a parlé. Sans attendre, un principe de séparation est prononcé: “Aussi l’homme laisse son père et sa mère pour s’attacher à sa femme et ils deviennent une seule chair” (Gn 2,24). L’unité est impossible avec ce qui est trop étranger. L’unité est impossible avec ce qui est trop proche. Le fils doit s’écarter de ses parents pour devenir époux: à cette condition, l’humanité se tournera en avant d’elle-même. Cette double contrainte est anticipée dès l’apparition de la première femme.

Tapisserie romane dite de Gérone, XIéme siècle, détail

La différence qui sépare l’homme de l’animal est trop grande pour être franchie. La différence qui sépare l’homme de la femme est posée: un corps est séparé de lui-même avec l’amputation que subit Adam, un esprit est séparé de lui-même par sa chute dans la nuit du sommeil. Et pourtant la femme est bien de même chair que l’homme. Ainsi y a-t-il ce qu’il faut de différence et ce qu’il faut de ressemblance.

Paul Beauchamp

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