Du péché originel

La guerre intestine qui menace l’homme au cœur même de sa volonté ne saurait être présentée comme celle de la raison et du désir.

Les inclinations naturelles, considérées en elles-mêmes, sont bonnes, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas à proscrire; il ne serait pas seulement vain, mais encore pernicieux et blâmable de vouloir les extirper; on doit plutôt se borner à les maîtriser afin qu’elles ne se détruisent pas elles-mêmes réciproquement, mais qu’elles soient amenées à cet accord en un tout, que l’on nomme bonheur. Et ce fut précisément l’erreur des Stoïciens de placer le mal dans les inclinations: ces hommes vaillants méconnurent leur ennemi. Celui-ci ne doit pas être recherché dans les inclinations naturelles, simplement indisciplinées, mais qui se présentent ouvertement et sans mystère à la conscience de chacun. Il s’agit d’un ennemi pour ainsi dire invisible, se cachant derrière la raison et n’en étant pour cela que plus redoutable. En fait le mal n’est pas à chercher dans les inclinations mais dans la perversion de la maxime et par suite dans la liberté même. Les inclinations ne font que rendre plus difficile l’exécution de la bonne maxime opposée; mais le mal proprement dit consiste à ne pas vouloir résister à ces inclinations, lorsqu’elles invitent à la transgression, et cette intention est bien le véritable ennemi.

Emmanuel Kant, La religion dans les limites de la simple raison

Si nous nous interrogeons sur l’origine de cette faillibilité de la volonté qui touche notre liberté au plus intime d’elle-même, nous nous trouvons confronté à ce véritable ennemi qui est invisible, au dire même de Kant et qui fut ignoré des Stoïciens. D’où la notion de mal radical où s’exprime, de la part de l’auteur de la Religion, le refus catégorique de tout escamotage de la réalité positive du mal, quelque scandaleuse que soit cette idée pour la raison et quelles qu’aient été les réactions hostiles que cette reconnaissance devait soulever dans les milieux de l’Aufklarung.

Mal radical en ce sens qu’il atteint notre liberté en plein cœur, et parfaitement scandaleux en ce qu’il a sa source dans une décision absurde de celle-ci comme corrompue par un penchant inné.

Or, autant il est hélas aisé de prouver l’existence de ce mal en l’homme par les nombreux exemples criants que l’expérience nous présente dans les actions des hommes barbares ou civilisés (Kant rejette l’idée rousseauiste d’un état de nature comme innocence), autant par contre, souligne fortement Kant lui- même, le concept de penchant inné au mal fait difficulté pour la raison. Par penchant il faut entendre le fondement subjectif de la possibilité d’une inclination, c’est-à-dire quelque chose qui est de l’ordre de la subjectivité psychologique et non de l’idéalité objective (comme une catégorie). Le penchant au mal ne saurait donc être qualifié d’a priori (car cela voudrait dire qu’il pourrait être déduit du concept de l’homme en général et qu’il serait alors objectivement nécessaire), mais seulement d’inné. Ceci signifie que c’est l’expérience qui nous conduit à présupposer ce penchant comme subjectivement nécessaire en chacun -et même chez le meilleur des hommes. Bref le penchant au mal est l’objet d’une constatation comme d’un fait contingent, quoiqu’universel.

Mais surtout le sens de cette contingence est de renvoyer à une initiative de la liberté, à savoir la faute à l’origine même du penchant:

Nous pourrons appeler ce penchant un penchant naturel au mal, et, puisqu’il faut que l’homme soit toujours coupable par lui-même, nous qualifierons ceci comme un mal radical inné dans la nature humaine (mais que nous avons cependant contracté nous-mêmes).

Avec ce texte nous voici décidément installé en plein paradoxe de ce mal radical qui est dit contracté en tant même qu’il est inné. Ce que Kant répète explicitement un peu plus loin:

Cette faute innée, ainsi appelée parce qu’elle se laisse percevoir aussitôt que s’exprime l’usage de la liberté de l’homme, et bien qu’elle doive être issue de la liberté …

En fait ce qui paraît constituer un défi à la raison témoigne de la profondeur de la méditation kantienne sur le mal dans ses rapports à la liberté humaine.

Le terme d’inné pour qualifier le penchant au mal et dans lequel semble se condenser toutes les difficultés ici rencontrées répond à une double exigence défendue par Kant. D’une part il s’agit de constater la corruption du cœur humain qui se manifeste dans le penchant de l’arbitre à faire passer les motifs issus de la loi morale après d’autres (qui ne sont pas moraux) à adhérer à cette transgression -et ainsi d’admettre que notre état moral n’est plus res integra (où l’on retrouve un écho manifeste du verdict paulinien et augustinien sur la nature humaine marquée par le péché).

D’autre part il faut reconnaître que nous nous trouvons là devant un état de fait, donc non déductible a priori de notre nature mais contracté par un acte libre qui fut une première transgression de la loi morale, origine qui, en l’occurrence, demeure totalement inson­dable pour notre raison (et dans la mesure même où le penchant au mal est, comme dit Kant, une grandeur négative et non une simple limite de notre être, comme le voulait l’optimisme leibnizien). La référence à cette intervention initiale de la liberté est pourtant absolument indispensable si doit être toujours possible la conversion à laquelle tous les hommes sont appelés et sans laquelle l’activité morale perdrait tout sens. Aussi bien Kant rejette-t-il catégoriquement l’idée de faute héréditaire, qu’il impute aux trois facultés supérieures (médecine, droit et théologie), mais non pas à l’Écriture qu’il loue précisément pour avoir lié originairement faute et liberté et nous enseigner qu’en l’homme il n’y a pas d’action mauvaise qui ne soit pas libre.

Toute mauvaise action, quand on en recherche l’origine rationnelle, doit être regardée comme si l’homme y était parvenu immédia­tement à partir de l’état d’innocence. Car, quelle qu’ait été sa conduite précédente et quelles que puissent être les causes naturelles qui agissent sur lui -qu’elles se trouvent en lui ou hors de lui- il reste que son action est cependant libre, nullement déterminée par une de ces causes, en sorte qu’elle peut et doit toujours être jugée comme un usage originaire de son arbitre.

Suit alors la référence au texte biblique:

Le genre de représentation dont use l’Écriture pour peindre l’origine du mal à titre de commencement de celui-ci dans l’espèce humaine s’accorde tout à fait avec cela, tandis qu’elle le représente dans une histoire où ce qui, suivant la nature même des choses (sans prendre en considération de détermination temporelle), doit être conçu comme étant le premier moment, apparaît comme tel suivant le temps.

Le recours à une telle représentation figurée se justifie aux yeux de Kant par l’impuissance totale de notre raison à rendre compte de la venue en nous du mal qui touche aux profondeurs insondables de notre liberté:

Quant à l’origine rationnelle de ce désaccord de notre arbitre, c’est-à-dire de cette manière d’adhérer à des motifs subordonnés dans ses maximes, de telle sorte qu’ils occupent le premier rang, donc de ce penchant au mal, elle demeure pour nous insondable … Ainsi il ne se trouve pas pour nous de fondement compréhensible à partir duquel nous pourrions saisir comment le mal moral aurait pu tout d’abord venir en nous. C’est cette incompréhensibilité, liée à une déter­mination plus précise de la malignité de notre espèce, qu’exprime l’Écriture dans son récit historique …

Le mérite du texte biblique selon Kant est de bien mettre l’accent sur l’essentiel, à savoir que le mal est venu en nous par un acte libre de transgression de la loi morale comme commandement divin. C’est ce que confirme le mot de saint Paul selon lequel en Adam tous ont péché et qui signifie que la venue en nous du penchant au mal doit nous être imputée. Mais en même temps, comme nous l’avons déjà noté, et ceci constitue la face positive de cette histoire de la liberté, se trouve fondée la juste et ferme espérance d’une conversion:

Ainsi en l’homme qui, en dépit de la perversion de son cœur, a toujours une bonne volonté, l’espérance d’un retour au bien, dont il s’est écarté, demeure.

Cette conversion n’est d’ailleurs pas plus explicable par la raison que ne l’est la déviation de la liberté qui nous a fait contracter le penchant au mal. Certes Kant montre comment celle-là peut être préparée par une réforme transformant peu à peu les mœurs pour aboutir enfin à cette révolution qui pour nous constitue une nouvelle naissance.

Que la conversion, du fait même du péché et de la corruption du cœur humain, échappe ainsi à la raison conduit Kant à envisager (bien que cette affirmation déborde les limites de la raison, mais, nous le savons le propre de mal radical est de nous conduire aux confins de celle-ci) la légitime espérance d’une aide surnaturelle pour atteindre, comme complément à sa liberté, ce qui n’est pas en son pouvoir: S’il a fait usage de la disposition au bien pour devenir un homme meilleur … Il peut espérer que ce qui ne dépend pas de son pouvoir sera complété par une assistance provenant d’en haut. Ainsi Kant, en insistant fortement sur l’initiative de la liberté humaine rejette radicalement la thèse de la prédestination.

Un dernier point à ajouter concerne encore la leçon à tirer selon Kant du texte biblique. Celui-ci ne nous révèle pas seulement le contenu du péché qui est complaisance en soi et refus d’autrui mais aussi la manière même dont notre liberté s’est laissée séduire: en effet l’homme n’est tombé dans le mal que par séduction et il n’est pas corrompu fonda­mentalement. L’atmosphère de ruse, de méfiance et de trom­perie qui baigne toute cette scène de la chute (le Serpent trompant Ève en accusant Dieu lui-même de mensonge à l’égard de sa créature) illustre bien le lien essentiel entre péché et mensonge. La manipulation d’autrui au profit de l’amour-propre n’est-elle pas d’ailleurs le principe même de la subversion des motifs des maximes qui définit le mal moral? Ce qui autorise Kant à évoquer le mensonge comme le fondement capital du mal et La Doctrine de la vertu (parue en 1797) louera explicitement la Bible d’avoir dégagé cette vérité à laquelle la raison ne peut donner aucun fondement:

Il est remarquable que la Bible date le premier crime par lequel le mal est entré dans le monde, non du fratricide (de Caïn) mais du premier mensonge … Et qu’elle désigne le menteur du début et le père des mensonges comme l’auteur de tout mal.

Ainsi l’affirmation du mal radical comme appartenant à la seule volonté apparaît bien fondamentale pour une approche de l’essence de notre liberté avec l’appel à la plongée dans les profondeurs spirituelles du moi (qui demeurent inson­dables pour la raison).

Tel est ce qu’on pourrait nommer la dimension existentielle du formalisme kantien, point sur lequel a très justement insisté Karl Jaspers.

Kant jette une lumière sur une profondeur où c’est d’abord la volonté elle- même et non le fait de vouloir telle ou telle chose, qui doit subir une métamorphose … Or cette force de pénétration jusqu’à l’origine de notre être, la réflexion kantienne le doit à son caractère purement formel. C’est pourquoi le formalisme est ce qui fait sa profondeur philosophique … Kant lance un appel à la source originelle de la liberté … Saisir le mal radical, c’était pour Kant à peu près la plus haute exigence qu’on pût adresser à l’être intérieur. La philosophie jaillit du silence devant ce qui est caché … Elle repose sur le fondement qui fait de moi un sujet libre.

Avec Force et dérives des Principes, 1989, de Raymond Court

Georges Seurat: Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front, Série.

Seurat n’a pas vraiment regroupé ces tableaux sous ce titre, mais il aurait dû. Voilà qui est fait.

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