1 Harout ou Marout ?

Les deux, ils sont indissociables. Sont-ils deux seulement? Harout se distingue de Marout, mais Marout ne se distingue pas d’Harout. Et inversement. Un mauvais infini à partir d’une dyade tremblée.

Le démon n’est pas une Personne, le néant grondeur n’a pas de visage. Il ne peut rien créer, sa plus grande ruse est de nous faire croire qu’il existe. Nous ne sommes rien qu’une tentation, disent Harout et Marout. Le démon n’existe pas, il subsiste, essaie d’être sans cesse, n’arrive à rien de bon, échoue. Et je recommence: pas de mal sans que j’y mette librement du mien …

Turquie

Les aventures d’Harout et de Marout sont une représentation fabuleuse de cette aventure de la liberté. Si la Bible fait sens avec des histoires, une histoire, le Coran fait sens avec des mythes, des légendes, des contes. Mais: De te fabula narratur.

C’est de toi que parle la fable.

Après que Dieu eut installé sur terre un calife (un lieu-tenant), Adam, les anges manifestent leur étonnement. Êtres éternellement soumis aux ordres de Dieu (purs esprits, sans chair et sans désirs) ils rappellent à Dieu la nature corrompue des humains, à laquelle ils opposent leur indéfectible dévotion. La réponse tombe, sèche, comme pour arrêter net ce qui ressemble à un commencement de pensée sur Dieu, sur l’énigme qu’il est et sur laquelle aucune investigation ne peut avoir prise: Je sais ce que vous ne savez pas!

[Il n’y a pas de fondement compréhensible à ce qui n’est pas la conséquence d’un enchaînement mécanique, à savoir la liberté humaine. La liberté n’est pas séparable de la possibilité du mal: Kant, La religion dans les limites de la simple raison].

Dieu fait alors appel aux vertus de l’expérimentation. Il ordonne: Amenez deux anges d’entre vous pour que Nous les descendions sur terre. Descendus, Harout et Marout ne sont plus de purs esprits, mais ils ne sont pas humains, chair et âme, indissoluble Union, plutôt des intelligence (des algorithmes, des logiciels) greffés sur des corps inertes, sur des cadavres. Leurs passions ne peuvent que tourner court, en même temps que leur liberté. La descente sur terre de Harout et Marout ressemble alors à une plongée dans les enfers, mise en scène à travers des actes destructeurs, fatale à partir de l’épisode où les deux anges, saouls, n’ont plus accès à l’ordre de la Loi. Le vin, dont l’un des effets est le brouillage de la parole instituée, rend obsolète le discours social garantissant la cohabitation humaine (ou m’aidera à le critiquer, à condition que je sois un vrai homme, comme aurait dit Descartes, et pas un ange déchu). Il existe bien aussi des anges corporels, mais leur corps n’est pas humain, puisque métamorphique, comme ceux des déesses et des dieux chez Ovide.

Le dénouement du drame est là comme un rappel du propre de l’homme: son inscription dans le rapport à ses semblables, sous le signe de la Loi. Le châtiment d’Harout et Marout? Enterrés retournés morts-vivants au fond d’un puits, à Babylone, ils jacassent indéfiniment, et répondent -et toujours à côté- à ceux qui les interrogent, penchés la nuit sur la margelle pour apprendre la sorcellerie …

Avec Sidi Mohamed Barkat

Sourate La Vache, verset 102:

Ils ont prétendu que Salomon était un magicien puisant son pouvoir dans la sorcellerie, qui lui permit de dominer les esprits, les oiseaux et le vent. Et ils l’accusèrent d’athéisme. Mais il ne fut pas impie! Ce sont plutôt ces démons débauchés qui le furent. Ils propagèrent la sorcellerie parmi les hommes selon les savoirs révélés par les deux anges Harout et Marout à Babel. Ces deux anges ne transmettaient jamais leur secret à quelqu’un sans lui dire: Nous ne sommes que tentation. Nous t’enseignons ce qui conduit à l’impiété et sème le trouble. Sache cela et prends garde.

Si les démons du christianisme sont des inquisiteurs et des sorcières, ceux de l’Islam sont des magiciens et des terroristes. Dans la tradition chrétienne et plus tard dans celle de l’islam, on prétend que, à la fin des temps, le Messie s’affrontera lors d’une grande bataille à un anti-Messie diabolique. Les chrétiens l’appellent l’Antéchrist et les musulmans le Dajjal, l’Imposteur. Sauf erreur, ce personnage n’est pas mentionné dans le Coran. Lorsque cette croyance s’est formée, l’espérance qui s’attache à l’attente du Messie s’est nouée à un autre sentiment: à la haine envers l’anti-Messie et ceux que l’on désigne comme ses partisans.

Aujourd’hui, la plupart des chrétiens ne croient plus en l’Antéchrist. Je crains en revanche que de nombreux musulmans continuent de croire au Dajjal. C’est notamment le cas des djihadistes. D’ailleurs, l’une des revues de Daech s’appelle Dabiq, du nom de la ville de Syrie où, selon une tradition, le Mahdi -le Messie de l’islam- doit affronter victorieusement l’armée du Dajjal. Ces croyances apocalyptiques permettent de mieux comprendre la stratégie de Daech dans ce qu’elle peut avoir d’étrange et d’aberrant. Lorsque cette organisation s’est emparée de plusieurs grandes villes et d’une vaste région en Syrie et en Irak, elle aurait pu décider de consolider sa domination sur son territoire en y édifiant un État stable. Au lieu de cela, elle s’est aussitôt attaquée à l’ensemble des forces présentes dans la région, tout en commettant une série d’attentats meurtriers en Occident. Ce qui a entraîné la formation d’une coalition internationale qui a fini par l’anéantir. Je pense que Daech a agi ainsi, de cette manière auto-destructrice, quasiment suicidaire, parce que ses dirigeants voulaient provoquer l’apocalypse. Magie noire! Avec des logiciels informatiques. Ils veulent hâter la venue du Mahdi et la bataille finale qui annonce le Jugement dernier.

Et le terrorisme, n’est-ce pas aussi la pratique (bien attestée dans les rituels des sorcières de  l’Antiquité tardive) du sacrifice humain …