Il faut reconnaître sans équivoque la réalité psychique, l’essence intra-subjective des formations morbides, l’opération fantastique qui reconstruit un monde en marge et à l’encontre du monde vrai, une histoire vécue sous l’histoire effective, et qui s’appelle la maladie. D’un autre côté le freudisme confirme la philosophie moderne dans sa description d’une conscience qui n’est pas tant représentation qu’investissement …
Manifestement, le génie de Freud n’est pas celui de l’expression philosophique. Il est dans son contact avec les choses, sa perception polymorphe des paroles, des actes, des rêves, de leur flux et de leur reflux, des contrecoups, des échos, des substitutions, des métamorphoses. Freud est souverain dans cette écoute des rumeurs d’une vie.
Depuis si longtemps qu’il y a un monde, une littérature et des pères, il a fallu attendre l’enseignement freudien pour découvrir qu’en devenant père un homme peut redevenir l’enfant qu’il fut, se replacer sous la constellation œdipienne, se désavouer comme père, avec les conséquences imaginables pour le couple (d’autant qu’au même moment la femme souvent reporte sur son propre père la paternité de l’enfant qu’elle met au monde). Cette prodigieuse intuition des échanges, échange des rôles, échange de l’âme et du corps, de l’imaginaire et du réel , cet universel de promiscuité, Freud les décrit souvent dans les termes de la médecine et de la psychologie de son temps (projection, traces, représentations). De là un malentendu entre lui et le lecteur pressé (peut- être entre lui et lui même).
La sexualité, contrefort ou nervure des relations humaines, on la confond avec la sexualité qui est une fonction de l’organisme, un processus objectif. On parle du complexe d’œdipe comme d’une cause, alors qu’il n’impose à l’enfant que des pôles, un système de référence, des dimensions, et que sa position (ou ses positions successives) dans cette dimension est affaire de l’histoire individuelle.
On refusait, on refuserait toujours de reconnaître au phallus comme partie du corps objectif, comme organe de la miction et de la copulation, pouvoir de causalité sur quantité de conduites. Ce qu’on a appris, à travers tout un matériel de rêves, de fantasmes, de conduites et finalement jusque dans la rêverie propre sur le corps, c’est à discerner un imaginaire du phallus, un phallus symbolique, onirique ou poétique. Ce n’est pas le corps utile, fonctionnel, prosaïque, qui explique l’homme: c’est inversement le corps humain qui retrouve sa charge poétique. Et du côté de la tradition philosophique, cette curiosité infinie, cette ambition de tout voir qui animent la réduction phénoménologique, quel est donc l’être caché qu’elles cherchent à surprendre?

À mesure que Husserl passe à l’exécution de son programme, il amène au jour des fragments d’être qui déconcertent sa problématique: ni le corps qui est sujet -objet, ni le passage du temps intérieur, qui n’est pas un système d’actes de conscience, ni autrui, qui naît par prélèvement sur moi ou par expansion de moi, comme Ève naquit d’une côte d’Adam, ni l’histoire, qui est ma vie en autrui et la vie d’autrui en moi, qui est par principe comme autrui un objet inexact, ne se laissent ramener sous la corrélation de la conscience et de ses objets.
La conscience, c’est maintenant et à nouveau l’âme, et l’Être, qui est autour d’elle plutôt que devant elle, c’est un Être onirique, par définition caché, un être sauvage.
Il n’y a plus grand risque que la recherche freudienne scandalise par son rappel de ce qu’il y a de barbare en nous, le risque est plutôt qu’elle soit trop facilement acceptée sous une forme idéalisée. Hier c’était l’esprit du mal, aujourd’hui on lui rogne les griffes et on l’adopte. Quand on voit ce que peut être une civilisation où la psychanalyse est trop bien toléré, où ses concepts, affaiblis et banalisés, ont perdu leurs énigmes et fournissent les thèmes d’une nouvelle positivité, où, apprise avec le rudiment et devenue institution, elle façonne des sujets qui lui ressemblent trop, qui la vérifient en apparence, et qui, en réalité, masquent sous une analyse accélérée et superficielle un inconscient à la seconde puissance, on en vient à se demander s’il n’est pas essentiel à la psychanalyse de rester, non sans doute tentative maudite et science secrète, mais du moins un paradoxe et une interrogation.
C’est elle qui a dévoilé l’infrastructure œdipienne de la science, de la technique, de l’entendement occidental. C’est elle qui nous a rendu nos mythes. Qu’en reste-t-il si le sphinx apprivoisé prend sagement sa place dans une nouvelle philosophie des lumières?
Tant que notre philosophie ne nous aura pas donné les moyens d’exprimer mieux cet intemporel, cet indestructible en nous qui est, dit Freud, l’inconscient même, peut- être vaut-il mieux continuer de l’appeler inconscient, à la seule condition de savoir que le mot est l’index d’une énigme car il garde, comme l’algue ou le caillou qu’on en rapporte, quelque chose de la mer où il a été pris.
Merleau, Préface à Angelo Hesnard, l’œuvre de Freud, extraits
Le Cabinet de Freud, reconstitution en miniature
Un commentaire sur “La conscience, c’est maintenant et à nouveau l’âme, et l’Être, qui est autour d’elle plutôt que devant elle, c’est un Être onirique, par définition caché, un être sauvage”
Les commentaires sont fermés.