On n’a rien à perdre à repenser la condition du philosophe comme une émergence évolutive improbable …

Jusqu’à une date récente, l’anthropologie philosophique allemande appartenait au passé. Des hypo­thèses fameuses, mais assez aventureuses (la néoténie, la positionalité excentrique, l’être lacunaire), un contexte intellectuel d’entre-deux-guerres inspirant plus souvent le soupçon que l’enthousiasme, semblaient remiser ce mou­vement au rayon certes respectable mais sans grand avenir de ce que l’on appelle, faute de mieux, l’histoire de la pensée. Les choses ont changé. Hans Blumenberg (1920-1996) fait office de passeur entre la génération maintenant ancienne des aînés et ceux qui, aujourd’hui, ambitionnent de rouvrir le dossier anthropolo­gique.

On a pris la mesure de la fécondité de cette œuvre en lisant la Des­cription de l’homme, parue en France en 2011.Un double paysage intellectuel s’offrait en effet à nous: non seulement celui d’une pensée (celle de Blumenberg), mais à tra­vers elle de tout un domaine de pensée (celui, encore largement inexploré, de l’anthropologie philosophique allemande). La Description de l’homme four­mille ainsi de récits, d’images ou de figures qui ont en commun chaque fois de donner à voir autant qu’à penser; l’audace de la conjecture y est partout.

6a00d8341ce44553ef0191024f18c6970c-800wiS’il est vrai que l’homme est tou­jours déjà né quand se raconte son histoire, et que sa morphologie actuelle n’est que le résultat visible de processus évolutifs largement indis­cernables, alors nous venons par principe trop tard et n’aurons jamais affaire qu’à une crypto­genèse. Ainsi la théorie doit se faire d’autant plus imaginative que les données sont rares et épistémologiquement fragiles. Pour qui prend au sérieux, paléontologiquement ou philosophiquement, la question de l’origine -origine de la socialité interhumaine, du langage, de la technique, de l’art ou de la reli­gion- la préhistoire n’offre que des pointillés. C’est pourquoi il faut bien à un moment, faute de données en nombre suffisant, et au moins à titre heuristique, se mettre à raconter une histoire. Témoin le scénario de l’homme chasseur, ou celui de la femme cueilleuse, ou encore de l’homme récupérateur, qui scandent l’histoire de la paléo-anthropologie contemporaine.

Le scénario que Blumenberg hérite de Gehlen, Plessner ou Alsberg, c’est clairement celui du manque. L’homme comme être lacunaire, selon l’expression fameuse de Herder, anatomiquement et physiologiquement déficient, abandonné par ses instincts comme par toute forme de prédétermination biologique, dépourvu de milieu spécifique et donc à jamais désadapté: un tel être est promis par ses carences vitales à l’univers compensatoire de la technique et des institutions.

On trouve de nombreux échos chez Blumenberg de ce scénario prométhéen, dans lequel le plein de la culture vient combler le vide de la nature. L’homme y est souvent présenté comme cet être indigent que la nature a laissé en plan, affligé par des résidus d’instinct, inintelligibles et désormais sans fonction. Quand la perception animale débouche fonctionnellement sur la réaction appropriée, immédiate et précise, la perception humaine assume au contraire une déliaison fondamentale: parce que largement dé-spécifiés, nos récepteurs sensoriels ne donnent pas nécessairement suite aux stimuli; d’où une vacance sensori-motrice, une attitude d’attente en quoi s’entend peut-être, comme un écho largement anthropologisé, le laisser-être de Heidegger. De même, Blumenberg revient en détail sur l’hypothèse de la néoténie: l’homme comme vivant venu au monde prématurément, donc éternellement infantile, et promis par son inachèvement consti­tutif à une longue remédiation technique et sociale. Biologiquement réaccréditée dans les années 1920 par l’anatomiste hollandais Louis Bolk, la néoténie figure au sein de l’anthropologie philosophique allemande comme un véritable topos offrant une forme de caution scientifique bienvenue à l’hypothèse de l’être lacunaire.

Or cette hypothèse n’est pas reçue sans modification par Blumenberg. On l’aperçoit tout d’abord sous une forme clairement radicalisée. Au-delà de la biologie proprement dite, c’est en effet la philosophie qui est concernée. Dire de l’homme qu’il est un être biologiquement défi­cient, c’est adresser au philosophe une fin de non-recevoir, eu égard à toute conception clôtu­rante et définitive de notre humanité. Si l’homme est l’animal non encore fixé, alors l’im­possibilité de la définition appartient à l’essence de l’homme. L’intérêt de ce type d’énoncés est dans leur banalité même. Ou dans ce que l’on en fait: ainsi, pour Blumenberg, la question n’est plus Qu’est-ce que l’homme? (Kant), ni même Qui est l’homme? (Heidegger), mais bien, en prolongement de l’indéfinissabilité de l’être humain chez Scheler ou de l’insondabilité de l’ homo absconditus chez Plessner: Comment l’être humain est-il possible alors même que son existence est sans raison? L’homme étant une  incarnation de l’improbable, il accrédite un principe de raison insuffisante qui dissuade tout essai de définition.

L’anthropologie est elle-même une science improbable et toute en ques­tions, à commencer par celle-ci: Peut-elle exister? Ou même: A-t-elle le droit d’exister? À chacune des questions sérieuses qu’elle pose, on peut opposer, dit ironiquement Blumenberg, une réponse légère: Questionneur profond: Qu’est-ce que l’homme? Répondeur léger: En voilà un qui passe … Ou bien, peut-être plus ironiquement encore, faudrait-il intérioriser et transformer en mouvement fantasmatique un tel essai de définition en disant, par exemple, dans un registre cette fois psychanalytique, que l’homme est l’être qui veut avoir été voulu. Entendons: là où la nature n’y est plus, c’est l’homme qui, affectivement, secrètement, fomen­terait sa propre définition, sous la forme rêvée d’une prédestination. Ainsi, l’indigence biolo­gique de l’homme est tout sauf une définition possible de l’humain. C’est une anti-définition, donnant lieu à une forme de scepticisme philo­sophique, voire à une fantasmatique qui est, pour nous tous, notre lot.

Le manque originel dont s’inaugure la vie humaine se voit par ailleurs infléchi, chez Blumenberg, dans un sens que l’on pourrait dire politique. La vulnérabilité du vivant humain est en effet sociale, autant sinon plus que simple­ment biologique. L’homme est ce vivant qui, en particulier par la station droite, est visible. Nous sommes par principe visibles les uns pour les autres, et ce, en réalité, moins pour le meilleur que pour le pire. La station droite est envisagée ici comme une caractéris­tique anatomique moins glorieuse, comme elle le fut pour une longue tradition métaphysique, que malheureuse: la visibilité est notre première blessure, la rupture inaugurale d’avec l’immédiateté naturelle. Adam voyant qu’il est vu, ou nu, et donc vulnérable, voire coupable, c’est l’homme déchu, qui désormais sait qu’il n’est pas dieu. Blumenberg explore à loisir les différentes figures de ce corps rendu extérieur à lui-même, depuis le récit biblique de la Chute jusqu’à la mode actuelle du bronzage, en passant par les souffrances de l’hy­pocondriaque ou la perplexité désabusée d’un Rembrandt, apercevant son visage vieillissant dans le miroir. On tient ici un géométral anthro­pologique. Comme dit Blumenberg à la suite de Schéler, un chien qui se cacherait derrière un mur et lèverait de temps en temps la tête pour être sûr de ne pas être vu aurait quasiment tout d’un homme.

La conscience est donc humaine par l’em­barras mortel qui l’affecte, et qui l’affecte charnellement: est homme celui qui se prémunit concrètement contre l’attaque ou le regard de ses semblables. La prévention regarde tout d’abord en direction du monde: parce que vulnérable, l’homme doit voir venir, et agir à distance. Défaisant la prise directe au profit du jet, le jet au profit de l’indication manuelle, l’indication manuelle au profit de la désignation verbale et ultimement conceptuelle, l’homme aux abois met finalement hors circuit son corps, au profit d’un rapport distant et représentationnel au milieu. Il joue le concept contre la manipula­tion, la vue intellectuelle contre la vue sensible, l’absent contre le présent, l’anticipation et la remémoration contre l’hic et nunc de l’urgence pratique. Ainsi s’échafaude l’humaine raison, comme organe d’immunisation et d’anticipation, disponibilité envers tout ce qui est possible dans un horizon donné.

Mais la prévention regarde par ailleurs en direction de soi. Un corps exposé ne cesse de se réfléchir lui-même pour se prémunir de tout danger. C’est dire que la réflexion n’est pas une activité de philosophe, exceptionnelle et soli­taire. Elle est d’abord la règle, comme l’est chez Freud l’activité d’auto-surveillance et d’auto-contrôle continûment exercée par le surmoi. Elle est, d’autre part, une activité éminemment sociale et faussement solitaire, étant entendu que l’ob­servation de soi, comme réponse préventive au regard d’autrui, n’est rien d’autre qu’une appro­priation de ce regard, un redoublement de ce regard à l’intérieur de soi.

En ceci la phénoménologie, lorsqu’elle se présente comme une méthode de réflexion pure (non empirique), n’est en réalité pas si pure qu’il y paraît. Derrière la réduction phénoménologique, comme derrière la réflexion philosophique en général, se profile une attitude bien particulière, phylogénétiquement héritée d’une longue histoire évolutive. La philosophie n’est jamais qu’une expression de la vie, et de la vie humaine comme vie angoissée. Dans son rapport réflexif à soi, comme dans son rapport au monde, la raison veut tout voir et tout prévoir, tout prévenir et tout voir venir; elle se rêve en citadelle inexpugnable, en Deus absconditus délivré de toute atteinte parce qu’ayant anticipé toute atteinte. Anthropologiquement reconsidéré, le cogito des philosophes répond à une angoisse fondamentale, d’origine archaïque et vitale, plutôt qu’à un doute théorique.

Toute la relecture des phénoménologies husserlienne et heideggérienne va dans ce sens. C’est l’auto-dépassement de la phénoménologie histo­rique (celle de ses fondateurs, Husserl et Heideg­ger), sa réformation intérieure depuis l’ensemble des disciplines empiriques qui prennent en charge la question de l’humain (paléontologie, biologie, primatologie, zoologie, anatomie, psy­chopathologie, neurologie…), c’est donc la phé­noménologie revue et corrigée depuis le prisme anthropologique qui fait ici office d’anthropo­logie philosophique.

Il faut mesurer la violence de ce geste. La phénoménologie de Husserl se présenta comme un combat héroïque contre la psychologie empirique lorsque celle-ci s’érigeait en théorie de la science et, par là, menaçait de relativiser toute forme de connais­sance possible. Contre ce risque de scepticisme, la phénoménologie entendait défendre la possi­bilité d’une science rigoureuse. Un tel rigo­risme épistémologique la situait alors, par vocation, à l’opposé exact de tout discours empi­rique sur l’humain. La phénoménologie était par principe rétive à toute forme d’anthropologisation de son discours. Il n’en allait pas autre­ment pour Heidegger: le Dasein humain n’était pour lui que le passage préparatoire ouvrant à la question universelle de l’être.

Revenant sur cet interdit d’anthropologie, Blumenberg pose que si l’une des stratégies défensives de l’homme consiste à se réfléchir pour prévenir tout faux pas, alors c’est la réflexion phénoménologique qui se trouve reconsidérée en son principe même. Il y a la phénoménologie parce que nous sommes des vivants aspirant plus que les autres à la sécurité, et sublimant cette aspiration dans un certain exercice de la pensée, appelé réflexion pure ou réduction phénoménologique. Comme dit ironiquement Blumenberg, les phénoménologues sont des êtres d’époque tardive, qui ne commencent en outre à pratiquer l’industrie phénoménologique qu’une fois assurés de leur être mondain. Et cela ne va précisément pas de soi dans une expérience de pensée. Rien ne va de soi, au fond, dans nos expériences de pensée: celles-ci sont des réassurances contre l’angoisse de la visibilité, des gestes vitaux qui, pour être sublimés, n’en restent pas moins des gestes élémentaires d’autoconservation.

La raison humaine est beaucoup plus archaïque et régres­sive qu’elle ne veut le croire. En ce point où la réflexion transcendantale voisine avec le surmoi freudien, un même narcissisme, innocent ou intellectualisé, réunit l’enfant et le philosophe. Comme dit sobrement Blumenberg, on ose à peine songer à la simultanéité de ce concept psy­chanalytique [de narcissisme] avec la naissance de la phénoménologie.

Que gagne la phénoménologie à repenser son geste fondamental comme la sublimation d’une mesure phylogénétique de conservation de soi? Une certaine humilité, sans doute, de s’apercevoir marchant à nouveau sur ses pieds de vivant. Mais, surtout, un regain de lucidité du côté de l’intelligence de nos commencements. La raison gagne toujours à ce jeu pascalien: Si [l’homme] se vante, je l’abaisse; s’il s’abaisse, je le vante.

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Une raison embrassant ses origines, fussent-elles modestes, se grandit, quoi qu’il arrive dans cette clairvoyance; même redéfinie comme une déviation ou une  issue de secours du système organique, c’est elle encore qui a la main, du côté d’une réflexion élargie. On n’a rien à perdre à repenser la condition anthro­pologique du philosophe depuis le Faktum de sa contingence biologique, c’est-à-dire depuis l’émergence évolutive improbable et surpre­nante d’un organisme susceptible de pratiquer la théorie.

Extraits d’un article du Débat, Mai 2014, par Étienne Bimbenet et Christian Sommer

Hans Blumenberg

Reconstitutions paléo-anthropologiques