La sublimation articule pulsion et langage, affects et valeur. La sublimation ne nie pas la réalité, elle en reconnaît la contrainte mais elle passe outre, et au passage elle invente un langage.
La notion de sublimation désigne chez Freud la capacité d’échanger le but sexuel de la pulsion contre un but non sexuel, relatif aux créations de la culture. Ce pouvoir apparait, dans un premier temps, sous la pression d’une autorité extérieure, incarnée par la figure du Père. Le changement de but de la pulsion modifie en retour la pulsion elle-même: redressée, moralisée, temporalisée [ou alors déformée et malade? … Mais non, l’hominisation n’est pas une maladie] elle est introjectée dans le sujet sous la forme du surmoi. Cette introjection est opérée par le ça: le surmoi est donc constitutif de l’énergétique libidinale -moins un censeur intériorisé, selon la fantasmagorie commune, qu’une dynamique à l’origine de la culture.
Le surmoi est une puissance! Mais née d’un refoulement instinctuel, une puissance inhibée par principe: ce qui la rend possible l’enraye en même temps, et indéfiniment … Et voilà pourquoi la culture est si triste, voilà pourquoi tu t’enivres sans but, de vin, de poésie, de philosophie et de vertu.
La culture est un trophée dérisoire dans les mains du dernier des hommes, un long remords: remords d’avoir tué le Père, pour faire société. Remords redoublé, d’avoir malgré tout perpétué la répression des instincts, et, pire encore, de l’avoir disséminée, en la partageant entre frères. La civilisation repose sur ce crime monstrueux, en lisière des jours. Cependant, toutefois, la mémoire de ce crime -qu’il ne fallait donc surtout pas ensevelir, ou ramener à des déterminations sociologiques, ce qui revient au même, la belle astuce- atteste qu’il est possible d’imaginer la culture sans répression.

Dark Phoenix, XMen. Ou alors est-ce la Melancholia de Dürer qui s’ébroue, se réveille?
Frédéric Neyrat prend ici la parole:
Le nom de ce désirable impossible, depuis deux siècles, a été révolution (et aujourd’hui?). Entendons ici révolution comme bouleversement suffisamment profond pour changer radicalement la structure d’une société: elle est surgissement d’abîme et rupture des liens institutionnels. Nous ne voulons pas devenir ministres, mais brûler les archives, les titres de propriété, les cadastres, les arbres généalogiques et les papiers d’identité.
Et nous comprenons sur le coup que les révolutions sont aussi l’autre nom de la pulsion de mort … Et si De Maistre avait raison … Mais non, les révolutions se transforment en choses horribles seulement devenues gestionnaires et positivistes, quand Lénine fait appel aux économistes de l’Empire allemand et ouvre le Goulag. Au lieu d’utiliser l’impossible comme interruption de l’injustice, les révolutions ont dissous son absoluité dans l’injuste présent.

La merveille demeure: les révolutionnaires ont décidé d’emprunter les noms, les signifiants et la philosophie des révolutionnaires qui les ont précédés. Alors ils ont hérité de ce qui a été dit, et fait, mais aussi de ce qui était inachevé. Ils ont hérité d’une promesse et d’un devoir: mettre en œuvre l’impossible en tant que tel.
Un révolutionnaire ne devrait pas oublier qu’il est un fantôme, promettant un corps aux générations sacrifiées du passé, promettant un corps à la génération sacrifiée que nous sommes nous aussi, peut-être, sûrement, pour un lointain futur.
Un révolutionnaire ne devrait pas oublier qu’il n’est pas qu’un fantôme qui arpente les limbes. Sinon! Ah, sinon … Tant de belles œuvres contemporaines tournent autour de ce thème -qui n’est pas un thème parmi d’autres, mais l’approche moderne du malaise qui gît dans la civilisation.

La mélancolie ne saurait donc être l’emblème univoque de la culture humaine: il est impératif d’aménager un lieu aux promesses d’émancipation qui n’ont pas été tenues, comme à celles qui ne sont pas encore advenues.
Que les promesses d’émancipation n’aient pas été tenues peut s’expliquer de deux manières: la première concerne l’écrasement pur et simple des forces révolutionnaires. On peut aussi repérer, pour explication d’une promesse de libération non tenue, le remords, c’est-à-dire l’incapacité à maintenir vivace le désir de libération, autrement dit la trahison: avoir cédé sur son désir, pour le dire avec Lacan.
Dans Éros et civilisation, Marcuse soutient que le ça est porteur d’une exigence laissée en plan: Le ça projette le passé dans le futur là où le surmoi refuse les revendications instinctuelles au nom d’un passé qui n’est plus celui de la satisfaction intégrale, mais celui de l’adaptation amère à un présent punitif. Le surmoi ne représente plus dans cette optique un impératif moral, mais les exigences d’une réalité révolue, animale, d’un passé irreprésentable, sinon sous forme de ce mythe élaboré par Freud dans Totem et tabou: le meurtre, par les frères coalisés, du chef de la horde primitive, qui jouissait de toutes les femmes, suivi du repentir des frères qui, dans une obéissance rétrospective, vont se défendre à eux-mêmes symboliquement ce que le père primitif avait empêché réellement.
Leur sentiment de culpabilité ne doit-il pas alors contenir une culpabilité née de leur trahison et de la négation de leur action? Ne sont-ils pas coupables de restaurer le père répressif, coupables de s’imposer à eux-mêmes la perpétuation de la domination?

Valentin de Boulogne, Samson réfléchit avant d’agir, mais pas trop longtemps, 1630
Le sentiment de culpabilité des fils génère les deux tabous du totémisme: attitude respectueuse à l’égard de l’animal totémique, et interdit de l’inceste, pour éviter les meurtres issus de la rivalité sexuelle -tabous par lesquels Freud voit naître la société, la religion et la morale (et l’art pariétal? …).
Les Frères Assassins, pris dans une spirale mortifère qui est l’autre nom de la civilisation, ont supprimé la liberté qu’ils avaient instaurée:
Certes, le renversement du père-roi est un crime, mais sa restauration et sa dissémination également, et les deux sont nécessaires à l’existence même de la culture. Le crime contre le principe de réalité est redoublé par le crime contre le principe de plaisir. L’angoisse persiste parce que le crime contre le principe de plaisir n’est jamais racheté. Il y a une culpabilité par rapport à une action qui n’a pas été accomplie et qui aurait dû l’être, la libération.
Marcuse ne prêche donc pas, de façon insensée, le remplacement du principe de réalité par le principe de plaisir, comme se l’imaginait, amicalement effaré, un Georges Fosi qui devait confondre Marcuse et Deleuze.
Mais non: Marcuse ne prêche pas du tout, mais (se) propose un exercice spirituel. Comment transmuter, car il s’agit bien d’alchimie, l’incontournable culpabilité surmoïque en un frémissement de colère et d’amour? D’amour devant ce qui anticipe un monde rédimé, ou simplement toujours vivant -et de colère devant ce qui l’entrave ou le retarde. Éros ou Thanatos? Il faut en juger à chaque fois: juger, c’est-à-dire penser. Pour penser, et donc agir de façon raisonnable, il faut avoir éprouvé une émotion -une passion, disait Descartes.
… Et il n’y pas d’Idées sans passion, pas même des images!
L’œuvre de Marcuse est un mandala -son élaboration et sa réception dans les trois dimensions du temps ne sont pas séparables- une enluminure que parcourent conjointement l’œil de la chair et l’œil de l’esprit, un chemin pour la méditation:
Une méditation est un ensemble de propositions formant système, que chaque lecteur doit parcourir s’il veut en éprouver la vérité; et un ensemble de modifications formant exercice, que chaque lecteur doit effectuer, par lesquelles chaque lecteur doit être affecté, s’il veut être à son tour le sujet énonçant, pour son propre compte, cette vérité.
Michel Foucault, Mon corps, ce papier, ce feu …
Chez Descartes, les quasi-concepts de la méditation viennent de la scolastique, une scolastique d’ailleurs recréée, modifiée par l’absence du péché originel. Chez Marcuse ces quasi-concepts proviennent de la psychanalyse et de la critique sociale. Marcuse peut alors thématiser fermement -dans le tissu même de la Méditation, ce qui est inouï et proprement moderne, les Idées suivantes:
–Les trésors de la Culture et de l’Histoire sont (aussi, et encore) des témoignages de barbarie [Qui a construit les Pyramides?].
–La sublimation est la clef du processus de symbolisation.
–La désublimation n’est pas le destin crépusculaire de l’Occident, mais l’outil de gestion du capital financier: il est alors loisible de travailler concrètement les procédés de fabrication de l’homme unidimensionnel, c’est-à-dire de les déconstruire.
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Faut-il rajouter que l’amour et la colère sont essentiellement liés, dans la méditation marcusienne, à notre façon d’habiter la Planète? C’était le cas déjà chez Descartes, le fondateur de l’écologie profonde.
Enfin Sublimation est certes un mot mal famé, souvent compris tout de travers comme une censure ou un moralisme. Mais comment dire? Impératif d’Humanité? Humanité comme impératif, ou comme Idée? Droit Naturel?

L’amour et la colère, la déesse d’amour et le dieu de colère, ne sont pas de trop pour avoir des Idées et inventer un langage -disait Schelling, qui s’avisa, après Vico, et avant Freud et Pinchard, de la nécessité de passer par le mythe pour approcher l’infracassable noyau de nuit du Commencement. Et bien entendu le Commencement n’est pas autre chose que la scène originaire: la déesse de colère est ma mère, et le dieu d’amour est mon père. La philosophie, la réflexion, la culture toute entière!, une formation œdipienne? …
Cette courte sagesse, commune aux proxénètes et aux gestionnaires des fonds de pension, oublie l’évidence comprise par tous les hommes et chantée par les Hymnes Orphiques: nous ne sommes pas seulement des vivants issus de nos géniteurs, mais aussi de l’union entre la Terre et le Ciel étoilé. Nous sommes des poussières d’étoiles. Œdipe est le nom moderne de ce Passage entre mes parents, la Terre et le Ciel, seulement un passage, un passage obligé, comme on voudra dire, qui débouche sur cette redécouverte: les personnages de sa dramaturgie sont des figures cosmiques.
Non, encore mal dit: il ne s’agit plus de figures cosmiques, mais de figures a-cosmiques. Il faut être absolument modernes, tenir le pas gagné, disait Arthur Rimbaud.
Nout et Gaïa n’existent pas.
Et, nouveau gain, le recours à Freud n’est pas séparable de la critique des enfermements du révisionnisme néo-freudien. Comment dirait-on aujourd’hui? Développement personnel … Psychologie … Résilience …

Chapelle Saint Aquilin, Milan, IVéme siècle
Qui mieux que lui avouant ses rêves a su tisser le fil où glisse l’anneau d’or qui nous relie à l’Être, et faire luire, entre les mains fermées qui se le passent au jeu du furet de la passion humaine, son bref éclat?
Jacques Lacan, La conduite de la cure.
Ainsi la déesse d’amour est ma mère, mais aussi mon amie, et ma fille, et ma sœur. Quant au dieu de la guerre, il m’apprend d’abord à ne pas mésuser de la colère: il est triste et vain de passer sa vie à essayer de tuer le père -mieux vaut s’aviser que le Père n’est pas avec les marchands du Temple, mais dans les cieux, et qu’il est éternel, qu’il y a ainsi beaucoup de pères, et de fils, et de sœurs, et de frères: beaucoup d’Immortels.
La méthode généalogique permettra enfin de mieux poser la distinction entre surmoi et impératif catégorique: la conscience morale, la conscience tout court, la raison, ont nécessairement une histoire dans l’anthropogenèse. Mais la progressivité n’exclut pas la rupture, le saut. Quand, comment et pourquoi la rupture et le saut? …
Même si l’exigence morale est, dans un premier temps plus ou moins long nécessairement portée par l’entourage social, ne faut-il pas poser cependant qu’elle s’en distingue par principe, justement pour devenir ce qui permet de les critiquer, à savoir ce principe judicatoire nommé conscience morale et appelé à se retourner contre les échelles de valeurs stéréotypées au lieu de s’identifier à elles? Tel est précisément le passage de l’hétéronomie à l’autonomie. Tel est l’acquis du fameux formalisme kantien: la mise entre parenthèses du désir humain (non pour le refouler, mais pour dégager les conditions qui, en le réglant, permettront son épanouissement), ouvre l’horizon spécifique de la moralité, à savoir l’idée d’une législation universelle qui obligeant a priori notre volonté la libère des déterminismes sociaux et ouvre à la dimension éthique d’autonomie.

Il faut donc cesser de confondre répression et obligation. Tandis que la première est toujours hétéronome, subie, frustrante, et génératrice d’agressivité, la seconde, en suscitant une interrogation par laquelle je me mets en question fonde ma liberté comme autonomie. L’idéal d’autonomie est le premier et le dernier critère de la légitimité politique.
Raymond Court, Force et Dérive des principes, Klincksieck, 1990