Cette critique n’est pas isolée. Elle rejoint en particulier, en son inspiration maîtresse, celle de Heidegger dénonçant l’humanisme solidaire de la métaphysique entendue comme impérialisme de la subjectivité, mais aussi celle d’Hannah Arendt, en écho direct à la thèse centrale de Burke dans ses Réflexions sur la Révolution de France (1790), contre l’abstraction des droits de l’homme. Double abstraction d’ailleurs, et d’abord par rapport à la tradition toujours attachée à une fondation originaire avec son capital de raison et de droit (c’est pourquoi Arendt, comme Burke, valorise les révolutions anglaise et américaine face à la Révolution française accusée pour son dogmatisme de la table rase et sa prétention à poser dans l’absolu des droits universels en dehors de toute considération concrète et réelle).
D’autre part, et en dernière analyse, abstraction également par rapport à la nature (au sens des Grecs) avec ses normes éternelles. Ce thème, déjà présent chez Burke, prend chez Heidegger une portée, à la lettre, ontologique. Tandis qu’Hegel demeurera toujours dans une attitude ambivalente à l’égard de la Grèce, à la fois à jamais nostalgique à l’égard de la belle totalité harmonieuse de la Cité et pourtant fasciné par la déchirure de la subjectivité qui signera son arrêt de mort et qui constitue le ferment dialectique de la tragédie, Heidegger, lui, opte délibérément pour la grande époque grecque, très précisément pour la pensée de l’Être telle qu’il croit la retrouver à l’état natif chez les Présocratiques pour qui la Vérité est dévoilement, Ouverture.

Edmund Burke
Ainsi l’Être demeure-t-il fondamentalement en retrait par rapport aux prises du sujet, donc par principe irréductible à l’étant au sein de la représentation à l’intérieur de laquelle l’objet reçoit signification à partir de l’activité constructrice du sujet. Sur le plan proprement éthique et juridico-politique la catégorie de valeur -expression centrale de la vision moralisatrice et bourgeoise du monde- est la marque même de cet impérialisme du sujet qui fait violence à l’Être au lieu de le laisser venir et de l’attendre dans une attention respectueuse comme une prière. Si donc l’appréciation de quelque chose comme valeur ne donne cours à ce qui est valorisé que comme objet de l’évaluation de l’homme, comme l’écrit Heidegger dans la Lettre sur l’humanisme (1946), toute valorisation est une subjectivation et, en tant que telle, le plus grand blasphème qui se puisse penser contre l’Être.
Ce qui signifie en clair que le pôle réel de l’éthique est nature (phûsis) avec son telos comme norme immanente, et non point subjectivité avec le devoir-être comme impératif de la volonté. Dès lors au volontarisme de la vision morale du monde exerçant sa puissance critique vis-à-vis du réel est opposée la réhabilitation de l’esprit de la sagesse antique comme acquiescement (la même expression se retrouve chez Heidegger et Arendt) à l’ordre du monde. Le vice rédhibitoire du volontarisme commun aux naïvetés de l’Aufklärung, au fanatisme de la volonté générale rousseauiste et à l’humanisme moderne, serait de ne connaître qu’une liberté totalement livrée aux caprices de la subjectivité des individus.
L’Homme seul devenu ainsi source et but suprême du droit, il devient, selon Arendt, tout à fait concevable … qu’un beau jour une humanité hautement organisée et mécanisée en arrive à conclure le plus démocratiquement du monde, c’est-à- dire à la majorité, que l’humanité en tant que tout aurait avantage à liquider certaines de ses parties.
Face à ces dérives (supposées: Arendt présuppose à tort que la démocratie peut exister sans la Déclaration, c’est-à-dire sans l’affirmation du Droit naturel …), ces auteurs (auxquels on peut joindre Michel Villey) défendent l’idée d’un retour au droit des Anciens. Renaut et Ferry le montrent très clairement à propos de Heidegger: opposant à nos représentations juridiques et morales du droit et de l’injustice le sens originaire de Diké chez Anaximandre, il en vient à conclure que, pensé à partir de l’être et non à partir du sujet, le droit est l’accord joignant et accordant les différents étants dans le séjour qui, pour chacun, revient en propre à son essence; quant à l’injustice, elle serait à penser comme disjointure ou discord, bref comme l’intervention violente de la démesure humaine qui vient rompre l’accord de l’ajointement.

Martin Heidegger et Madame, à la campagne
De son côté Léo Strauss se réfère à Aristote pour qui la nature, en fixant à chaque être sa place hiérarchique à l’intérieur du cosmos et en lui permettant ainsi d’atteindre au bon tempérament (au sens des musiciens) de sa nature propre, sert de norme ultime pour la tradition et les institutions politiques. Le juste pour un être se définit donc par sa fin naturelle, le telos où il accède à la perfection de son essence, l’injustice a contrario consistant dans la violence faite à sa nature: le droit naturel dans sa forme classique, écrit justement Strauss, est lié à une perspective téléologique de l’univers.
Grâce à cette inscription dans l’ordre de la nature, le droit des Anciens échappe donc à l’historicisme (entendez au relativisme). Certes cette justice comme proportionnalité ajustée à un ordre hiérarchique fondé en nature implique-t-elle une conception foncièrement inégalitaire du droit où par exemple maîtres et esclaves, hommes et femmes, citoyens libres et barbares ne sauraient être proclamés égaux en droit, c’est-à-dire en valeur et dignité, mais Arendt semble fort bien s’en accommoder:
Dans les temps anciens être esclave, c’était après tout avoir un signe distinctif, une place dans la société, c’était bien plus que la nudité abstraite d’un être humain et rien qu’humain.
On mesurera par là combien est ambiguë la notion de droit naturel. Il ne suffit pas en effet, pour lui ôter son caractère équivoque, d’opposer à une conception mécaniste (celle de Hobbes notamment où le droit naturel s’identifie à la force), une conception finaliste à la manière aristotélicienne, où chaque être voit sa place définie à l’intérieur du cosmos par sa nature essentielle fixée au titre de cause finale immanente. La seconde conception s’oppose, pour en dénoncer le danger, à la première qui place la source ultime du droit dans la puissance de l’individu (position à laquelle selon Strauss et Villey se réduirait également en dernière analyse, malgré les apparences contraires, le volontarisme idéaliste d’un Rousseau et d’un Kant qui est au principe du discours sur les droits de l’homme). Mais une telle invocation au droit des Anciens dans la tradition d’Aristote demeure fortement attachée à un modèle biologique de la finalité, dont on peut retrouver l’esprit dans certains courants modernes autour de la sociobiologie.

Hannah Arendt
C’est alors qu’apparaît en toute clarté le bénéfice irremplaçable du détour critique accompli par la Critique du jugement. Car effectivement seule une téléologie morale, pour parler comme Kant, peut nous apporter toute garantie sur ce point. L’homme comme simple être de la nature n’est qu’un membre de la chaîne des fins, incapable d’être promu but final en tant que fin en soi. Seul l’homme en tant qu’il se représente la loi en vertu de laquelle il doit se proposer des fins, c’est-à-dire l’homme moral est vraiment fin en soi et donc personne digne de respect.
La leçon kantienne tout à fait fondamentale est donc que le fondement du droit naturel est à chercher hors de la nature, à savoir dans le rapport de l’homme à la Justice (un mot qui vaut peut-être mieux que morale). Pourquoi alors parler encore de droit naturel et ne pas suivre le Vocabulaire de Lalande quand il suggère de substituer à cette expression celle de droit moral?