Les thèses philosophiques peuvent être entendues comme des récits de rêve. Rousseau le savait: sa Religion Civile est un autre de ses romans, une dystopie froidement sarcastique -qui nous aide à mieux comprendre la confusion indigne entre sacrement et institution (du salafisme à la Manif pour tous …).
Donc oui, et malgré sa Religion Civile, les textes de Rousseau sont bien aux sources de ce que nommons démocratie: il a réaffirmé le droit naturel (que nous appelons Droits de l’Homme), la nécessité de le lier aux lois civiles, pour les régler (car des lois sans l‘horizon de l’universalité des droits de l’homme, seraient forcément inégalitaires, comme dans la Cité antique). Et, plus profondément, il a pensé clairement la nécessité moderne de distinguer Droits du Citoyen et Droits de l’Homme. Sans quoi …: un Droit prétendant agir directement au nom de Dieu, de l’Homme, de la Nature (nazisme) ou de l’Histoire (bolchevisme) serait inhumain, le pire des despotismes …

Dans le chapitre VII du Livre I, Rousseau, traitant du souverain né du contrat, semble affirmer que celui-ci n’est limité par rien: Il est contre la nature du corps politique que le Souverain s’impose une loi qu’il ne puisse enfreindre … Par où l’on voit qu’il n’y a ni ne peut y avoir nulle espèce de loi fondamentale obligatoire pour le corps du peuple, pas même le contrat social.
Ce qu’un éditeur moderne, Halbwachs, commente ainsi: Il n’y a pour Rousseau aucune loi fondamentale; aucun principe moral, par exemple, qui soit obligatoire pour le corps du peuple, et qui puisse lier sa volonté. Le pacte social a supprimé l’état de nature et le droit naturel …
Ainsi la position de Rousseau serait un volontarisme extrême plaçant la volonté humaine au-dessus de toute loi morale. Selon Beaulavon au contraire dans ce paragraphe sont visées seulement les lois politiques (les lois positives plus généralement), et non les lois morales. En effet dans le Livre II, chapitre IV, § 2 (c’est le chapitre capital intitulé: Des bornes du pouvoir souverain), Rousseau écrit expressément: Il s’agit donc de bien distinguer les droits respectifs des Citoyens et du Souverain, et les devoirs qu’ont à remplir les premiers en qualité de sujets, du droit naturel dont ils doivent jouir en qualité d’hommes. Halbwachs se trouve alors obligé de reconnaître dans son commentaire: On croyait qu’il n’y avait plus de droit naturel après le contrat social. Mais ce n’est pas possible …
En fait, c’est bien Beaulavon qui a raison. En effet, dans le Livre II, chapitre VI, Rousseau distingue droit naturel et droit positif pour montrer leur complémentarité. Il est nécessaire de faire appel à des lois (comme prescription émanant de la volonté générale) pour incarner l’exigence pure de justice, c’est-à-dire la faire respecter parmi les hommes. Où Rousseau retrouve, à peine transposée, la distinction thomiste entre lex aeterna, lex naturalis et lex humana. Et la distinction et l’union, toutes deux nécessaires, entre les Droits de l’Homme et les Droits du Citoyen.
Ce qui est bien et conforme à l’ordre est tel par la nature des choses et indépendamment des conventions humaines. Toute justice vient de Dieu, lui seul en est la source; mais si nous savions la recevoir de si haut, nous n’aurions besoin ni de gouvernement ni de lois. Sans doute il est une justice universelle, émanée de la raison seule ; mais cette justice pour être admise entre nous, doit être réciproque … Il faut donc des conventions et des lois pour unir les droits aux devoirs et ramener la justice à son objet.
S’il en est bien ainsi, on mesurera combien est injuste et non fondée la critique adressée par Léo Strauss contre Rousseau: Si le critère ultime de la justice devient la volonté générale, c’est-à-dire la volonté d’une société libre, le cannibalisme est aussi juste que son opposé. Toute institution consacrée par l’esprit du peuple doit être regardée comme sacrée.
On reconnaît dans cette diatribe la thèse fondamentale de Droit naturel et histoire où l’auteur oppose au droit objectif classique contrôlant l’hybris des individus en leur imposant les limites d’une nature solidaire de l’ordre du monde, le droit subjectif des modernes abandonné aux caprices de la volonté individuelle et à l’arbitraire des conventions les plus artificielles.

Ainsi le droit naturel chez Rousseau n’étant ni substantiel, ni objectif mais demeurant purement formel, la revendication de la liberté conduit alors à la licence et préfigure cet historicisme des modernes qui livre l’homme à un relativisme insurmontable. D’où le caractère hautement pernicieux de cet humanisme qui, en faisant tout graviter, y compris droit et morale, autour du sujet humain et non plus de l’antique phûsis (ce dont la révolution copernicienne accomplie par Kant en philosophie apparaît comme la justification systématique sur le plan théorique) contiendrait en germe une volonté de puissance potentiellement destructrice, terroriste, totalitaire, aboutissement logique du relativisme historiciste.
Voilà qui n’est pas sérieux.