La liberté de pensée et d’expression est la condition de toutes les autres. Kant a exprimé de manière admirable cette climatique de la liberté sans laquelle il ne saurait y avoir de vie humaine digne de ce nom, morale, politique ou religieuse: on ne peut pas mûrir pour la liberté si l’on n’a pas été préalablement mis en liberté (on doit être libre pour se servir utilement de ses forces dans la liberté).
Avec Rousseau nous passons assurément dans un climat tout autre. Le contraste est saisissant. Il suffit pour s’en rendre compte de se reporter à la description dans la Nouvelle Héloïse de l’atmosphère qui règne à Clarens, ce petit monde qui représente selon Rousseau lui-même une sorte de modèle réduit de la société parfaite dont il rêve. J’y trouve, confesse Saint-Preux, une société selon mon cœur. En fait il y a de quoi surprendre. Dans cette maison simple et bien réglée, où règnent l’ordre, la paix, l’innocence, s’étale un paternalisme feutré entretenant une dévotion servile envers les maîtres, jouant en permanence sur l’attachement pour mieux s’insinuer au plus intime des consciences et manipuler plus efficacement les volontés. Tout est tactique sous le masque de la morale omniprésente. A titre d’échantillons, voici d’abord pour l’effort requis des domestiques: Tout l’art du maître est de cacher cette gêne sous le voile du plaisir ou de l’intérêt, en sorte qu’ils pensent vouloir tout ce qu’on les oblige de faire.

Et voici pour la noble délation: Cette partie de la police établie dans cette maison me paraît avoir quelque chose de sublime; et je ne puis assez admirer comment Monsieur et Madame de Wolmar ont su transformer le vil métier d’accusateur en une fonction de zèle, d’intégrité, de courage, aussi noble ou du moins aussi louable qu’elle l’était chez les Romains … De sorte que, quand la faute est considérable, celui qui l’a commise peut encore quelque fois espérer son pardon, mais le témoin qui l’a tue est infailliblement congédié comme un homme enclin au mal.
Sans doute objectera-t-on qu’il s’agit là seulement d’un roman. Et pourtant, nous semble-t-il, aucune page ne permet de pénétrer aussi bien dans l’esprit de ce qu’il faut appeler le despotisme spirituel. On trouvera alors d’autant plus inquiétant de trouver dans l’Émile -œuvre par ailleurs si révolutionnaire dans l’ordre de la pédagogie- la remarque suivante qui consonne étrangement avec tout cet art de la manœuvre de la liberté pratiqué si habilement à Clarens:
Qu’il [l’enfant] croie toujours être le maître et que ce soit toujours vous qui le soyez. Il n’y a pas d’assujettissement si parfait que celui qui garde l’apparence de la liberté; on captive aussi la volonté même. Sans doute, il ne doit faire que ce qu’il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse.
Mais, demandera-t-on alors, pourquoi en dernière analyse cette volonté, à la lettre inquisitoriale, de peser ainsi sur la volonté profonde d’autrui? On commettrait un contre-sens complet en ne voyant dans cette attitude qu’un pur machiavélisme entendu au sens d’une simple quête de l’efficacité. Le despotisme spirituel est par principe référence à un absolu de vérité dans le but de fortifier de concert obligation morale et obligation politique par une sanction religieuse. Or Rousseau, comme l’a bien montré Derathé, est persuadé qu’on ne peut être homme de bien si l’on est athée, car pour lui les opinions religieuses influent sur la conduite des hommes. C’est pourquoi l’État a, par vocation, inspection sur elles:
Pourquoi un homme a-t-il inspection sur la croyance d’un autre? Et pourquoi l’État a-t-il inspection sur celle des citoyens? C’est parce qu’on suppose que la croyance des hommes détermine leur morale, et que des idées qu’ils ont de la vie à venir dépend leur conduite en celle-ci … Dans la société chacun est en droit de s’informer si un autre se croit obligé d’être juste, et le souverain est en droit d’examiner les raisons sur lesquelles chacun fonde cette obligation.

Comment alors s’étonner que le Contrat social s’achève par le chapitre sur la religion civile (IV, 8), après d’ailleurs avoir traité dans le chapitre précédent de la censure dont le mérite éminent est d’épurer les mœurs en redressant les opinions (il n’est pas question d’échange critique entre ces dernières!) Et, plus avant encore, dans le chapitre II, 7, où sont invoquées les figures de Moïse, Mahomet et Calvin, Rousseau glorifiait la tâche sacrée du législateur qui, en faisant parler les dieux ou Dieu, donne à la loi politique son sceau religieux de sainteté. Effectivement la religion civile ne se réduit pas au simple rôle utilitaire d’assurer un consensus social. Puisque, comme nous l’avons vu, il n’y a pas de vertu du citoyen sans foi de celui-ci en une transcendance, il n’y a pas d’État digne de ce nom sans vraie religion à son fondement. Autrement, demande Rousseau, comment celui qui ne croit pas à un au-delà accepterait-il de mourir pour sa patrie? La religion civile se présente alors comme effectuant la synthèse entre celle, nationale, du citoyen antique et celle, intérieure, de l’homme moderne (la religion de l’Évangile), amalgamant en un tout le caractère civique de la première et la transcendance de la seconde. D’où les trois dogmes en lesquels va se trouver chevillée solidement la vertu du citoyen: existence de Dieu, immortalité de l’âme, sainteté du Contrat et des lois. Certes, concède Rousseau, l’État ne peut obliger personne à confesser ces dogmes. Mais alors, que l’opposant soit banni, sinon comme impie, du moins comme insociable. Par contre s’il arrivait pour son malheur à un citoyen de se renier après avoir juré, qu’il soit puni de mort. Quant à l’intolérance, elle est certes condamnée, mais après avoir été définie comme le propre des cultes qui ont été exclus de la cité (et en priorité la religion du prêtre dont le vice est de couper le nœud social en partageant la volonté du citoyen entre les deux autorités opposées de l’Église et de l’État, donc entre deux chefs et deux patries).
Alors même que la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1789 posait dans l’article 10 le principe de la liberté de conscience: Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi -Robespierre, vertueux et grand disciple de Rousseau, en cherchant à instituer le culte de l’Être Suprême, se souviendra assurément de la religion civile du Contrat social. On connaît la suite. La Convention, après avoir reconnu par décret l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, s’associe le 8 juin 1794 à la fête de l’Être Suprême, puis établit la loi du 22 Prairial (10 juin 1794) qui inaugure ce que l’on a nommé la Grande Terreur.

Quentin Latour, Autoportrait
Hubert Robert: Fête nocturne donné par la reine au Trianon pour le Comte du Nord (le futur Paul I de Russie)
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