4 La nature de l’homme n’est pas une essence fixe …

Il faut pourtant conserver la terminologie traditionnelle sans pour autant céder à l’argumentation des par­tisans du retour au droit des Anciens et en particulier sans accepter l’interprétation essentialiste et hiérarchisée de la nature humaine à la manière d’Aristote.

Lorsque Rousseau parle de la nature de l’homme, il pense non pas essence fixée à la manière d’une espèce biologique mais perfectibilité qui distingue l’homme de l’animal. Celle-ci, liée indissolublement à la sociabilité, est donc ouverture à la culture et à l’histoire, ce qui signifie pour l’homme à la fois promesse d’accomplissement et risque de dépravation (inégalités, perte de la liberté). En ce sens on peut dire que pour l’homme, sa nature est d’être voué à la culture. Et, sur ce point, Kant reprendra, en la prolongeant, la pensée de Rousseau.

Comme l’auteur du Discours sur l’inégalité, il souligne d’abord avec force la différence entre l’homme et l’animal, ce dernier par son instinct étant déjà tout ce qu’il peut être, une raison étrangère ayant déjà pris soin de tout pour lui, tandis que le premier, dépourvu d’instinct, a besoin de sa propre raison pour façonner sa conduite en dégageant peu à peu de lui- même, par son propre effort, l’ensemble des dispositions naturelles de l’humanité. Comme Rousseau encore il insiste donc sur la perfectibilité comme développement des capacités virtuelles en liaison avec la sociabilité. Le propre d’un être raisonnable en effet, nous rappelaient les Fondements, est de posséder la faculté d’agir d’après la représentation des lois, c’est-à-dire selon les principes, de sorte que seul un être raisonnable a une volonté.

On se reportera avec intérêt aux analyses de Ferry-Renaut dans leur Philosophie politique: Fichte apporte des développements suggestifs à partir des § 64-65 de la Critique du jugement en insistant successivement sur la différence de l’animal et du végétal, puis de l’homme et de l’animal. Fichte distingue alors le libre mou­vement déterminé (l’instinct) et le libre mouvement indéterminé (la liberté), ce qui le conduit à cette formule remarquable: Tout animal est ce qu’il est, l’homme seul originellement n’est rien. Selon Fichte, le propre du corps articulé de l’homme est de ne pouvoir être subsumé sous aucun concept mais seulement saisi immédiatement comme alter ego à partir de ma propre liberté. D’où cette formule: le corps articulé de l’homme est sens. Tout ceci peut assurément être considéré comme inaugurant une authentique phénoménologie du corps à la manière de Merleau-Ponty.

Mais, ajoutait également ce texte, l’homme n’est pas seulement raison, il est aussi sensibilité et Kant nommait cette unité concrète sujet humain, homme, nature humaine. Cette dernière, en tant que telle, est ainsi ouverture au monde de la culture avec ses promesses de perfectionnement et d’épanouissement, mais en même temps ses occasions de chute dans des vices qui étaient totalement étrangers à l’état d’ignorance. Tel est le risque inhérent à ce passage de la tutelle de la nature à l’état de liberté.

On le voit Kant et Rousseau n’entendent pas le concept de nature humaine au sens essentialiste d’Aristote. Car, en ce dernier sens, ils affirmeraient plutôt, à la manière de Sartre, qu’il n’y a pas de nature pour l’homme, que celui-ci est néant en tant qu’il n’est pas ce qu’il est et qu’il est ce qu’il n’est pas. Il faut d’ailleurs aussitôt ajouter que ceci n’implique nullement une commune idée sur la liberté. Aussi bien Rousseau et Kant ne récusent pas le terme de nature humaine. Et il ne s’agit pas là d’une simple question de vocabulaire mais d’une question de fond. Ce que Kant en particulier refuserait dans une conception du type de celle de Sartre, et sans revenir au point de vue d’Aristote, c’est précisément une interprétation purement volon­tariste de la liberté dans laquelle celle-ci apparaît non seulement sans référence (sinon hostile) à une exigence absolue (celle de la loi morale universelle), mais aussi trop dégagée par rapport à une union avec la sensibilité, marque irrécusable de notre finitude.

C’est cette double dimension, d’une part d’incarnation et de chair, et d’autre part d’aspiration à l’universel que désigne ici très précisément le concept de nature humaine et qui donne à notre liberté sa densité existentielle concrète, irréductible à une liberté simplement technicienne et qui, très vite glissant sur une pente technocratique, n’hésitera pas à manipuler corps et âmes.

Or l’immense mérite de la notion de droit naturel repose justement sur ce renvoi plus qu’implicite à une nature humaine prise ainsi dans toute sa complexité pluridimensionnelle. Et ceci vaut à la fois sur le plan proprement personnel et sur le plan juridico-politique. Impossible en effet de réduire la liberté d’une personne à la transparence d’un pour soi dont le regard se porte sur un corps traité en simple instrument.

Quand, par exemple dans Le deuxième sexe, S. de Beauvoir écrit: Oui, la femme a un corps difficile, mais entre l’homme et la femme il n’y a que cette différence érotico-sexuelle, n’oublie-t-elle pas la leçon majeure de la psychanalyse, à savoir que l’être humain est, de part en part, un être sexué, donc toujours un sujet incarné engagé dans et par son corps à vivre une certaine manière d’être au monde? Il y a donc, comme le souligne Buytendijk, une relation au monde qui est à la fois humaine et spécifiquement féminine (et gay?). Et effectivement si je suis mon corps, chacun vit un style de liberté qui lui est propre.

De même c’est la référence à une commune nature humaine contenue dans l’idée de droit naturel qui nous incite à ouvrir toujours davantage nos institutions juridiques et politiques pour les rendre attentives à la communauté de tous les hommes et susciter au nom même de cette dimension d’universalité humaine le respect des différences culturelles.

Ces considérations, en tant qu’elles mettent l’accent sur l’articulation concrète qui définit les rapports entre nature et culture, rejoignent la tendance fondamentale de tout un courant de l’anthropologie contemporaine à renvoyer dos à dos les deux mythes jumeaux de la société contre nature et du retour à la nature comme paradigme perdu, précisément en dénonçant le postulat sous-jacent, qui les sous-tend tous deux, d’une antinomie irréductible entre nature et culture.

En fait la nature humaine se définit par un ensemble de possibilités ou virtualités sur lesquelles chaque culture procède à un prélèvement et à une systématisation qui lui sont propres. Le modèle de ce processus qui aboutit à l’établissement d’une sorte de péréquation entre et nature et culture est fourni par le langage (ce qui n’a rien d’étonnant dans la mesure où celui-ci est au fondement même de la culture). Durant la période dite de babillage, l’enfant, quel que soit le lieu ou l’époque de sa naissance, est capable de produire la totalité des sons réalisables par le larynx humain, mais dès qu’il commence à parler sa langue maternelle, s’opère chez lui une régression phonique qui est comme l’envers de son incorporation culturelle et il ne peut plus alors prononcer que les sons correspondant au système phonématique propre à cette langue. Sur cet exemple privilégié, on aperçoit clairement qu’il est impossible d’opérer à terme chez l’homme une analyse réelle entre ce qui est naturel et ce qui est culturel, et en même temps qu’on est forcé de reconnaître l’ancrage nécessaire de toute culture dans une nature, à la fois fond indifférencié faisant fonction de matrice pour l’édification de styles culturels différents et fond commun universellement présent en tout homme à sa naissance (assurant ainsi la possibilité d’une communication entre les cultures).

Il faut aller plus loin: cette articulation nature/culture est à entendre en un sens non pas statique et mécanique mais dynamique et dialectique. A cet égard l’évolution de la pensée de Lévi-Strauss est particulièrement sensible. Dans la préface de la Ve édition des Structures élémentaires de la parenté (P.U.F., 1949), il écrivait:

La culture n’est ni simplement juxtaposée, ni simplement superposée à la vie. En un sens, elle se substitue à la vie, en un autre, elle l’utilise et la transforme, pour réaliser une synthèse d’un ordre nouveau.

Dans une nouvelle préface pour la 2e édition du même ouvrage et qui date de 1968, il précise que finalement, on doit considérer peut-être que l’ar­ticulation de la nature et de la culture ne revêt pas l’apparence intéressée d’un règne hiérarchiquement superposé à un autre qui lui serait irréductible, mais plutôt d’une reprise synthétique per­mise par l’émergence de certaines structures cérébrales qui relèvent elles-mêmes de la culture.

L’intérêt d’une telle perspective, c’est, tout en refusant une détermination à sens unique à partir du biologique négatrice finalement de l’émergence propre à la culture, de s’opposer également en sens inverse à l’oubli du rapport d’enracinement inéluctable de toute culture dans la nature (comme s’il était possible de couper le cordon ombilical qui nous relie à la vie !).

Il serait intéressant de suivre chez un auteur comme Claude Lévi-Strauss l’évolution qui semble jalonner deux textes situés à une vingtaine d’années de distance: d’une part Race et histoire, d’autre part Race et culture. Le premier texte montrait, à partir d’une analyse des rapports entre nature et culture, qu’il n’y a pas de cultures racialement supérieures, mais simple cumul culturel dû à une coalition de chances puisées dans un identique fond naturel de possibilités humaines.

Selon le second texte, il n’y a certes pas de races au sens strict mais des identités culturelles (apparues à la manière décrite précédemment) tendant à se présenter comme des invariants éternels, sinon des espèces culturelles s’offrant comme des objets de classement pour l’anthropologue et entre lesquels il est souhaitable, au nom du respect des différences qui font la richesse de l’humanité dans sa diversité, de maintenir la bonne distance qui doit exister entre les groupes humains. L’ambiguïté de ces considérations et en général de l’exaltation de la valeur des différences entre les cultures ne saurait être levée que par une référence explicite (ici absente) à l’égalité de droit entre tous les hommes, principe qui seul peut fonder la légitime reconnaissance de l’infinie richesse de la diversité humaine.

Dans toute la tradition critique, depuis l’histoire de Babel jusqu’à Habermas, l’unité de l’humanité n’exclut pas le respect pour les différences, mais les requiert.

Raymond Court

Jimmy Nelson