Ce qui est précieux avec le Genet de Sartre, c’est qu’il parle en première personne et double sa phénoménologie d’une autoanalyse.
Ainsi nous livre-t-il une scène où opère une rencontre déréglée des désirs et des genres. Nous sommes au livre IV du Saint Genet, comédien et martyr, et tout commence avec Notre-Dame-des-Fleurs, livre grâce auquel cette intimité de nous-même avec nous-même est traversée par une surface idéale de séparation: cette surface est la page sur laquelle Genet écrit Notre-Dame.
Le régime esthétique n’est pas, comme on le voit, une mince expérience!
Et très vite, nous qui, contrairement à Genet ne bandons pas pour ses créatures, nous commençons à être vaguement tentés, Autres à nous-mêmes comme lecteurs de cet Autre qu’est l’écrivain.

Pour amorcer le récit de cette tentation, Sartre raconte une anecdote réelle tirée des Mémoires d’un dramaturge médiocre et oublié -il s’agit d’Yves Mirande- qui semble être la transition indispensable pour passer de la simple excitation de lecteur à l’expérience ontologique du travesti. Comme si cette aventure arrivée à ce personnage banal pouvait donner à sa propre expérience une dimension plus partageable, qui concerne tout un chacun. L’anecdote est celle d’un homme qui, ayant conquis une charmante inconnue un soir à l’Opéra, s’aperçoit qu’il a affaire à un homme travesti. C’est de cette expérience de l’homme ordinaire que Sartre va partir pour capter la nature spécifique de l’expérience hétérosexuelle du corps travesti qui, écrit-il, est celle du lecteur de Genet: désir frappé d’horreur qui pourtant demeure sans pouvoir s’effacer et s’obstine à chercher la femme dans le mâle démasqué. Il ajoute aussitôt: n’est-ce pas notre désir imaginaire devant Bulkaen, petite femme, môme à Divers et redoutable voyou?
Mais Sartre ne s’arrête pas là. Il lui faut maintenant décrire précisément l’extraordinaire plasticité du désir masculin, en tant qu’il est en mesure de troubler le genre, et où le Je se fait Autre, où la première personne du discours est un Je qui vaut pour n’importe quel Je:

Si je n’ai vraiment aucun penchant pour les garçons, alors Je deviens en moi l’Autre. Un autre se sert de moi pour convoiter ce que je ne puis convoiter. Si je veux me délivrer, revenir à moi, alors le jeune voyou, sans cesser d’être mâle, prend tous les caractères seconds de la féminité, sa peau s’adoucit, ses courbes s’arrondissent, il mue et devient la fille la plus garçonnière que je puisse désirer… Je me trouve en présence d’une chair à demi abstraite, asexuée, mais vivante et désirable, ou, mieux encore, en face de la désirabilité anonyme de toute chair, comme signification limite des mots.
Passage fascinant qui inscrit chez le sujet hétérosexuel l’ambivalence radicale des genres dans une performance symbolique, où le sujet atteint la signification limite des mots: ce qu’on pourrait appeler une expérience du Neutre, une exemption du sens, une mise entre parenthèses de la signification au cœur de l’expérience symbolique des sexes, qui est désirabilité anonyme de toute chair.

Genet, de là où il se tient, a repéré les défaillances de l’ordre symbolique et celles de la Loi, et il a fait de ces défaillances le lieu de la jouissance. C’est de cette opération que naît le travesti, que naît Divine. Et si Divine nous touche tant, et parvient si bien, comme l’écrit Sartre, à opérer sur nous une levée fascinante de notre honnêteté, sans nécessairement produire de la perversion, c’est parce que Genet a compris que le travesti avait à voir avec cette jouissance-là. Jouissance qui ne peut pas ne pas être nouée à la question de la vérité et du savoir. C’est aussi la raison pour laquelle le texte de Genet, comme l’affirme Sartre, s’adresse prioritairement au sujet hétérosexuel qu’il s’agit, comme dans le cas de Sartre, de tenter, et de faire bander, comme le fait Divine, comme le fait le travesti, avec ses clients. Mais pas n’importe comment.
Ainsi, que le travesti soit plus femme que les femmes (the queen will out-woman women) n’est en rien, comme le pense Butler, le témoignage d’une soumission de celui-ci aux normes de l’hégémonie hétérosexuelle blanche, mais la victoire du faux sur le vrai, du simulacre sur l’essence, de l’artifice sur la nature. Plus encore, c’est la preuve que la vérité est déguisement car les défaillances de la loi et de l’ordre symbolique qui autorisent le travesti à se substituer à la femme et à l’emporter, par le semblant, en vérité sur elle, démontrent qu’une autre loi est née de ces défaillances.
Le triomphe de l’imposture, loin d’être dénonciateur, est ce qui, se substituant à un ordre fondé sur la différence sexuelle, ouvre à un autre monde, un monde véritable, un monde qui échange, qui jouit, un monde fondé sur l’illusion comme loi.

Cette expérience d’une autre loi, c’est donc Sartre qui est l’un des premiers Modernes à la communiquer, c’est pourquoi son Saint Genet est si important. Avec l’analyse du Tu es un voleur et de cet Autre que nous retrouvons à nouveau, Sartre, grâce à Genet, est amené à proposer une ontologie où le Néant a à voir avec le trucage, le faux, la réciprocité impossible, le miroir infini des choses et ses reflets, des actes et des gestes: sans doute l’épreuve sexuelle à laquelle Genet confronte Sartre est-elle plus vertigineuse que celle qu’il avait imaginée dans L’Être et le néant: l’homme qui, au café, fait la cour à une jeune femme qui feint de ne pas s’en apercevoir. Car, cette fois-ci, c’est lui-même face à quelqu’un qui fait semblant d’être une femme, et qui fait semblant de ne pas s’en apercevoir. Cette autre loi, cette loi qui repose sur le trucage et l’illusion, Sartre l’expérimente dans une situation où son propre corps est embarqué, où la confusion est totale. Confusion des sexes, confusion entre nos souvenirs personnels et la scène sexuelle que nous lisons, au point, ajoute-t-il, que:
C’est de nous qu’on parle; ou plutôt c’est nous qui parlons. C’est nous qui disons: J’ai, à deux lits de moi, son petit visage crispé par je ne sais quel mystérieux drame … Ses dents imparfaites d’une denture parfaite, son regard sournois et méchant, son front buté, jamais content et, sous sa chemise blanche et rigide, cet admirable corps que ni les coups ni les jeûnes n’ont pu faner.

Je deviens en moi l’Autre entre les bras du travesti. Alors la proie offerte par Genet et que Sartre maintenant convoite est donc tout à la fois petite femme et redoutable voyou, androgyne qui ne se limite pas à une désirabilité acceptable par les normes hétérosexuelles, mais qui ne cesse d’osciller entre la dureté du mâle, et certains caractères seconds de la féminité. Face à Divine, Sartre explique:
Qui ne désirerait cette charmante aventurière? Seulement voilà, cette femme est un homme. Pédérastes par la puissance des mots, nous goûtons un instant, dans l’imaginaire, la volupté défendue de prendre un homme et d’être pris.
Le protocole du récit phénoménologique sartrien doit nous éviter de psychologiser. L’expérience que Sartre relate n’est pas révélatrice d’une homosexualité refoulée et n’efface pas les portraits peu sympathiques des homosexuels présents dans son œuvre de fiction (par exemple la lesbienne Inès dans Huis clos ou l’homosexuel Daniel Sereno dans L’Age de raison).
Ce à quoi Sartre nous conduit, c’est à une véritable phénoménologie du travesti, c’est-à-dire d’un dévoilement de la chose même. Le travesti est bien cette femme qui bande et qui met le monde et la loi du monde à l’envers, comme un gant qu’on retourne, comme une anamorphose, si, à la manière d’une anagramme pour les mots, l’anamorphose est bien étymologiquement une forme inversée.

Et, pour autant que le Je utilisé par Sartre ici soit un Je universel, il s’agit également d’un Je singulier, réalisant ainsi cet ego qu’il n’a jamais aussi bien décrit que comme universel-singulier (Situations IX).
Même si Sartre se donne un prédécesseur médiocre et quelconque -ce dramaturge insignifiant qui lui sert de marchepied- l’expérience du travesti demeure quelque chose d’unique pour la subjectivité qui la vit. Et de cela, Sartre laisse une preuve surprenante, amusante, mais significative, en refusant la possibilité à François Mauriac de pouvoir affronter cette expérience subjective, et cela dans une diatribe extraordinairement violente contre l’auteur de Thérèse Desqueyroux, qu’il prête à Genet lui-même. Mauriac a écrit un texte particulièrement hostile à Genet à propos de sa pièce Haute surveillance, Le cas Jean Genet, Le Figaro littéraire, 26 mars 1949. On connaît aujourd’hui, notamment par la biographie de Jean-Luc Barré, et on s’en serait douté, ce qu’il en fut réellement du rapport de Mauriac à l’homosexualité.
Le Genet-de-Sartre a été mal reçu par Genet lui-même, et par la communauté gay, comme on ne disait pas à l’époque. C’est qu’il ne s’agit pas de communauté. Le travesti n’est pas seulement celui qui fait éclater les normes de genre, pas seulement celui qui gomme une autre frontière, celle entre homosexualité et hétérosexualité. Il nous fait comprendre qu’il n’y a pas de trouble dans le genre -c’est-à-dire de combat contre le patriarcat- sans sujet hétérosexuel.
