Le dernier juif

Derrida écrit Circonfession entre janvier 1989 et avril 90, au moment de l’agonie de sa mère, la survivante éternelle: une mère réelle ayant perdu ses capacités cognitives, présentement présente, qui éternellement se survit à elle-même, inchangée dans sa répétition infinie. Il a alors 59 ans.

Le texte est composé de 59 bandes d’écriture, constituées chacune d’une seule phrase, une par année de vie: 59 périodes ou périphrases. Elles courent en bas de page, formant 59 anneaux successifs qui représentent 59 blessures: 59 reprises du prépuce circoncis. Notons que 59 est un nombre premier. Que c’est le nombre de chapitres de Tandis que j’agonise de Faulkner, et aussi le nombre de vers prononcés par le spectre dans l’oreille de Hamlet (I, 5). Le texte ressemble à une confession, mais Derrida avoue ne pas savoir qui parle, ni qui prie dans ce texte, ni à qui il s’adresse, ni ce qui s’y dit.

Le jeune Cicéron, Vincenzo Foppa

En parallèle, il commente les Confessions d’Augustin et des extraits de ses propres Carnets (inédits), écrits entre 1976 et 1984, auxquels il avait alors donné le titre: Livre de la circoncision (ou Livre d’Élie). Circonfession est le contrepoint de Derridabase, de Geoffroy Bennington: théologiciel, machine logique, grammatologique, résumé clos, sans citation, du système théorique derridien. Le texte occupe un peu moins du tiers inférieur de chaque page et il est possible de le considérer comme une très longue note de bas de page (רגל en hébreu, euphémisme de pénis), écrite dans le sang, les pleurs, la prière, le blasphème, le parjure et la mort (On demande toujours pardon quand on écrit).

Nom: Derrida.

Prénom: Jacky ou Jacques (ou encore Jacob).

Prénom hébraïque: Élie.

Il se confesse, ou plutôt se circonfesse, car c’est sa circoncision qui se rappelle à lui. Il n’avait que 8 jours et ne peut s’en souvenir. Elle se rappelle à lui, différance et auto-affection, écran et écrin, par des fantasmes corrélés à sa mère mourante.

Benezzo Gozzoli

Cette circoncision, événement de rien, impossible à circonscrire, dont on peut faire l’aveu, mais sans vérité, sans hymne, comme s’il ne s’arrêtait jamais, comme le sang continue de couler dans la veine après la prise de sang, Derrida l’évoque sans la raconter et avoue que depuis qu’il écrit il n’a jamais parlé que de ça:

Circoncision, je n’ai jamais parlé que de ça, considérez le discours sur la limite, les marges, marques, marches, etc …, la clôture, l’anneau (alliance et don), le sacrifice, l’écriture du corps, le pharmakos, exclu ou retranché, la coupure/couture de Glas, le coup et le recoudre.

L’anneau de peau jeté, enterré dans le sable, est une bague, une alliance. Même rompue, elle subsiste à travers une autre langue, une autre syntaxe, une autre alliance. Même s’il n’a pas transmis la religion juive, même si ses fils sont incirconcis, il a donné à son œuvre une forme circoncise qui lui survivra. La filiation qui se termine avec lui trouvera son chemin dans une écriture qui coupe comme une lame dans le langage (L’écriture doit être la hache qui brise la mer gelée en nous, Kafka) et aussi hors-langage, dans la vie.

La circoncision est comme une prise de sang. On cherche la veine. Par la pointe d’une seringue on provoque un écoulement, une surabondance, une crue. Puis l’autre, l’infirmier, interrompt le flot, il construit une digue, il aide à la cicatrisation. Reste le sang prélevé et quelque chose de beau, un apaisement glorieux.

Habituellement invisible, le sang devient visible, sans l’intervention du moi, sans responsabilité. Cette veine, qui est celle de la vie, est aussi celle de l’écriture. Une fois circonscrite, elle dit je et prend la forme d’une langue. Ainsi, la circoncision définit une sorte de schème: épanchement/arrêt. C’est une surabondance suivie d’un bord, à partir duquel ça fait œuvre. La double valeur de l’acte perdure comme le double sens des scars: coupure/cicatrice, sang versé/éponge, mer infinie/différence finie. Il faut que l’œuvre cicatrise, qu’elle durcisse, et pourtant demeure une plaie ouverte, qui continue de saigner, car c’est sa surabondance qui la rend belle.

Derrida affirme avoir toujours été eschatologiste, depuis sa naissance, quand on l’a prénommé Élie et qu’on l’a déposé sur les genoux de son oncle Élie, son parrain. Depuis qu’il a quitté sa famille, il se vit comme un survivant: le dernier des juifs. Il avoue son parjure, son blasphème, sa trahison. Quelle trahison? Qu’a-t-il parjuré? Qui a-t-il trompé? Pourquoi se somme-t-il lui-même de comparaître devant Dieu et devant la loi? Quelle est cette plaie dans sa vie qu’il compare aux escarres de sa mère malade? Il est sorti du judaïsme. Il est le dernier juif de sa lignée. Sa circoncision est purulente, comme les escarres de sa mère qui ne cicatrisent pas. Les plaies restent ouvertes, le sang ne coagule pas.

Benezzo Gozzoli, Salomé

Dieu a chargé le prophète Élie d’être présent à chaque circoncision, qui renouvelle l’alliance. Derrida assume cette charge, cette figure. Il renoue les liens, il renouera avec le silence d’Élie le jour de sa mort. Et la mort déjà l’environne. Il hérite de morts, il leur survit mais pleure déjà sa propre disparition. L’on ne peut hériter de quiconque que si l’on accepte de se donner la mort.

Il le confesse (dans ses Carnets de 1976), il l’avoue, le revendique, lui qui n’a aucune pratique juive. C’était, depuis toujours, au bord de ses lèvres. Pourquoi au bord? Un anneau. La limite extrême de toutes ses circoncisions. Il a vécu, il a joui, il a pleuré, il a prié, il a souffert, toujours dans un entre-deux, entre l’imminence de la fin et le prolongement de sa généalogie. Il cite Augustin, comme s’il voulait d’emblée circonscrire les simplifications, mais sans vérité rassurante, sans chemin prévisible. Il n’est pas seulement le dernier des eschatologistes, il est aussi le plus avancé: Ils ne m’ont jamais pardonné d’être l’eschatologiste le plus avancé, la dernière avant-garde qui compte. Le plus avancé, c’est celui qui maintient l’avenir ouvert, sans horizon.

On peut, sans être juif, ne pas rompre avec cette eschatologie. Il suffit d’aimer cet autre qui est absent, de réinventer une nouvelle circoncision, instituée non par le père, mais pour la mère, accepter soi-même une auto-déchirure par laquelle il devient possible, en habitant ce qui reste de judaïsme, de mêler sa voix à celle des 4 rabbins du Pardès (l’Éden, le jardin de l’enfance): l’un revient sain et sauf, un autre meurt, un autre devient fou, le dernier se fait Autre. Derrida se mêle à leur chant.

Benozzo Gozzoli, Autoportrait, détail des Rois Mages

Leur incantation résonne encore dans l’amphithéâtre de l’EHESS, dans le jardin de l’école de son enfance (13, rue d’Aurelle-de-Paladines à El-Biar), et aussi dans celui d’une autre école, rue d’Ulm. Derrida est à la fois les 4 rabbins. Il enseigne aux 4 niveaux, non avec sa pensée mais avec son sang, les moyens de la confession. Dans l’amphithéâtre, il entend à peine sa propre voix. Il faudrait qu’il découpe les mots, les lèvres et les langues pour ne plus être enfermé dans l’exiguïté de son lexique, il faudrait qu’il fouille les langues, toutes les langues du Pardès auquel seule la fine lame de l’écriture peut conduire.

D’où l’hypothèse selon laquelle c’est de ça, la circoncision, que, sans le savoir, en n’en parlant jamais ou en parlant au passage, comme d’un exemple, je parlais ou me laissais parler toujours, à moins que, autre hypothèse, la circoncision elle-même ne soit qu’un exemple de ça dont je parlais, oui mais j’ai été, je suis et je serai toujours, moi et non un autre, circoncis, et il y a là une région qui n’est plus d’exemple, c’est elle qui m’intéresse.

Anch’io sono circonsiso, relassati!

À l’encontre de Derridabase, Circonfession n’est pas un théologiciel: il n’y a pas pour Derrida de transcendance séparée d’avec sa propre peau. La circoncision n’est pas un événement passé, achevé, elle se répète, elle se réinvente: rouvrir la plaie de la circoncision est une figure de la déconstruction. Derrida l’écrit dans sa peau, il la coupe, c’est une déchirure. L’autre sépare la peau, étrange condition qui fait espermer, écrire sur une autre peau, une peau plus grande, qui tient lieu de porte-parole provisoire, tendue au-dessus de soi, comme celle, sublime, d’Augustin -mais à toujours re-déchirer.

Les Rois Mages, Gozzoli, détail

Si ce livre ne me transforme de fond en comble, s’il ne me donne pas le sourire divin devant la mort, la mienne et celle des aimés, s’il ne m’aide pas à aimer plus encore la vie, il aura échoué, quels que soient les signes éventuels de son succès, je ne veux pas qu’il échoue à jouer la réussite comme un échec où la perte vaut salut, jeu trop connu, je veux qu’il réussisse décidément et que je sois le premier, voire le seul à le savoir vraiment, là où la limite est la circoncision, la chose, le mot, le livre, à faire sauter, non ce n’est pas ça, mais à traiter, aimer de telle sorte que je puisse écrire, ou mieux, vivre sans plus avoir besoin d’écrire.

Peut-être existe-t-il une autre façon, secrète, de lire Circonfession. Une autre circoncision. Une circoncision où l’autre ne se contente pas de lire le texte mais le mange (à la place du prépuce), le suce comme on tète une mère. Ce qui est secret ici n’est pas le fantasme de fellation, c’est la place de l’écriture, le désir de littérature: un secret conscient, le secret de sa souffrance. Si le livre échoue, comme les autres, le prépuce-anneau-texte n’est pas mangé, et il faut continuer d’écrire, jusqu’au dernier jour: le sourire divin devant la mort.

François prêche aux oiseaux, Gozzoli, détail

Si tout ce que Derrida a écrit n’est qu’une réponse à cette question (Qu’est-ce que la circoncision?), il affirmera en une autre circonstance, une seule, en 1988: Je ne parle que de ça. À propos du nazisme de Heidegger: Comment le lire sans se laisser contaminer par le pire? On me reproche de ne pas dénoncer le nazisme de Heidegger! Alors que je ne parle que de cela.

Jean Morand