Tout en contestant le diagnostic psychanalytique sur le sujet pervers, Derrida ne cesse de le valider: le pervers serait un vieil enfant qui ne veut pas renoncer au phallus qu’il prête à la mère, et dont le fétiche est le substitut.
Dans Glas, il se moque des docteurs de la loi qui psalmodient: castration, fétichisme, castration de la mère, fétichisme, castration, castration je vous dis …, il se moque du phallus de la mère, il se moque du fétiche, mais il ne sort jamais de ce schéma, par exemple quand il résume ainsi Les Bonnes de Jean Genet:
Les Bonnes sont pleines et vides du phallus de Madame que Madame n’a pas.
Derrida occupe lui-même cette place si singulière du sujet pervers, dont l’arme principale est la dénégation. Il se pose comme celui-qui-dénie-la castration, pour parvenir à un dispositif qui lui est propre: l’accès à l’incastrable, énoncé dans une formule brève et opaque: l’indéniable est l’incastrable.
Il est indéniable en effet que la castration au sens propre n’a pas eu lieu, ou si rarement, au Vatican et en Chine. La castration, limitation de la toute puissance phallique, est fantasmagorique: Derrida ramène le quasi-concept freudien de fantasme à la notion sans malice de fantasmagorie, une opération qui ne l’est pas elle, sans malice.
Et c’est parce que la loi n’est que virtuelle qu’elle autorise un monde d’interchangeabilité des sexes, coupés ou pas, postiches ou pas: la suspension de la différence des sexes est à la fois affirmée et niée. Ici s’avancent les Travestis.
Il y a interchangeabilité de la castration et de l’érection, qu’un autre mot-valise permet et suscite: anthérection (anthère, mot venu des sciences botaniques, de l’étude des fleurs …, et érection), que Derrida commente ainsi:
Il ne faut pas simplifier la logique de l’anthérection. Ça n’érige pas contre ou malgré la castration, en dépit de la blessure ou de l’infirmité, en châtrant la castration. Ça bande, la castration.
Se déploie une fresque dont l’hermaphrodisme semble être l’horizon. Hermaphrodisme ambigu, qui ne cesse de jouer sur des faits biologiques et sur une perversion des mots, dont l’anthère ou l’étamine par exemple sont le prétexte: lieu de la dissémination, de la différance -cette dormance des graines- lieu d’équivoque de l’androcée et du gynécée.

Le glas du phallogo-centrisme, c’est la déconstruction, par la jouissance, d’une pensée gouvernée par les identités genrées. La jouissance est celle des mots, qu’entrecoupent (forcement) des scénographies: Partouzes? Tableaux Vivants? Cérémonies Civiques, célébrant la subversion à venir, en la mimant? Cours d’Université? Carnavals?
La déconstruction n’est nullement la voie du political correctness comme les campus américains en ont fait leur lecture exclusive, mais d’abord un jeu baroque avec le phallus et les fleurs. Derrida multiplie les prouesses pour extraire le phallus du Temple Lointain où Lacan l’aurait enfermé. Le phallus y serait le dieu caché de la Grande Loi organisatrice de notre monde rigide, cruel, injuste, prisonnier des fonctions symboliques de la parenté. Et qu’est-ce que la Loi des Lois, sinon l’interdit de l’inceste.

Derrida transfère le phallus de l’univers symbolique où il règnerait dans un retrait infini, vers le royaume de l’imaginaire, où il est infiniment disponible. Disponible à toutes les greffes botaniques et verbales possibles, mais pas seulement: il s’agit bien d’accéder au lieu réel, vrai lieu, comme dans le Roman du Graal. Ha, Guéris suis! J’arrive enfin dans la chapelle consacrée à la déconstruction de la différence sexuelle, la Chapelle de l’Inceste. Et là, ma Mère, une femme qui bande, est la Vierge Marie.
En effet l’Hymen que Marie incarne par sa personne toute entière comme éternellement intact, et le Phallus, que la bite désigne dans sa fonction de pénétration, sont un seul et même objet imaginaire. Et si le travesti remplit si bien la fonction lacanienne d’incarner la mère qui bande, alors Derrida chante dans Glas cette nouvelle Bonne-Mauvaise Nouvelle:
Non plus la mère mais sa mère, non plus la mauvaise mère, celle qu’on ne peut ériger, mais le phallus éjaculant sur la croix, la mère droite, c’est-à-dire normale, en équerre, qui brille, elle, en Galilée, depuis toujours, dont le sexe debout reluit, dégouline de sperme.

Je fus alors revêtu d’une gravité très haute. Je n’étais plus la femme adultère qu’on lapide, j’étais un objet qui sert à un rite amoureux. Je désirais qu’ils crachassent davantage et de plus épaisses viscosités. C’est Deloffre qui s’en aperçut le premier. Il montra un point précis de ma culotte collante et cria: Oh! Vise sa chatte! Ça la fait reluire, la morue!
Cette citation de Genet, intégrée au récit incestueux de Derrida qui la précède, vient de Miracle de la rose, le plus gnostique des romans de Genet, le plus pétri d’ésotérisme médiéval. Reluire sous les crachats est une station du chemin de croix vers la bien connue, trop connue, sainteté dans le Mal.
Mais le texte derridien est là pour autre chose. A la confusion des genres et des sexes qui anime la flagellation du personnage dont Genet se fait le porte-voix, Derrida ajoute en filigrane une autre dé-différenciation, celle qui l’intéresse, celle qui joignait dans le monde genré la Mère et le Fils, l’hymen et le phallus. La Mère déploie alors tous ses talents et tous ses tentacules et tue son fils.
Avec Eric Marty
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Les fictions exploratoires, extravagantes, et belles, de Derrida, Genet, Foucault!, avec de tous autres moyens, continuent de donner beaucoup à penser, et à vivre. Il faut bien remarquer qu’elles n’ont congédié Œdipe à aucun moment: Œdipe, avec ses tours et détours, ses histoires, ses tissages, son passage et ses dépassements …
La dénégation d’Œdipe, elle, n’a donné que la mort, et quelques gros livres.

Luchino Visconti, Les Damnés
Un commentaire sur “2 Les Bonnes sont pleines et vides du phallus de Madame que Madame n’a pas”
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