IV L’avenir n’est pas ce qui va arriver mais ce que nous allons faire

Par sa référence au public, l’idéalisme critique transporte la notion de peuple au-delà de ses attaches particulières et momentanées, de son déterminisme simplement collectif, pour l’associer à la responsabilité d’un avenir ouvert à tous. Il cherche les signes d’une destinée humaine commune par-delà les déterminations simplement collectives, les unions naturelles contingentes et forcées.

L’idée d’humanité ne fait pas figure d’abstraction confortable, elle constitue l’unique liaison d’une société particulière à un avenir d’elle-même qui ne soit pas réduit aux contraintes et aux préjugés de son propre passé. Par l’idéalité de cette anticipation, un peuple asservi s’associe à la représentation de lui-même comme peuple libre. La formule: un peuple accepterait-il de se donner une pareille loi?, qui doit régler aussi le sort des hommes à venir, est une formule qui établit une distinction entre l’anticipation et la prévision, en laissant ouverte l’actualité de la civilisation pour les temps futurs.

S’il y a bien dans le kantisme, comme en juge Foucault, la naissance de la question de l’actualité, on se souvient que la réponse kantienne est celle d’une marche continue vers les Lumières. Sur le fond de cette attente peut être dégagé ce qui fait signe dans l’événement, ce qui rend significative telle phénoménalité. En supprimant l’horizon de cette anticipation indéfiniment renouvelée, on se condamne à réduire l’actualité à une événementialité anonyme, à la conscience d’une pure dispersion chaotique. On ne fait que ramener les peuples aux frontières de leur temps en les conviant à en accepter les limites.

L’avenir est, chez Kant, une catégorie de la culture plutôt qu’une dimension temporelle.

Il est déduit de la nature humaine, de l’inachèvement de ses dispositions. Talents et capacités ne se manifestent que par développement phénoménal, la nature humaine étant structurellement puissance d’avenir en ce sens que son vrai caractère, comme le notait Fichte, est d’avoir l’avenir en perspective.

C’est pourquoi on ne peut qu’indiquer cette perfectibilité, sans jamais la déterminer, et cela, dans la présence de signes suscitant une commune et publique adhésion. C’est l’adhésion des spectateurs et non la détermination des acteurs qui extrait de l’événement sa postérité reconnaissable: le véritable enthousiasme ne se rapporte toujours qu’à ce qui est idéal, plus spécialement à ce qui est purement moral, le concept de droit par exemple et il ne peut se greffer sur l’intérêt. Le criticisme ne sépare pas l’actualité de l’événement français de sa publicité, il les associe dans une sorte d’herméneutique de la perfectibilité humaine. La publicité sélectionne et abstrait la phénoménalité une forme universelle de légitimation qu’elle rend visible en la rendant représentable.

La liaison kantienne entre actualité et publicité libère le principe d’une conception éthique du progrès et de la civilisation de ses ressorts empiriques et iniques. Ce ne sont pas les choses qui engendrent les médiations entre les hommes, mais les hommes eux-mêmes qui s’instaurent comme les médiateurs dans leurs rapports à la phénoménalité. Il n’est plus désormais, pour des êtres privés d’un cosmos finalisé et ordonné, qu’un monde médiatisé par le l’approbation d’autrui. Est actuelle, dans la Révolution française, une destination que tous peuvent vouloir. En ce sens, la référence à l’actualité signe la forme publique de l’existence commune, l’élément identifiable de l’existence partagée.

La précarité, la fragilité des affaires humaines, leur caractère mortel et fini rend significative, chez Arendt, la notion de monde commun, par quoi elles prennent réalité et consistance: ce monde commun ne peut résister au va-et- vient des générations que dans la mesure où il paraît en public. C’est la publicité du domaine public qui sait absorber et éclairer d’âge en âge tout ce que les hommes peuvent vouloir arracher aux ruines naturelles du temps. La publicité du monde fait obstacle à la manifestation des sociétés et à leur engloutissement dans l’espèce générique. Elle désigne le lieu de l’apparence des choses, une apparence que tous peuvent énoncer et partager. Elle préserve le présent de sa dissolution dans l’instant puisqu’il s’étoffe de ce que les hommes, ensemble, veulent arracher à la fuite du temps.

L’actualité détiendrait ainsi le pouvoir particulier de préserver les promesses et les chances du présent. Si elle ne s’asservit pas elle-même au dogme de la positivité et de la fatalité de l’histoire, elle se fait conservatrice de la postérité du présent, gardienne de l’historicité potentielle humaine, exprimée comme perfectibilité, pouvoir des commencements ou responsabilité devant l’avenir. En tant que fait de civilisation, elle trouve sa portée culturelle dans l’expression d’un présent transmissible. Il lui faut sans doute échapper à la tentation de ne dire que son âge et de s’immobiliser dans la contemplation égocentrique et provisoire de soi. L’antinomie entre tradition et novation constitue certainement l’obstacle le plus difficile. Mais ce n’est qu’en sauvegardant la possibilité de l’avenir qu’elle donne une place dans le monde, non pas à son propre discours,  mais au présent dont elle exprime la réalité. Elle se dissout dans la pure disparité en se faisant porte-parole d’un traditionalisme dogmatique, simplement contempteur de la dégradation du présent, aussi bien qu’en sanctifiant des nouveautés destructrices de toute continuité.

Pour le rationalisme éthique de Kant aussi bien que dans le phénoménalisme politique d’Arendt, il faut pouvoir transmettre la part communicable et publique de notre appartenance au réel et cette délégation préserve la vie commune de la puissance d’inertie du révolu. Elle repose sur l’anticipation des générations futures par les générations actuelles et elle arrache aux ruines du temps la promesse de partager un monde commun. Par la question de son actualité, c’est toute une époque qui apprend à se situer, par les liens de la responsabilité, en relation aux générations passées et futures.

La civilisation enseigne que ni la science ni la liberté ne peuvent être l’œuvre entière d’une étape de l’histoire. Cette interdépendance entre les générations peut être assumée comme une valeur ou être subie comme un fait. La question de son actualité, pour le siècle des Lumières, est celle d’une transmission intacte des possibles pour les temps à venir. Même si les ressources et les raisons de son optimisme ne font plus l’objet de la même foi, l’acte de témoigner réclame toujours l’anticipation formelle et idéale d’une postérité humaine du présent: humanité signifie d’une part le sentiment universel de sympathie, d’autre part la faculté de pouvoir se communiquer d’une manière intime et universelle. Si l’actualité appartient à ce qui engage le présent dans une communication possible, elle trouve dans ce lien d’anticipation une objectivité qui la préserve de la banalité de l’éphémère.

Monique Castillo, Actualité et Civilisation

Gérard Fromanger

Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne

Emmanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières?

Emmanuel Kant, Critique de la faculté de Juger

Michel Foucault, Cours de janvier 1983, Collège de France

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