III Ce qui est imprévisible: la venue du Messie, la piqure du scorpion et l’histoire des hommes

Avec la Révolution française, l’histoire européenne a fait donc l’épreuve d’une radicale nouveauté mais l’Essai sur la Révolution analyse comment l’actualité révolutionnaire fit in fine perdre à la vie politique son antique et première dignité, celle qui l’associe à la fondation d’un espace de liberté partagée, délibérément extérieure à la servitude des besoins comme à la structure domestique de la domination, organisée autour de la survie.

La Révolution française, jouée en déguisement romain, a perdu la liberté qu’elle voulait inaugurer en instaurant la confusion du politique et de l’économique, en asservissant les fins du pouvoir aux besoins les plus urgents de l’existence, parce qu’elle fit le choix, jugé par Arendt terroriste en son principe, de déclarer la guerre à la misère au lieu de confronter les moyens de la liberté: elle s’est constituée elle-même comme un moyen technique de domination de la nature et de la société. Dès lors s’installe une instrumentalisation du pouvoir qui donne à la politique sa forme contemporaine: elle n’est plus liée à l’augmentation de la liberté mais à l’extension du pouvoir.

Au lieu d’arracher à la nature une forme d’existence spécifiquement humaine, la subordination de la politique à la vie brute justifie l’accumulation du contrôle, la mainmise de l’État sur toutes les modalités de l’existence. Le destin de la novation révolutionnaire fut d’actualiser toutes les formes de domination, d’annexer l’avenir à la suprématie de la vie, c’est-à-dire au règne de l’abondance par le développement des forces sociales.

La justification matérialiste des révolutions accentue ce processus dont elle confirme l’orientation. Les anticipations dialectiques de Marx asservissent l’espérance du futur à la puissance dévoreuse des besoins collectifs. Ce qui se trouve transformé et falsifié, dans ce pouvoir de l’histoire sur les hommes, c’est le concept de la nouveauté et, par là, celui de l’actualité. Elle ne signifie plus une émergence, une naissance ou un premier commencement mais une annexion réussie, une politisation étendue, l’accaparement des tâches et des conduites par une socialisation massive. La platitude et la redondance de la même “nouveauté” caractérise désormais une modernité qui a fini par écarter des enjeux révolutionnaires la liberté de l’homme. Les promesses de l’avenir ne concernent plus que l’accumulation des forces.

Le culte du bonheur social, qui voudrait actualiser les intérêts les plus fondamentaux de l’existence, se fonde en vérité sur la doctrine politique la plus pernicieuse de l’époque moderne, celle qui pose que le bien suprême est la Vie et que le processus vital de la Société est le centre même de l’effort de l’Homme. Le “pathos de la nouveauté” interdit et contredit la capacité de cerner du nouveau, il en brise l’indépendance, il n’augmente que le règne du même. La nouveauté ne désigne plus que la banalité de l’événement dans une civilisation de masse.

Pour contrer ce nécessitarisme et rendre sa place à l’initiative humaine, H. Arendt retrouve une intentionnalité critique avec une conceptualisation kantienne de la liberté comme pure capacité de commencer qui anime et inspire toutes les actions humaines. Il s’agit de rendre à la nouveauté sa véritable définition, perdue par sa banalisation et son instrumentalisation. C’est comme surgissement, commencement sans antécédent, que la nouveauté peut sauver le présent et arracher l’existence à la simple répétition. Pour que la nouveauté redonne un sens à l’actualité, il ne peut s’agir que d’une événementialité pure, défiant toute banalisation, qui restaure la surprise devant l’être et l’action d’autrui. Il s’agit d’arracher l’événement au poids de l’histoire en accueillant ce qui advient comme une naissance. La nouveauté doit servir à rétablir la capacité de voir et H. Arendt invite à regarder notre existence comme une chaîne de miracles.

Bien qu’elle se sépare de Kant par sa méfiance à l’égard de l’anticipation et de la prévision de l’avenir, dans laquelle elle voit le danger d’une politisation toujours plus absorbante, elle retrouve la dimension de l’ouverture à un monde commun par la vertu de l’inattendu, de l’imprévisible. Leur action est négative puisque la promesse qu’ils contiennent ne saurait dire la nature de l’avenir, mais leur pouvoir, qui est de surprendre et d’interrompre, libère des automatismes de l’histoire. Loin d’opposer une totalisation à une autre, un dogme à un autre dogme, l’anti-objectivisme phénoménologique fait surgir le réel dans la dimension de son irréductibilité.

Le réel ne doit pas seulement être déterminé dans son objectivité historique, mais aussi à partir du secret, qui interrompt la continuité du temps historique, à partir des intentions intérieures. Le pluralisme de la société n’est possible qu’à partir de ce secret.

Monique Castillo

Bernard Rancillac

A suivre …

Un commentaire sur “III Ce qui est imprévisible: la venue du Messie, la piqure du scorpion et l’histoire des hommes

Les commentaires sont fermés.