L’Homme-Loup te fera traverser les torrents de montagne

Christophe est le centurion d’une légion d’hommes-chiens, d’hommes-loups, un de ces hommes à tête de molosse qui vivent aux confins du monde, loin de Rome. Ils gardent la frontière de l’Empire. Christophe a été fait prisonnier par l’Autre Côté, s’est converti, revient, meurt en martyr!

Le limes n’a pas disparu, il a proliféré. Depuis l’Effondrement de l’Empire les confins sont partout, entre les bois et les prés, les prés et les villages, la grange et la maison: gués, passages, interfaces. Le goût des voyages ne se sépare pas de celui des enracinements, Occident. Ce qui est essentiellement lointain reste lointain, même physiquement proche, et le plus proche reste lointain, même en moi.

L’inconscient est le nom de l’espace herbeux, à jamais inconnu, derrière les granges. 

La légende de Saint Christophe: Christo-phoros, le porte-Christ, a été popularisée par La Légende dorée de Jacques de Voragine. Le Saint est d’abord un géant qui recherche le roi le plus puissant du monde pour le servir. Il entre au service d’un roi chrétien; puis il passe au service du Diable (car celui-ci est plus fort); puis, au service du Christ, quand il s’aperçoit que le Diable a peur de lui; son nouveau maître lui demande de lui faire traverser un fleuve; et il lui apparaît sous les traits d’un enfant qui devient de plus en plus lourd quand le passeur le prend sur ses épaules.

La légende emprunte au mythe d’Atlas; mais la force de l’enfant Jésus est différente de celle du géant; le vrai poids du monde est le péché. Et par ailleurs l’image de l’homme portant un enfant promis au sacrifice est immémoriale (en relation avec le mythe du berger portant sur ses épaules l’agneau du sacrifice).

cynocephale

Le gué -et quel gué, il y a trois millions d’années- est le passage entre le cru et le cuit, l’aboi et le langage. Ici à Byzance: Christophe est aussi le Patron des paléo-anthropologues illuminés.

Chez Bonnefoy, dans Les planches courbes, s’ajoute le thème de la barque; même si la barque s’efface quand l’homme descend dans le fleuve. On entre ainsi dans un autre univers, celui de ces passeurs mythiques dont le plus célèbre est Charon, le Passeur de la barque des morts -l’enfant tenait serrée dans sa main la petite pièce de cuivre: cette pièce évoque l’obole que les morts doivent à Charon. Le poème devient un texte de naissance et d’adoption.

D’abord, l’homme porte l’enfant sur ses épaules et monte dans la barque (une planche recourbée); c’est l’enfant, ici, qui demande à l’homme d’être son père: sois mon père, sois ma maison. Chez Voragine, le Passeur a une maison; ici, le Passeur n’a pas de maison, comme l’enfant (parenté secrète entre l’enfant et cet adulte?). C’est l’homme lui-même qui va devoir devenir la maison.

Alourdi par l’enfant (et par ce qu’il demande!), il perçoit un danger; alors la barque s’efface. L’adoption n’a pas lieu en paroles mais en acte. L’homme dit non, mais déjà, il porte l’enfant. Il est, de fait, le père. Cependant la demande de l’enfant vient du Passeur lui-même: toutes ses questions réveillent l’enfant; c’est tout l’univers des signes que le géant ouvre à l’enfant. L’enfant ne sera né que quand il sera entré dans cet univers de signes. Auparavant, il ignorait ce qu’est un nom, un père, une mère. Comme dans l’univers des contes, la définition (du père) ouvre le désir (d’un père). La demande a lieu dans le monde des signes (du langage): un enfant, en deçà de toute histoire, demande à être reconnu comme fils et donc crée le père.

On peut faire un rapprochement avec le texte voisin du recueil. Le poète y invoque une théologie imaginaire, celle d’un pays où dieu est impuissant, ignorant, aveugle … Pour voir, il doit s’incarner; voir le monde par les yeux d’un enfant. C’est un Dieu qui cherche; ce dieu a besoin des yeux d’un enfant pour voir le monde. Similitudes avec le récit des Planches courbes où le passeur refuse violemment à l’enfant ce qu’il demande: Il faut oublier tout cela, répond le géant, à voix basse. Il faut oublier les mots. Malentendu dans le leurre des mots. Le Passeur se sauve des mots en sauvant l’enfant. L’enfant, c’est l’urgence qui délivre de l’aporie des signes.

Le Gardien Fidèle -une Gardienne- tapisserie du XVIéme siècle, Palais Borromée

Quelques textes plus anciens de Bonnefoy éclairent la fable des Planches courbes, maillon d’une chaîne qui traverse l’œuvre du poète au cours des trente dernières années: il s’agit des Découvertes de Prague (1975) et de la Nouvelle suite de découvertes de Prague dans Rue traversière (1977).

Le narrateur imagine son récit après avoir lu un entrefilet dans un journal: On a trouvé une salle inconnue du Hradschin (le château de Prague) murée depuis des siècles, et elle est emplie de toiles de maîtres, dont un Rubens. Le poète imagine qu’un historien d’art est le premier à pénétrer dans la salle pour une première reconnaissance. Lorsqu’il remonte, il apparaît pâle et bouleversé … La scène suivante se passe dans une maison de montagne où l’homme est accompagné par une jeune femme à qui il va avouer la peur qu’il a eue devant ces tableaux; ils n’ont pas été vus depuis si longtemps, qu’ils sont restés un fragment du passé; le passé est autre. Il dit avoir eu la révélation de ce qu’est le langage, d’où ces phrases énigmatiques qui vont faire pleurer sa compagne: Écoute. C’est comme si tu comprenais soudain que nos langues … Oui, les mots que nous employons, la syntaxe, eh bien, ce n’était pas même une langue, c’était … Rien, c’était le rien, l’écume. L’écume de ce qui bouge sous l’étoile. Notons que dans la scène, l’homme et la femme sont allongés dans une chambre ouverte sur la nuit d’été étoilée.

Un travail d’élucidation est nécessaire. Il commence dans la seconde partie des Découvertes de Prague et s’interroge sur la donnée préalable de la rêverie, c’est à dire sur le travail psychanalytique auquel il se rattache; plongée dans un souvenir d‘enfance; plongée souterraine, descente dans les gouffres, illumination et remontée. Pourquoi donc ce double récit en rêve peut-il être la clé des Planches courbes? Le poète s’accuse de cette interprétation, car il y a un autre être qui veille à côté de l’historien et c’est la femme, qui refuse de tout son cœur la distance qui se recrée, le silence qui se referme; le couple et l’union charnelle latente sont là. Le poète dans sa relecture n’a pas vu le détail révélateur:

Et par la fenêtre qui est ouverte, pourquoi? Toutes ces étoiles déjà, ces vapeurs de la voie lactée qui les enveloppent, et quelque chose comme une forme dans cette brume, qui respire.

Scarlett Johansson dans le splendide Under the skin: les animaux, poil et plumes, n’ont pas de vêtement. Alors ils ne déshabillent jamais.

Dans la salle secrète de Prague, l’un des tableaux est La Visitation des Rois Mages; une Annonciation. Cette présence qui s’annonçait dans le ciel était celle d’un enfant à venir; cela correspond au moment où Yves Bonnefoy est devenu père. L’enfant des Planches courbes, comme toutes les figures d’enfant de la poésie de Bonnefoy, est bien la figure du divin. Cette présence incertaine encore mais évidemment désirée, c’est une naissance du ciel étoilé et de la terre, une naissance qui est divine.

L’expérience du néant vient quand on reste reclos en soi … Tandis que c’est bien vite un décentrement, où le doute et ses mirages s’effacent, si une autre vie paraît au sein de la nôtre, présence encore fragile qu’il va falloir aider à sa maturation inconnue, on n’a plus le temps de songer … On est le fils de son enfant, c’est tout le mystère …

Dans Les Planches courbes, le Passeur est forcé d’assumer la charge de l’enfant. On peut faire un parallèle entre les images de la fin du récit et la fin de la nouvelle de Prague, le parallélisme entre les abîmes et les étoiles:

Et de son bras libre il nage dans cet espace sans fin de courants qui s’entrechoquent, d’abîmes qui s’entrouvrent, d’étoiles …

Plusieurs autres poèmes d’Yves Bonnefoy forment une chaîne aboutissant aux Planches courbes. Dans Dans le leurre du seuil, avec la figure de Moïse abandonné et recueilli par la fille du pharaon, on retrouve les motifs de la barque et de l’enfant. Cette boue au fond du fleuve, cette boue sans nom est aussi l’indicible (la salle de Prague est en chacun de nous) et la barque est le sens qui permet de naviguer au-dessus de cette boue.

L’enfant se cramponna à son cou d’un mouvement brusque, avec un soupir. Le passeur put prendre alors la perche à deux mains, il la retira de la boue, la barque quitta la rive, le bruit de l’eau s’élargit sous les reflets, dans les ombres.

Atelier de Konrad Witz.

Dans Les Planches courbes la barque cesse d’être la barque des morts, elle se dissipe. L’histoire de mort devient histoire de naissance. Yves Bonnefoy a souligné à quel point l’eau boueuse était l’opacité de l’existence dans un essai sur la mère de Rimbaud: Vitalie Rimbaud avait des gestes maternels mais c’était des gestes de devoir sans réel contenu affectif- de là, de ce défaut d’amour, est peut-être venu pour Rimbaud ce doute sur les signes: l’amour est à réinventer! Cette demande d’amour de l’enfant au Passeur évacue le néant des signes.

Jean-Yves Masson, Colloque Yves Bonnefoy, 2005, inédit.

… Françoise Bonardel, maintenant un passage obligé (c’est le cas de le dire).