Qu’ils dévident leur longue remontrance.
L’encre du tisonnier et la rougeur du nuage ne font qu’un.
René Char
André Pichot appelle disjonction d’évolution la discontinuité physico-chimique qui surgit entre le vivant actuel et l’environnement actuel, le déphasage causé par deux évolutions disjointes (celle du vivant et celle de l’environnement) qui sont maintenant en relation. Deux histoires disjointes se sont mises en place à partir de cette continuité (bien que les termes en évolution ne fussent pas radicalement isolés). À l’intérieur de chacune de ces histoires, les lois physico-chimiques furent bien sûr respectées mais de manière asynchrone, si bien que se créa entre les termes en évolution (vivant et environnement) un déphasage s’accroissant avec le temps.
Ainsi, contre l’univocité du cours de l’évolution tels qu’ils a été compris par le néo-darwinisme, Pichot affirme l’autonomie du vivant, qui décide de ce qui est lui et de ce qui n’est pas lui.
La canalisation des lois physico-chimiques par le vivant est proprement ce qui le caractérise comme être historique, et donc ce qui introduit l’histoire dans la vie. Le choix du vivant, par la canalisation, sélectionne certaines voies aux dépens des autres voies possibles, pour qui le monde actuel serait l’un des mondes possibles, et l’évolution survenue serait l’une des évolutions possibles. Il y a une alors discontinuité au cœur de la vie, une négativité qui transforme la dimension temporelle en histoire, à la fois d’un point de vue synchronique (individualité actuelle), et d’un point de vue diachronique (évolution).
Dans son cours sur la Nature, Merleau-Ponty se penche sur l’expression que Teilhard de Chardin utilise dans Le phénomène humain, selon laquelle l’homme est entré sans bruit. Comme l’écrit le jésuite:
L’espèce humaine, si unique soit-elle par le palier où l’a portée la réflexion, n’a rien ébranlé dans la Nature au moment de son apparition.
L’homme émerge d’une métamorphose de quelque chose qui était déjà là. Ainsi, l’homme apparaît entre des pré-types, émerge de certaines anticipations: il s’agit d’une inflorescence, plutôt que d’un commencement.

Merleau-Ponty se détache de toutes les sortes de finalisme: l’émergence d’une forme nouvelle est contingente et jamais définitive. L’émergence chez Merleau-Ponty possède la qualité de l’événement. Autrement dit, l’émergence comme événement maintient le caractère de sa survenance, maintient une contingence, une instabilité. Aux yeux de Merleau-Ponty, c’est proprement la négativité et la contingence de la vie qui produisent et garantissent l’historicité. La contingence n’est donc pas un défaut de la vie, mais la clé de sa compréhension: les accidents du terrain lui fournissent l’indispensable, le sol même sur lequel elle se pose.
Dans ce cadre, la négativité assume une valeur positive: c’est ce qui permet à la vie de se réaliser. Ni être plein, ni néant absolu, la contingence est une négativité à la jointure, jouant le rôle de charnière de l’Être. Nouveauté créée par le dépassement, mais surgissement qui avère ce qui précédait: la dialectique que Merleau-Ponty trace dans la vie même ne se résout pas dans une synthèse. Cette contingence, cette négativité, est le chiffre propre de l’Être, ainsi que du vivant (homme compris).
Merleau-Ponty reproche à Hegel d’avoir tenté d’apprivoiser ce négatif, c’est le négatif au travail dans l’Être qui rend possibles les incompossibles: le négatif, étant charnière de l’Être, fait que deux termes (qui s’excluraient mutuellement dans l’actualisme) peuvent être-ensemble. Autrement dit, dans les mots de Pichot, le négatif est ce qui maintient ensemble deux histoires évolutives, aux dépens des autres possibles. Ce négatif est ce qui crée un espace vide entre le hasard et la nécessité, qui fait que quelque chose de nouveau puisse émerger sans qu’il soit prédéterminé. C’est la même négativité qui permet la phénoménalisation, c’est-à-dire ce qui permet au vivant d’interpréter certaines données environnementales, et pas d’autres, et de créer ainsi son milieu. Encore, c’est la même négativité qui fait qu’il y a évolution, plutôt que répétition indéfinie des mêmes mécanismes physico-chimiques. Enfin, c’est précisément cette notion de négativité qui s’exprime dans l’émergence de formes nouvelles dans la nature, dans la métamorphose qui transforme quelque chose qui était déjà, d’une façon contingente.

Pour comprendre la notion de contingence d’un point de vue évolutif aussi, il nous semble utile de faire une brève excursion parmi les travaux de Stephen J. Gould et d’Elisabeth S. Vrba sur la notion d’exaptation.
Contre l’univocité de l’adaptation comme critère évolutif, ces deux auteurs reconnaissent des caractères qui ne seraient pas adaptus, c’est-à-dire planifiés par l’évolution dans leur utilisation actuelle, mais qui auraient évolué pour d’autres utilisations (par rapport à l’utilisation actuelle), voire pour aucune fonction. Dans l’ensemble général des aptations, les auteurs voient deux sous-ensembles. D’un côté, les adaptations, qui sont les caractères façonnés par la sélection naturelle dans le but d’accomplir la fonction qu’ils accomplissent effectivement. De l’autre côté, les exaptations, qui sont à leur tour divisées en deux sous-ensembles: les ‘vraies’ exaptations, qui sont les caractères originairement constitués pour une fonction, puis cooptés pour accomplir une autre fonction; et d’autres caractères (que Gould appelle nonaptations ou spandrels) qui sont originairement sans fonction, et seulement dans un second temps cooptés comme adaptations. Ce qui nous regarde est la flexibilité évolutive que Gould et Vrba soulignent, c’est-à-dire la réserve de possibilités de cooptations disponibles. La perspective de Gould et Vrba ne s’oppose pas à la théorie de l’adaptation, mais l’intègre en constatant une sorte de contingence, une indétermination dans le cours de l’évolution. En introduisant la notion d’exaptation, en effet, la contingence assume un rôle inédit dans l’étude de l’histoire évolutive, avant tout comme contingence entre fonction et structure: une même structure peut accomplir différentes fonctions à différents moments. Gould invite à reconnaître le rôle de la contingence et à délier l’utilité actuelle de l’origine historique: de cette manière, l’évolution apparaîtra finalement comme une histoire, largement imprévisible. Alors, si on pouvait redérouler l’histoire de l’évolution, la question serait de savoir si quelque chose de ressemblant à l‘Homo sapiens apparaitrait à nouveau.
Toutefois, cela ne signifie pas que l’évolution est entièrement gouvernée par le hasard:
Chaque fois que l’on re-déroule le film, l’évolution prend une voie différente de celle que nous connaissons. Mais si les conséquences qui en découlent sont tout à fait différentes, cela ne veut pas dire que l’évolution est absurde et dépourvue de tout contenu signifiant: quand on re-déroule le film, on s’aperçoit que chaque nouvelle voie empruntée est tout aussi interprétable, tout aussi explicable a posteriori que celle qui a été réellement suivie et que nous connaissons. Mais la diversité des itinéraires possibles montre à l’évidence que les résultats finaux ne peuvent être prédits au départ.
Mais le débat n’est pas clos. Contra:

La notion de contingence ne concerne pas seulement l’histoire évolutive, mais elle tient également une place centrale dans la description de l’homme: l’homme est différent des animaux en tant qu’il est le lieu de la contingence -ni épisode de l’évolution et de l’adaptation, comme si l’homme était un phénomène réductible aux besoins des autres vivants; ni siège d’une force surnaturelle ou résultat de la descente d’une âme ou d’une conscience, comme si l’homme avait une nature et une efficacité inconditionnées: l’homme ne peut pas être expliqué par des absolus et des notions séparées, c’est-à-dire selon une conception de l’humanité de plein droit.
Contre l’humanisme sans vergogne de nos aînés, Merleau-Ponty propose au contraire un nouvel humanisme, un humanisme de la contingence et de l’ambiguïté. Si l’homme est bien sûr celui qui ne se contente pas de coïncider avec soi, comme une chose, mais se représente lui-même, se voit, s’imagine, il est cependant caractérisé par une négativité radicale, dont il fallait déceler les racines dans l’Être même.
L’homme n’est pas le résultat de l’acquisition de facultés supérieures, mais il est au contraire caractérisé par une dépossession radicale. C’est parce que le corps de l’homme est différent, ou, pour mieux le dire, parce que l’homme possède une manière différente d’être corps, qu’il devient siège d’une ambiguïté et d’une contingence qui sont son chiffre propre. L’homme n’est pas un moment d’une sérialité linéaire, mais plutôt le point dans lequel une vie tissée de hasards se retourne sur elle-même, se ressaisit et s’exprime.
L’esprit et l’homme ne sont jamais, c’est-à-dire qu’ils ne sont jamais obtenus une fois pour toutes. Au contraire, ils transparaissent à travers les gestes du corps, à travers le mouvement, à travers la communication inter-corporelle. Il faut comprendre que le mélange dont nous sommes faits doit être toujours maintenu, et jamais éliminé en faveur d’une explication définitive.
Penser est un retour à soi qui se relance toujours dans le va-et-vient de l’être.

La nature n’est définie ni comme entièrement déterminée par les lois physico-chimiques, ni comme entièrement confiée au hasard. Elle est plutôt caractérisée par un symbolisme primordial, par une expressivité, par une flexibilité, par un excès. Pour cette raison, l’homme s’y installe et s’y inscrit comme une relance des anticipations et des ébauches qui se trouvaient déjà dans le monde naturel. Il s’ensuit qu’il n’y pas d’opposition entre nature et culture, entre nécessité et contingence, entre détermination et liberté. L’homme, dans l’ontologie de Merleau-Ponty, est tout à fait inscrit dans le cadre de la nature et de la vie, même dans sa différence … radicale.
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Pour amener à la lecture nécessaire d’Une parenté étrange