Tout au long de son œuvre prolifique, Stephen Jay Gould insiste sur l’importance cruciale des détails, de faits à première vue mineurs dont le rôle décisif n’apparaît qu’après coup. La longue histoire qui conduit de l’origine de la vie à l’homme est jalonnée d’événements qui ne prennent leur relief que considérés de notre point de vue de mammifères dotés d’une conscience.
Il y a entre 3,5 et 3,8 milliards d’années, les premières bactéries apparurent sur une Terre couverte d’eau, entourée d’une atmosphère sans oxygène, mélange de méthane, de gaz carbonique, d’ammoniac et d’azote.
C’étaient les organismes les plus rudimentaires que l’on puisse imaginer: une simple cellule faite d’une membrane séparant le dehors du dedans. De la paramécie à l’homme en passant par le ver, l’algue, la fougère, le requin, le rouge-gorge ou le diplodocus, toutes les formes vivantes dérivent de ces cellules primitives, selon un processus ininterrompu. Les bactéries ont inventé la photosynthèse, permettant à l’oxygène de s’accumuler dans l’atmosphère. Vers 1,8 milliard d’années avant notre ère, certaines bactéries ont fusionné entre elles pour faire naître des cellules plus complexes, les eucaryotes, qui sont les constituants élémentaires de tous les organismes animaux ou végétaux.
Rien ne rendait inévitable l’apparition des eucaryotes. Pendant 2 milliards d’années, la vie s’est limitée aux bactéries, et celles-ci restent la forme vivante la plus fréquente.
Pour sûr, la mitochondrie qui pénétra pour la première fois dans une autre cellule ne pensait pas aux bénéfices futurs de la coopération et de l’intégration; elle tentait seulement de gagner sa vie dans un rude monde darwinien, observe Gould.
Les algues marines, les premiers êtres multicellulaires, sont entrées en scène peu après les eucaryotes. Mais elles n’ont aucun lien avec les animaux actuels, et encore moins avec nous. Les premiers animaux multicellulaires apparaissent il y a seulement 580 millions d’années, alors que pratiquement les cinq sixièmes de l’histoire de la vie se sont déjà écoulés. Il se produit alors une fantastique diversification des formes de vie, que les scientifiques appellent l’explosion du cambrien. Elle est visible notamment dans un gisement fossile vieux de 570 millions d’années, le schiste de Burgess, en Colombie-Britannique, au Canada. La faune de Burgess présente des créatures variées et très étranges. Notamment un prédateur à la mâchoire circulaire, qui ne déparerait pas dans un film de science-fiction. Dans la faune de Burgess on relève des formes ancestrales de crustacés, des araignées, des poissons et des insectes, en fait des différents types d’arthropodes, soit 80 pour cent des espèces animales actuelles. Mais cette faune présente aussi une quinzaine d’espèces sans lien avec les groupes actuels, et qui se sont donc éteintes sans laisser de descendance. De plus, l’un des animaux les moins spectaculaires du schiste de Burgess, appelé Pikaïa, s’est révélé être un chordé, autrement dit un ancêtre des vertébrés. Les chordés sont très rares dans les archives fossiles, et l’on peut supposer que Pikaïa a joué un rôle important par la suite; une grande partie des espèces présentes dans le schiste de Burgess ont disparu, tandis que Pikaïa a eu une descendance. Mais cela aurait pu être l’inverse, et les vertébrés n’auraient pas existé.
Rembobinez le film jusqu’à l’époque de Burgess, et laissez-le se dérouler à nouveau, écrit Gould, si Pikaïa ne survit pas dans ce redéroulement, alors nous sommes effacés de l’histoire ultérieure -nous tous, du requin au rouge-gorge et à l’orang-outan.
Les vertébrés terrestres, dont nous faisons partie, sont issus des poissons, non pas de tous les poissons. D’un groupe particulier, les rhipidistiens, qui se distinguent par l’organisation de leur squelette: leurs nageoires comportent un axe central perpendiculaire qui rayonne latéralement. Cette structure a conduit au membres capables de soutenir le poids du corps chez les vertébrés terrestres. Mais elle est apparue pour une raison immédiate, sans rapport avec la suite …
Les rhipidistiens, dont le dipneuste et le cœlacanthe sont des survivants actuels, ne sont pas considérés par les spécialistes comme des modèles de l’adaptation au monde aquatique, seulement leur particularité, et le fait qu’ils ne se sont pas éteints, les place à un carrefour décisif.
Rembobinez le film de la vie jusqu’au dévonien, l’âge des poissons, comme on l’appelle, écrit Gould. Un observateur aurait-il repéré que ces poissons peu communs et peu caractéristiques allaient devenir les précurseurs d’une grande réussite dans un environnement totalement différent? Redéroulez le film, éliminez les rhipidistiens par extinction, et nos continents ne seront exclusivement habités que par des insectes et des fleurs.
Pour que les vertébrés terrestres évoluent jusqu’à l’homme, encore faut-il que les dinosaures soient victimes d’un accident qui permette aux mammifères d’occuper le devant de la scène. Puis que la lignée Homo échappe elle-même à l’extinction -elle l’a frôlée à plusieurs reprises. Au total, nous n’existons que parce qu’une combinaison de logique adaptationniste et d’heureux hasards -pour nous!- a permis à l’évolution de suivre un chemin très particulier, nullement prévisible au départ.
L’apparition de l’espèce humaine a reposé sur une fantastique improbabilité, selon Gould. En somme, nous sommes un détail de l’histoire, et non l’incarnation de principes généraux.
Cela ne signifie pas que l’évolution se déroule sans aucune logique. Mais nous sommes les enfants de l’histoire, et celle-ci est dominée par la contingence: chaque étape peut se dérouler d’une infinité de manières, et de très petites différences qui paraissent sans importance au moment où elles surviennent peuvent entraîner de grandes différences à terme.
Tétrapode, l’ancêtre de tous les vertébrés. Donc …
Cette vision accorde, un rôle prééminent à l’histoire et aux détails qui peuvent sembler anecdotiques, ce qui limite de fait la portée des mécanismes généraux comme la sélection naturelle et l’adaptation. Gould a été violemment critiqué par des scientifiques plus portés à penser que l’évolution obéit à de grandes lois. Pour un biologiste ultra-darwinien comme le Britannique Richard Dawkins, inventeur de la théorie du gène égoïste, l’histoire de la vie se réduit au jeu de la sélection et de l’adaptation. Tout un courant anglo-saxon a développé l’idée que non seulement la biologie mais même la psychologie et le comportement sont le produit de mécanismes adaptatifs. Une version caricaturale de cette psychologie évolutionniste est exposée notamment par le journaliste américain Robert Wright, qui soutient dans L’Animal moral que l’adultère s’explique en termes d’adaptation et de sélection naturelle!
Cependant, la vision de Gould semble plus proche de la pensée originale de Darwin, qui, bien qu’il fût le père de la sélection naturelle, n’a jamais prétendu qu’elle expliquait tout. Lecteur inlassable de De l’origine des espèces, Stephen Jay Gould a intitulé sa célèbre chronique This View of Life -Cette conception de la vie- allusion à un paragraphe final où Darwin, commentant sa théorie, écrit: Il y a une grandeur dans cette vision de la vie.
Gould a ajouté son grain de sel à cette vision, grâce à un sens aigu du détail pertinent, du fait dérangeant capable de bouleverser les plus superbes systèmes. Dans sa dernière chronique de Natural History, il s’émerveille d’une donnée de base de l’existence humaine: celle-ci n’est possible que parce que la vie s’est maintenue sur Terre depuis l’apparition des premières bactéries, il y a environ 3,5 milliards d’années.
Quand on considère l’ampleur et la complexité des circonstances nécessaires pour maintenir cette continuité sur une telle durée -sans négliger ou surestimer aucun élément, j’ai beau être agnostique dans l’âme, si quelque chose dans le monde naturel peut inspirer un respect presque religieux, c’est bien la continuité de l’arbre de la vie sur 3,5 milliards d’années, écrit-il.
La Terre a connu de rudes âges glaciaires, elle n’a jamais gelé complètement, fut-ce une seule journée, la vie a traversé des épisodes d’extinction globale sans jamais franchir la ligne zéro, même une microseconde, l’ADN a travaillé tout ce temps, sans une heure de repos ou un moment de pause, pour se souvenir des compagnons éteints d’un milliard de branches mortes surgies d’un arbre de la vie en perpétuel développement.