Humanisme : l’homme est transcendant par rapport à l’animal enclos dans sa différence, parce qu’il traverse toutes les espèces, les assume et les fait communiquer …

Montaigne ne songe au départ qu’à prémunir l’homme contre la cruauté à l’endroit de ses semblables. N’est-ce pas un meurtre symbolique que d’offrir en sacrifice des bêtes, ce qui revient à payer Dieu en peinture et en ombrage? N’est-ce point faire preuve d’une propension naturelle à la cruauté que de courir le cerf?

Quand on se fut apprivoisé à Rome aux spectacles des meurtres des animaux, on vint aux hommes et aux gladiateurs. Considérant qu’un même maître nous a logés en ce palais pour son service et qu’elles sont, comme nous, de sa famille, elle a raison de nous enjoindre quelque respect et affection envers elles.

Quel sens donner ici au terme de famille? À Rome, esclaves et hommes libres, bêtes et gens font partie de la familia, entendue en un sens simplement classificatoire. Le mot traduisait le grec oïkos qui embrassait dans la sphère domestique tous ceux qui, bêtes et gens, esclaves et hommes libres, étaient associés à l’exploitation du domaine.

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Montaigne va plus loin quand, pensant à Plutarque, il s’interroge sur la valeur de la croyance en la transmigration des âmes d’espèce en espèce; pourtant il refuse de faire grand compte de ce cousinage, que certaines nations crurent devoir établir entre hommes et bêtes. La convivialité qu’il s’efforce d’établir entre l’homme et les autres espèces, au nom de ressemblances sous tel ou tel rapport, ne vise qu’à élargir la notion d’homme en une compréhension ouverte à tout l’humain et non en extension au-delà des limites de l’espèce. Difficile est l’usage de la différence spécifique, quand une comparaison avec les autres espèces en distribue entre elles les traits, dont on eût cru faire l’humaine exclusivité. De l’intelligence technicienne à la parole, au rire et à la piété que Montaigne, après Plutarque et Lactance, reconnaît appartenir, inégalement certes et séparément, à tant d’espèces diverses, est-il légitime de nouer ensemble quelques traits qui constituerait le propre de l’homme? Inversement, les groupes humains, si divers par la langue, la culture, la religion, les valeurs qu’ils ne peuvent communiquer entre eux, se peuvent-ils retrouver dans un ensemble homogène? À une époque où l’enquête ethnologique semble faire éclater la notion d’homme, le comparatisme zoologique inspire de nouveaux classements, générateurs de nouveaux ensembles, où, sous tel rapport, tel type d’homme se rapproche de telle espèce animale, dont il fera volontiers son totem ou son fétiche.
Ouvrant son essai De l’inégalité qui est entre nous, Montaigne peut écrire:

Plutarque dit en quelque lieu qu’il ne trouve point si grande distance de bête à bête, comme il trouve d’homme à homme. Il parle de la suffisance de l’âme et qualités internes. À la vérité, je trouve si loin d’Épaminondas, comme je l’imagine, jusques à tel que je connais, je dis capable de sens commun, que j’enchérirais volontiers sur Plutarque et dirais qu’il y a plus de distance de tel homme à tel homme qu’il n’y a de tel homme à telle bête.

Dans l’Apologie, s’émerveillant de l’ingéniosité, de l’altruisme, de la religion même dont fait preuve l’éléphant, Montaigne va jusqu’à dire: Cet animal rapporte en tant d’autres effets à l’humaine suffisance que, si je voulais suivre par le menu ce que l’expérience en a pris, je gagnerais aisément ce que je maintiens ordinairement, qu’il se trouve plus de différence de tel homme à tel homme que de tel animal à tel homme. Comment rendre raison de ce paradoxe qu’il est communauté plus certaine entre bêtes et hommes qu’entre hommes?

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Le sot projet qu’il a eu de se tatouer!

Parce que l’oïkeiosis est mise à mal entre les hommes, prenons là de biais, en retrouvant cette familiarité traditionnelle que l’exploitation de la terre avait permis d’établir entre l’homme, le bœuf de labour, le cheval de trait, le mouton pourvoyeur de laine, tous liés dans la mise en œuvre du domaine. Ne pourrait-on ainsi aider l’homme à retrouver les dispositions associatives qu’il semble avoir perdues? Plutarque aidant, Montaigne ose cette thériaque. Sensibiliser l’homme à l’animalité devrait l’amener à se respecter lui-même en se prémunissant contre toute forme de cruauté. On aboutit en fait à dissoudre la notion d’homme au bénéfice de sous-ensembles où il voisine tantôt avec le chien, tantôt avec le bœuf, tantôt avec l’oiseau, tantôt avec l’éléphant, etc … C’est dire que sous tel rapport, l’homme constitue un sous-ensemble avec telle bête, sous tel autre rapport avec telle autre, sans que jamais ne se puisse constituer un ensemble définitionnel de l’humanité.
Tel un passe-muraille, l’homme franchit tous les murs, va d’une espèce à l’autre, appartenant à toutes et à aucune, témoignant qu’il est tout animal, mais n’est-ce pas là une manière d’affirmer sa transcendance à l’animalité? Cette transcendance n’est vécue cependant que dans l’immanence assumée, dans une participation active à toutes les manières de vie, dans l’aveu d’une nature transpécifique aux possibilités infinies. À définir l’homme, on l’enferme dans sa notion, on le soumet à des normes, on l’astreint à des déterminations, qui en limitent les différenciations, en sanctionnent les écarts, en excluent les dérives, en interdisent les mutations, en condamnent les anomalies. Définir l’homme reviendrait à l’allonger sur le lit de Procuste de nos préjugés et de nos exclusives; mieux vaut le brasser aux rencontres du monde, le faire voyager à travers les espèces comme à travers les nations; il n’en sera que plus homme et plus vivant. Du voyager justement, Montaigne dit qu’il est un exercice profitable:

L’âme y a une continuelle exercitation à remarquer les choses inconnues et nouvelles, et je ne sache point meilleure école, comme j’ai dit souvent, à former la vie que de lui proposer incessamment la diversité de tant d’autres vies, fantaisies et usances, et lui faire goûter une si perpétuelle variété de formes de notre nature.

Former la vie, ce n’est pas la mettre en forme, mais la déformer pour mieux éprouver sa plasticité. Et Montaigne alors d’assumer toutes les allures de vie sans exclusion ni discrimination du déviant, de l’anomal, de l’anormal, du fou, du mutant, voire du monstrueux. Qu’est-ce en effet que la santé, la normalité, la raison, s’il n’est rien que cette confrontation ne vienne à relativiser? Gardons-nous plutôt de l’habitude:

L’assuefaction endort la vue de notre jugement. Les barbares ne sont de rien plus merveilleux que nous sommes à eux, ni avec plus d’occasion … La raison humaine est une teinture environ de pareil poids à toutes opinions et mœurs, de quelque forme qu’elles soient, infinie en matière, infinie en diversité (I, 23).

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La matière infinitise parce qu’elle implique variabilité à l’infini, tel le bois dont sont faits ces hommes indifféremment barbares, sauvages ou policés. Ce bois, comme celui des chênes de nos forêts, s’épanouit dans une vie éternelle qui arrache ses forces à la terre, pour les revêtir de formes toujours nouvelles.

Où faut-il chercher l’homme? Dans des formes qui passent? Dans les forces pérennes? Dans le consentement plutôt à cette métamorphose sans fin. Le bestiaire aura appris à l’homme sa différence à l’infini. L’apologue reste très morale: Montaigne ne donne ni dans le cynisme, ni a fortiori dans les amours bestiales; son propos n’est pas d’oublier l’homme au jardin des espèces, mais de lui faire assumer toute son humanité. Celui qui ne craignait d’ensauvager sa vie jusqu’à assumer toute l’animalité, ne le faisait que pour vivre au risque de l’autre, quelque puisse être sa différence, ethnique, confessionnelle, culturelle, sociale, au risque aussi et d’abord de lui-même, de son corps comme de son âme, de sa naissance et de sa mort; ainsi, paradoxalement, cette restauration d’un règne animal sans ordre, ni classe, ni hiérarchie, renouvelait cette vieille alliance qui faisait des mortels les commensaux des dieux. Élargissement, héroïsation, sacralisation du vivre, affranchi de toute limite, délié de toute norme, soulagé de toute hypothèque, rendu à cette spontanéité originaire qui tend à la promotion d’une humanité réconciliée.
Telle était la leçon que, dans son Discours de la servitude volontaire, Étienne de La Boétie donnait à Montaigne:

Puisque donc cette bonne Mère (la nature) nous a donné à tous la terre comme demeure, nous a tous logés aucunement en même maison, nous a tous figurés à même patron, afin que chacun se pût mirer et quasi reconnaître l’un dans l’autre, si elle nous a donné à tous ce grand présent de la voix et de la parole pour nous accointer et fraterniser davantage, et faire par commune et mutuelle déclaration de nos pensées une communion de nos volontés, et si elle a tâché par tous moyens de serrer et étreindre si fort le nœud de notre alliance et société, si elle a montré en toutes choses qu’elle ne voulait pas tant nous faire tous unis que tous uns, il ne faut pas faire doute que nous ne soyons tous naturellement libres, puisque nous sommes tous compagnons et ne peut tomber en l’entendement de personne que nature ait mis aucun en servitude, nous ayant tous mis en compagnie.

Parce qu’elle rassemble, en sa mise en œuvre, bêtes et gens, la terre est le symbole d’une alliance plus haute; elle rappelle aux hommes leur communauté de destin, leur naissance et leur mort; elle en fait, dans l’offrande des prémices des moissons, les convives des Olympiens. Porphyre, en son Traité de l’abstinence, ne l’entendait pas autrement:

La terre est le foyer commun des dieux et des hommes et il faut que tous prosternés sur elle et la considérant comme notre nourrice et notre mère nous la chérissions comme celle qui nous a enfantés.

C’est dans l’alliance retrouvée avec les bêtes et les dieux que la terre permet à la cohésion humaine de se reconstituer.

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Au demeurant, la différence spécifique est le fourrier de toutes les divisions: que l’homme s’élève au-dessus des animaux, comment demain tel groupe d’hommes ne s’élèvera-t-il pas au-dessus des autres? Le spécisme, si l’on peut ainsi parler, est déjà du racisme aux yeux de qui s’avise de l’origine de la notion de race traduction du grec genos. On comprend dès lors le sens et la portée de la critique de la notion d’espèce: quant à mettre en continuité genre animal et genre humain, il y a un pas qu’on ne saurait franchir, car cela reviendrait à mettre à plat l’ensemble des vivants, pour en juger selon des critères biologiques, sans égard pour la dignité humaine. À oublier cette exigence, on ne verrait plus au nom de quoi reconnaître à l’enfant gravement handicapé un droit de vivre plutôt qu’au mammifère supérieur pleinement développé. L’alliance entre les règnes n’est pas l’alignement.

Comparer l’homme et l’animal sous tous les rapports, quand bien même ce serait pour trouver chaque fois une espèce qui l’emporte sur l’homme quant à l’intelligence adaptative, l’instinct de conservation, la solidarité, le service des semblables, témoigne précisément de cette vocation hermétique du fédérateur de tous les vivants. Montaigne, en son bestiaire, compare certes sous tous ces rapports l’homme à l’animal, mais, comme La Boétie, il maintient pour celui-là une prérogative qui ne le rend comparable qu’aux autres hommes, car elle l’apparie à un chacun et surtout le singularise, la liberté. Un animal adulte est l’accomplissement d’un certain type spécifique identique en tous les individus: tous les lions se ressemblent. Au contraire, tous les hommes, en dépit du fait qu’ils relèvent de la même espèce, sont tous différents. L’humanisme tient à l’aveu de cette transcendance.
L’homme est deux fois transcendant par rapport à l’animal enclos dans sa différence, parce qu’il traverse toutes les espèces, les assume et les fait communiquer, parce qu’il n’est de ce fait tributaire d’aucune nature, où l’on découvre que sa promiscuité avec les bêtes était l’indice de sa liberté. Comment être encore un homme au jardin des espèces? Montaigne répondrait qu’on ne saurait l’être ailleurs. L’échelle des êtres qui assignait à l’homme sa place dans une hiérarchie a fait son temps, promouvant, éduquant, acheminant chaque genre à la perfection de sa forme. La hierarchia dionysienne avait cependant moins égard à l’homme comme tel qu’à sa deificatio.

Or, depuis Pic de La Mirandole, la forme humaine n’est plus dans son Idée en Dieu, mais dans sa liberté, mettant sa dignité à sa charge, se diversifiant jusqu’à l’extrême individuation. Quand l’archétype est hors de cause, il n’est pas deux hommes pareils et ceux-ci se reconnaissent tels, non dans leur ressemblance, mais dans l’accord de leurs différences, c’est-à-dire dans leur convenance.
Ce temps n’est propre à nous amender qu’à reculons, par disconvenance plus que par accord, par différence que par similitude, et d’y chercher remède dans le dépaysement: ce qui me convie à ces promenades, c’est la disconvenance aux mœurs présentes de notre état.

Or qu’est-ce que convenir si ce n’est s’accorder avec tel autre, si dissemblable qu’il soit, sous tel rapport particulier?

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Guillaume d’Ockham avait déjà posé le problème. Professant que l’universel est un rien ou plutôt un simple signe qui suppose pour une pluralité de singularités, il se demande sous quel critère celles-ci pourront entrer dans la même série, et c’est là qu’apparaît la notion de convenance. On lit dans l’Ordinatio du livre I des Sentences: Je dis qu’on ne doit pas concéder que Socrate et Platon conviennent en quelque chose (in aliquo) ni en quelques choses (in aliquibus), mais qu’ils conviennent par quelque chose, car ils conviennent par eux-mêmes (se ipsis) et que Socrate convient avec Platon, non en quelque chose, mais par quelque chose … Le rapport de convenance n’est pas un rapport de ressemblance, mais une relation singulière entre deux singularités. Nulle raison n’est invoquée, nul moyen terme, nul modèle ou concept qui permette de juger de l’accord ou de la concordance de deux singularités qui conviennent entre elles: elles conviennent l’une avec l’autre immédiatement.
Même leçon dans la Somme de logique, I, cap. 17:

Je dis donc que Socrate, par son âme intellectuelle, convient davantage avec Platon qu’avec un âne. On ne doit donc pas admettre que Socrate et Platon conviennent en quelque chose qui relève de leur essence (in aliquo quod est de essentia eorum), mais on doit admettre qu’ils conviennent par certaines choses, puisqu’ils conviennent par leur forme propre, c’est-à-dire par eux-mêmes.

La notion d’homme n’est plus un concept classificatoire; Socrate aurait pu entrer en commerce avec un âne plutôt qu’avec Platon, simple question d’affinité. Il n’y a rien de monstrueux à cela, puisque c’est à sa singularité comme à celle de Platon, qu’ils doivent l’un et l’autre d’être amis.
L’humanité n’est pas affaire d’homologation ni de conformité, elle s’invente et se découvre au coup par coup. L’épreuve de la convenance aura suspendu tous les concepts. Il n’est donc d’humanisme que dans l’accord entre singularités. Celles-ci conviennent par leurs différences mêmes, car vouloir qu’elles conviennent en quelque terme commun reviendrait d’une part à présupposer ce en quoi elles doivent convenir, d’autre part à mettre au second plan l’essentiel qui est précisément ce que chacun a d’irremplaçable, d’unique, d’inexprimable, bref sa singularité. Ockham cherchait non pas ce en quoi, ce qui supposerait un troisième terme, mais ce par quoi Socrate et Platon convenaient. Traitant de l’amitié, Montaigne exprime dans les termes d’Ockham ce commerce sans chemin entre les singularités:

Au demeurant ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu’accointance et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s’entretiennent. En l’amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel, qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes.

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Forme privilégiée de la convenance, l’amitié illustre cette reconnaissance immédiate des singularités les unes par les autres; elle ne renvoie à aucun modèle, ne se soumet à aucun concept, elle n’a point d’autre idée que d’elle-même et ne peut se rapporter qu’à soi.
C’est une idée singulière, dont on ne pourrait citer qu’un seul exemple. Cet exemple unique en l’occurrence est celui du compagnonnage de Montaigne avec Étienne de La Boétie, qui nous vaut cet aveu émouvant: Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant: parce que c’était lui, parce que c’était moi.

En deçà de l’accent d’émotion, comment ne point reconnaître le se ipso de Guillaume d’Ockham? Soulignant ce qu’a d’unique une telle expérience, Montaigne ajoute:

Ce n’est pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille, c’est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange qui, ayant saisi toute ma volonté, l’amena à se plonger et à se perdre dans la sienne; qui, ayant saisi toute sa volonté, l’amena à se plonger et à se perdre en la mienne, d’une faim et d’une concurrence pareille.

On dira que c’est là l’humanisme au sommet, éprouvé dans la communion de deux âmes d’élite. L’amitié y est érigée en paradigme pour souligner la singularité du rapport interpersonnel. Nous sommes loin de l’acception générique que donne Kant de l’amitié, quand il parle de l’ami de l’homme comme d’un ami de l’espèce tout entière (Doctrine de la vertu, II, § 47). L’analogie établie par Montaigne entre commerce animal et commerce humain suffirait à exclure toute interprétation spéciste de la relation interhumaine: l’autre doit être reconnu, estimé, aimé dans sa singularité, non dans sa généralité, c’est-à-dire en tant qu’humain. On ne rencontre pas l’autre dans l’espèce mais en lui-même; c’est à croire que l’espèce est un leurre, car l’amour qu’elle inspire n’est qu’un amour du même dans l’autre et non un amour de l’autre en tant que tel. L’humanitaire aujourd’hui répondrait parfaitement à la définition donnée par Kant, celui qui prend part esthétiquement au bien de tous les hommes et ne le perturbera jamais sans un profond regret (ibid.). Que Montaigne nous garde de si bons sentiments!

L’altérité reste une énigme qu’aucune complicité n’abolit; l’animal fût-il domestique nous le dit chaque jour: Quand je joue à ma chatte, qui sait si elle passe son temps de moi plus que je ne fais d’elle. Le spécisme est, disions-nous, la première forme du racisme. Est-ce tant la métamorphose d’hommes que de Grecs en pourceaux qui accable Ulysse aux prises avec Circé? Plutarque le laisse entendre, Montaigne en retient la leçon. Dans l’antre de la magicienne ne pourrait-on trouver de pourceaux satisfaits, se demande Plutarque, qui en retient quelque temps la fiction. Une telle satisfaction ne serait perdurable que s’il y avait eu passage d’une forme spécifique à une autre. Si la métamorphose porcine est, en fin de compte, inacceptable pour les compagnons d’Ulysse c’est que l’homme reste un homme sous quelque forme que ce soit. Son identité ne tient pas à une forme spécifique donnée, puisqu’il peut les revêtir toutes, sans cesser d’être un homme.
Il n’y a aucune infamie à être pourceau, il y en a en revanche à en revêtir l’apparence et à en porter les caractères tout en restant un homme. C’est ici que, chez Montaigne comme plus tard chez Pascal, la notion de condition prend la relève de celle de nature ou d’essence, pour traduire la variabilité d’un être capable d’assumer tous les modes, toutes les manières, toutes les allures de vie, encore homme aussi bas qu’il s’abêtisse.

Pic de La Mirandole avait vu dans la métamorphose le gage d’une héroïsation de celui qui ainsi pouvait passer en Dieu. Montaigne en retient la double capacité de s’élever mais aussi de s’abaisser. De vrai, parce que je suis homme, rien d’inhumain ne m’est étranger. Alors et alors seulement, chacun peut dire porter la forme entière de l’humaine condition.

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Si la vie au jardin des espèces abat les échelles, abolit les hiérarchies et lève l’hypothèque du racisme comme du spécisme, ce n’est pas, on le voit, pour nier le fait humain, au nom d’une prétendue continuité du règne animal au règne de l’homme. Bien au contraire, une analogie de proportionnalité maintient une insurmontable coupure entre les ordres.

La piété envers l’animal ne vise pas à admettre celui-ci dans la convivialité humaine, mais à nous garder d’exclure de celle-ci le malade, le fou (Le Tasse à Ferrare), l’enfant monstrueux, le cannibale, bref tous ceux qui font montre d’une allure paradoxale de vie.

L’humanité ne se définit pas en termes de concept, de type idéal, de différence spécifique, mais de convivialité, à charge à chacun d’élargir le réseau de ses relations. La nature n’a rien, chez Montaigne, d’un principe généalogique qui ferait de tous les vivants des congénères; elle accorde les réalités les plus éloignées et les plus différentes par la vertu de cette analogie que nous évoquions plus haut. Montaigne le dit expressément au terme de considérations sur le bestiaire: J’ai dit tout ceci pour maintenir cette ressemblance qu’il y a aux choses humaines et pour nous ramener et joindre au monde … Il y a quelque différence, il y a des ordres et des degrés, mais c’est sous le signe d’une même nature.
De même que la subtilité nous découvre des affinités innombrables entre des corps qu’on eût cru absolument étrangers, les trois commerces des hommes, des belles et honnêtes femmes et des livres révèlent en un chacun qui les pratique ces potentialités infinies qui font d’une singularité aussi rare qu’elle puisse être un universel.

De ces personnalités en étoile l’humanité se constitue comme une constellation. Est-il cependant expérience plus probante de cette vocation fédérative de l’homme que celle de l’alliance par laquelle il passe spontanément pacte avec les bêtes, les plantes, les pierres, la terre, le ciel et l’atmosphère, en pleine responsabilité de ses semblables parce qu’il sait l’être aussi de ses entours? 

Pierre Magnard, Questions à l’humanisme

Une pensée humaniste ne cherche pas à imiter la nature constituée, c’est-à-dire naturée en différents mondes bornés et évanescents, car ces mondes ignorent la puissance infinie de la Nature naturante que Paul Klee a nommée cosmique: La nature naturante importe davantage que la nature naturée … Au lieu d’une image finie de la nature, celle  de la création comme genèse continuée. Le peintre a décidé de se mettre à l’écoute de la Nature naturante, créatrice de toutes les formes, afin de recueillir ce qui monte des profondeurs et de le transmettre plus loin.