Madame Bovary

L’esthétique n’est pas une discipline, mais une mode de pensée qui naît à l’époque de la Révolution française et opère à sa manière la remise en cause de l’ordre hiérarchique.

Cela concerne d’abord la destination des œuvres: celles-ci étaient destinées à illustrer la foi religieuse, à célébrer les faits des monarques ou à décorer les demeures aristocratiques. Les choses de l’art appartiennent désormais à un destinataire indéterminé. Les peintures d’un musée s’offrent au regard de n’importe quel passant.

Autour de ce changement de statut des arts s’élabore une réflexion sur la spécificité de l’expérience esthétique. Chez Kant, celle-ci rompt avec la structure hiérarchique de la connaissance où l’intelligence s’impose à la sensibilité. Schiller en tire l’idée d’une révolution des formes de la vie sensible qu’il oppose à la révolution (française) des formes de l’État.

L’égalité esthétique, c’est aussi la ruine de la hiérarchie des sujets et des genres. Le triomphe du roman au XIXe siècle est le triomphe de la démocratie esthétique. Le roman, c’est l’art d’écrire dans lequel le sujet est n’importe qui, le lecteur n’importe qui, l’auteur n’importe qui. Il y a une liberté et une égalité esthétiques qui contribuent à créer un nouveau monde sensible égalitaire …

*Flaubert proclame l’égalité de tous les sujets. Mais le sujet indifférent de Madame Bovary, c’est l’histoire d’une femme du peuple qui veut tout, la chair et l’esprit, qui exprime et réalise des désirs et des aspirations en rupture avec la distribution sociale des parts, des compétences et des manières d’être, comme le font, d’une autre manière, les ouvriers émancipés. Et Flaubert écrit ce livre pour n’importe qui, donc aussi pour toutes les semblables d’Emma.

Les réactionnaires de son temps comprennent immédiatement que le roman de cet adepte apolitique de l’art pour l’art est l’incarnation d’une démocratie qui révoque toute hiérarchie.

Jacques Rancière

Antoine Wiertz, La liseuse de roman, 1853