Qui es-tu, Edward Hyde ? De la boue de l’enfer, de la poussière amorphe …

Considérons d’abord l’interprétation proposée par Jekyll -ce que Stevenson nomme sa version de l’affaire. Par la place qui lui est accordée dans le récit, c’est cette version qui semble avoir été privilégiée par l’auteur, de sorte qu’elle fut aussi prioritairement rete­nue par ses lecteurs. La dualité dont il est question est celle du Bien et du Mal. Jekyll l’affirme de la façon la plus claire:

Pour ce qui me concerne, je me suis avancé sans faiblir dans une seule et unique direction: c’est sur le plan moral et au sein de mon être seul, que j’ai appris à reconnaître la dualité profonde et primitive de l’homme.

On en trouve confirmation dans l’insistance de tous les protagonistes du drame à décrire Hyde en des termes qui soulignent son caractère diabolique. Dès les premières pages, Enfield, le cousin du notaire, voit en Hyde une espèce de monstre aveugle, sorti de l’enfer, un vrai suppôt du diable, et le notaire Utterson, avant même de l’avoir rencontré, pressent en lui une créature de l’enfer. Plus tard, Hyde se comporte, dit une servante, comme un véritable pos­sédé. Jekyll, qui le connaît évidemment mieux que quiconque, dresse de lui un véritable portrait, où il ne se borne pas à son apparence extérieure, mais dévoile sa nature profonde. S’interrogeant sur les principaux traits de la personnalité d’Edward Hyde, il souligne la totale insensibilité morale, la disposition insensée au mal.

Il faut être attentif à la distinction ici intro­duite, car il y revient à plusieurs reprises: si Hyde est un être foncièrement nuisible et infâme, c’est non seulement parce qu’il est incapable de la moindre miséricorde (premier trait: il est étranger au bien), mais encore parce qu’il étanchait sa soif de plaisir avec une avidité bestiale à toutes les sources offertes par la souffrance d’autrui (second trait, proprement sadique: il aime le mal). C’est par cette double dimen­sion qu’il représente pour Stevenson le Mal lui-même, dans son opposition au Bien -et c’est parce qu’il per­sonnifie le Mal qu’il est perçu par tous comme un fils de l’enfer, qui n’avait rien d’humain.

Naturellement, ce partage fondamental du bien et du mal entraîne avec lui le partage des valeurs qui leur sont depuis toujours associées: beauté et laideur, mesure et démesure, piété et blasphème, raison et déraison. Mais le cœur du partage est bien, comme le disait Jekyll, moral. Tel est le premier sens possible de la dualité.††

Il en est toutefois un second, sur lequel Steven­son, par la voix de Jekyll, insiste presque autant: sous le partage du bien et du mal (ou des valeurs en général) se joue, de façon plus large, l’existence d’un partage, quelle que soit la nature des termes en présence. C’était d’ailleurs là le point de départ de la méditation de Jekyll: nous sommes divisés, nous sommes plu­sieurs en un seul être. Nous sommes au moins deux -et peut-être davantage encore, comme Stevenson le fait dire d’emblée à son héros.

L’homme n’est pas un, mais double en vérité. Je dis double, parce que l’état de mes connaissances ne me permet pas d’aller plus loin. D’autres viendront après moi, qui iront plus avant dans la même direction; et je me hasarderai même jusqu’à avancer que l’homme finira par nous apparaître comme un royaume peuplé des sujets les plus divers, les plus incongrus et les plus autonomes.

Peut-on être confronté à ce partage sans être soi-même renvoyé à sa division interne, à sa propre distance par rapport à soi? La question se pose d’abord au niveau des personnages-témoins: le fait que le docteur Lanyon ne puisse survivre à la révélation de l’identité entre Jekyll et Hyde (il s’alite et meurt en un peu moins de deux semaines) semble indiquer que, si Jekyll est dévasté pour avoir donné corps à son déchirement intime, quiconque y est confronté est en quelque manière soumis au même destin. Mais la question se pose aussi au niveau de la réception du texte: si L’Étrange cas … a fasciné tant de générations de lecteurs, n’est-ce pas parce qu’ils s’y sont reconnus ou plus précisément parce qu’il leur a révélé une dimension d’eux-mêmes qu’ils peuvent identifier grâce à lui?

En recourant au vocabulaire de Paul Ricœur, on pourrait dire que les configurations proposées par la fiction induisent, pour le lecteur ou le spectateur, une re-figuration de la réalité -en l’occurrence ici une reconsidération du moi par lui-même, un moi qui se croyait simple et qui ose enfin se découvrir pluriel.

Le constat de cette plura­lité constitue-t-il le dernier mot de Stevenson? Il ne le semble pas. Si celui-ci nous a fait passer d’une réflexion morale sur la duplicité de l’homme à quelque chose comme une ontologie du sujet divisé, peut-être peut-il nous conduire plus loin encore, jusqu’au fondement même de cette division.

La puissance de Hyde semblait s’être nourrie de la condition maladive de Jekyll. Et certainement la haine qui les séparait était maintenant égale de part et d’autre. Chez Jekyll, c’était un instinct vital. Il avait maintenant entièrement perçu la difformité de cet être qui partageait avec lui quelques-uns des phénomènes de la conscience et qui serait son co-héritier dans la mort; et au-delà de ces liens, qui en eux-mêmes formaient la partie la plus poignante de sa souffrance, il pensait à Hyde comme à quelque chose, non seulement de diabolique, mais encore d’inorganique, malgré tout son élan vital.

C’était là ce qu’il y avait de révoltant: que la boue de l’enfer semblât pous­ser des cris et posséder une voix; que la poussière amorphe gesticulât et pêchât; que ce qui n’avait ni vie ni forme usurpât les fonctions de la vie. Et aussi ceci: que cette chose horrible et rebelle fût liée à lui plus intimement qu’un œil; qu’elle restât emprisonnée dans sa chair où il l’entendait gronder et la sentait se débattre pour venir au jour; et à chaque moment de faiblesse et dans l’abandon du sommeil, elle l’emportait sur lui et le chassait de la vie.††

Le mot d’inorganique s’était détaché pour moi avec un relief tout particulier, et il m’avait renvoyée à la façon dont Freud définit la pulsion de mort. Rappelons en effet que si celle-ci se présente comme tendance à la destruction, c’est d’abord parce quelle tend à reconduire la vie à la mort: elle désigne la tendance de tout être vivant à retourner à l’état anorganique. Naturellement, ce n’est pas ce seul mot qui m’avait retenue dans le texte de Stevenson, mais le contexte entier où il apparaît: la force paradoxale de cet inorganique, l’action attribuée à la poussière amorphe, le fait que l’on puisse être chassé de la vie par quelque chose qui n’a lui-même ni vie ni forme. Nous sommes là bien au-delà (ou en deçà) du diabolique, quelque part dans un fonds obscur qui n’aspire à rien d’autre qu’au rien, qui veut le retour de toute forme aux ténèbres de l’informe.

[C’est la définition même du diabolique de n’être rien, et pourtant redoutable: tel est le paradoxe constitutif du problème du Mal …]

Ce qui peut conduire à penser que les différences qui traversent le champ moral plongent leurs racines dans une diffé­rence plus archaïque encore, celle de la vie et de la mort. S’il en était ainsi, le rapport de Jekyll à Hyde (dans la nouvelle, mais aussi dans la re-figuration qui en est faite par le lecteur) ne serait plus de simple partage, mais de fascination: la face cachée (hide), l’Autre que nous portons au plus obscur de nous-mêmes et que nous reconnaissons dans le texte, ne serait pas d’abord notre part mauvaise (ce ne serait là qu’un épiphé­nomène), mais plutôt celle qui aspire au retour, au mortel repos. C’est peut-être ce que veut faire entendre Pontalis lorsqu’il suggère que Hyde représente moins le mal que le malheur -j’ajouterais: et moins le mal­heur que son ressort intime, l’obscur désir de mourir.

Ce lien entre le mal et la mort, Stevenson le donne à voir, de façon implicite, dans les étranges réactions de certains des personnages confrontés à cette âme damnée. Voici Utterson, à la suite de sa première rencontre avec Hyde:

Il éprouvait (chose rare chez lui) une espèce de nausée et un dégoût de l’existence.

Et cet aveu de Lanyon, d’une précision toute clinique:

Je fus pris d’un étrange malaise en sa présence, que je décrirais comme un début de rigidité cadavérique, accompagné d’un affaiblissement très sensible du pouls.

Un être malfaisant ne susciterait-il pas plutôt l’in­dignation, le mépris ou la colère? Les symptômes si singuliers décrits par Stevenson sont-ils bien des réactions provoquées par le mal? Ne faut-il pas plutôt y voir comme une contamination des témoins par la mort, une manière d’être entraînés malgré eux dans l’obscure régression vers l’anorganique?

Nous décrivons l’hésitation des héros entre deux pôles opposés de leur être. Mais peut-être est-ce autre chose qu’une hésitation: la lutte de deux forces antagonistes, un déchirement entre deux désirs, l’un qui ouvre sur la vie, son mouvement et ses risques, l’autre qui n’aspire qu’au grand sommeil de la mort. C’est peut-être à l’aune de cette dualité que pourrait être déterminée la différence (qui reste, sinon, si difficile à trancher) entre normal et patholo­gique. †

J’en viens donc à penser que le docteur Jekyll s’ac­complit proprement lui-même dans son combat contre Hyde. On dira qu’il ne l’a pas seulement combattu, il l’a d’abord créé et nourri. La belle affaire! L’important est qu’il le refuse, de tout ce qui lui reste de forces. Et il n’est sans doute pas d’autre vie -et de santé, s’il en existe- qu’en ce refus obstiné. C’est pourquoi je laisserai le mot de la fin à Pontalis [Préface de l’édition Folio]:

Peut-être un jour viendra-t-il où l’on plaindra Jekyll d’avoir tant souffert, tant lutté pour que Hyde ne prenne pas le dessus sur lui. Paix à ses cendres!

Marlène Zarader

Edward Munch, Autoportraits