Aux jardiniers de La Rivière
Bouvard et Pécuchet découvrent au cours d’une promenade un corps en putréfaction:
Ils voulurent faire comme autrefois une promenade dans les champs, allèrent très loin, se perdirent. De petits nuages moutonnaient dans le ciel, le vent balançait les clochettes des avoines, le long d’un pré un ruisseau murmurait, quand tout à coup une odeur infecte les arrêta. Et ils virent sur des cailloux, entre des ronces, la charogne d’un chien. Les quatre membres étaient desséchés. Le rictus de la gueule découvrait sous des babines bleuâtres des crocs d’ivoire. À la place du ventre, c’était un amas de couleur terreuse, et qui semblait palpiter tant grouillait dessus la vermine. Elle s’agitait, frappée par le soleil, sous le bourdonnement des mouches, dans cette intolérable odeur, une odeur féroce et comme dévorante. Cependant Bouvard plissait le front, et des larmes mouillèrent ses yeux. Pécuchet dit stoïquement: Nous serons un jour comme ça!

À la différence du poème de Baudelaire, La Charogne, la description est elliptique et n’accumule pas les détails repoussants. Il s’agit d’un néant sans fleurs rhétoriques ni analogies transcendantales, marqué par le retour du corps organique à la matière inerte, minérale, du monde. Pourtant l’insistance sur le grouillement de la vermine rapproche les deux visions l’une de l’autre: la mort est le terrain privilégié d’une alchimie créatrice qui engendre la vie. C’est cette croyance dans le pouvoir fécondant de la destruction que Bouvard et Pécuchet vont mettre à l’épreuve au cours de leurs entreprises agricoles dans le deuxième chapitre du roman.
Peu de temps après leur arrivée à Chavignolles, dans le Calvados, Bouvard fait creuser devant la cuisine un large trou où il fabriquerait des composts qui feraient pousser un tas de choses dont les détritus amèneraient d’autres récoltes, procurant d’autres engrais, tout cela indéfiniment. Bientôt, Pécuchet est saisi lui aussi de ce que Flaubert appelle le délire de l’engrais:
Dans la fosse aux composts furent entassés des branchages, du sang, des boyaux, des plumes, tout ce qu’il pouvait découvrir. Il employa la liqueur belge, le lisier suisse, la lessive Da-Olmi, des harengs saurs, du varech, des chiffons, fit venir du guano, tâcha d’en fabriquer -et poussant jusqu’au bout ses principes, ne tolérait pas qu’on perdît l’urine; il supprima les lieux d’aisances. On apportait dans sa cour des cadavres d’animaux, dont il fumait ses terres. Leurs charognes dépecées parsemaient la campagne. Bouvard souriait au milieu de cette infection. Une pompe installée dans un tombereau crachait du purin sur les récoltes. À ceux qui avaient l’air dégoûté, il disait: Mais c’est de l’or! C’est de l’or! Et il regrettait de n’avoir pas encore plus de fumiers. Heureux les pays où l’on trouve des grottes naturelles pleines d’excréments d’oiseaux!

Que s’est-il passé en ce siècle-là? J’avance une hypothèse: l’influence la plus forte est venue de la physiologie, une nouvelle conception de la mort pour laquelle cette dernière cesse d’être l’opposé de la vie. Une nouvelle mort apparaît sous la plume de Buffon, puis d’autres, et cela se finit avec Xavier Bichat qui présente la mort comme étant un processus graduel, l’idée que le corps meurt peu à peu. Tout d’un coup est devenu pensable l’idée d’une perméabilité entre la vie et la mort. Si la mort est déjà dans la vie alors la réciproque est vraie.
Les deux personnages imaginent ainsi un pays de Cocagne, paradis végétal résultant d’un potlatch organique où les détritus décomposés donneraient lieu à des végétations encore plus luxuriantes dans un cycle exponentiel de créations somptuaires. Toutefois, aussi délirante qu’elle puisse paraître, leur rêverie n’est pas le fruit de leur seule bêtise, mais s’inspire, en les systématisant, des pratiques agronomiques alors en vigueur. La théorie sous-jacente à l’entreprise de Bouvard et Pécuchet est celle, communément reçue dans la première moitié du XIX° siècle, selon laquelle les plantes ont besoin d’éléments organiques, éléments engendrés par ces mêmes plantes; de cette théorie résulte l’idée légendaire d’un auto-engendrement automatique de la fertilité. Une consultation de la littérature sur les fumiers et les engrais de l’époque révèle en effet que Flaubert l’a lue très attentivement et que la liste des engrais donnée dans le paragraphe ci-dessus cité n’a rien d’imaginaire. Tous les éléments de l’alimentation végétale s’y retrouvent, tous sans exception, et c’est bien le problème, car les deux compères ont l’idée farfelue d’insérer dans leur compost, sans le moindre discernement, tous les ingrédients qu’ils peuvent trouver, dans une surenchère à la fois grotesque et absurde qui condamne doublement à l’échec leurs expériences.
Loin d’être anecdotique, l’épisode de transformation de la fosse aux composts en laboratoire à ciel ouvert est très significatif, non seulement dans l’économie de Bouvard et Pécuchet mais dans l’œuvre de Flaubert de manière plus générale. Le désastre auquel aboutit l’entreprise des deux compères souligne certes leur méconnaissance des propriétés chimiques des engrais, comme Pécuchet le dira à la fin du chapitre: Nous ne savons pas la chimie, mais il met aussi en évidence la puissance de la matière en décomposition qui ne se laisse pas domestiquer. Il n’est pas seulement question de la finitude et de la ruine de toutes choses dans cet épisode, mais aussi, et peut-être plus fondamentalement, du cycle infini de vie et de mort, qui assure l’éternelle circulation des éléments. C’est cette leçon de vie que tireront Bouvard et Pécuchet à la fin du roman après avoir essuyé de nombreux échecs:
Après tout, la mort n’existe pas. On s’en va dans la rosée, dans la brise, dans la sève des arbres, de l’éclat des pierres fines, du plumage des oiseaux. On redonne à la nature ce qu’elle vous a prêté et le néant qui est devant nous n’a rien de plus affreux que celui qui se trouve derrière.

Plus profondément, la référence au compost et à son pouvoir fécondant entre en résonance avec la théorie de la génération spontanée développée par Félix-Archimède Pouchet dans son ouvrage Hétérogénie (1859), dont on sait que Flaubert l’a lu et qu’il a même connu son auteur, puisque ce dernier, directeur du muséum d’histoire naturelle de Rouen depuis 1828, n’était autre qu’un ancien élève de son père Achille-Cléophas et son professeur de sciences naturelles au collège entre 1837 et 1839. Flaubert n’hésitera pas à recommander sa candidature à l’Académie des sciences et prit publiquement parti en faveur de la théorie de la génération spontanée dans le débat qui devait opposer entre 1858 et 1864 Pasteur à Pouchet. Flaubert le qualifie de grand savant et tient sa théorie pour un monument inattaquable.
Flaubert partage avec Pouchet la conviction selon laquelle la matière organique subit un incessant travail de décomposition et de désagrégation, véritable cycle de vie et de mort … qu’elle parcourt en présence des siècles qui passent et qui servent de muets témoins à la renaissance et aux perpétuelles funérailles des êtres. La croûte terrestre, écrit encore Pouchet, n’est qu’une immense nécropole où chaque génération s’anime à même les débris de celle qui vient d’expirer.
Parmi les œuvres de Flaubert, nulle autre peut-être ne témoigne mieux de l’influence de ces idées que La Tentation de saint Antoine, notamment dans un passage de la troisième version où l’on assiste à la naissance de la vie sous forme d’animalcules dans une manifestation directe de génération spontanée, arrachant à Antoine qui l’observe attentivement, comme Pouchet lui-même aurait pu le faire à l’aide de son microscope, le cri de victoire: O bonheur! Bonheur! J’ai vu naître la vie, j’ai vu le mouvement commencer!
On pourrait se risquer à dire que toute la poétique de Flaubert est une poétique de la putréfaction en tant que cette dernière se propose d’effectuer la transmutation esthétique qui, à partir de l’immonde, fait advenir la beauté. La poésie, comme le soleil, met de l’or sur le fumier. Tant pis pour ceux qui ne le voient pas, écrit-il à Maupassant. L’activité poétique est une autre alchimie créatrice qui se doit de ne rien négliger de toutes nos pourritures, pas même celles que nous rejetons dans nos latrines -surtout pas celles-ci, comme il le dira dans une lettre à Louise Colet, car il s’y élabore une chimie merveilleuse, il s’y fait des décompositions fécondantes:
Qui sait à quels sucs d’excréments nous devons le parfum des roses et la saveur des melons? A-t-on compté tout ce qu’il faut de bassesses contemplées pour constituer une grandeur d’âme? Tout ce qu’il faut avoir avalé de miasmes écœurants, subi de chagrins, enduré de supplices, pour écrire une bonne page? Nous sommes cela, nous autres, des vidangeurs et des jardiniers. Nous tirons des putréfactions de l’humanité des délectations pour elle-même.

Dans les pages 540 et suivantes d’Esthétique de la Charogne, vous trouverez les références, notes et bibliographies nécessaires. Ce livre marie une superbe lecture du texte aristotélicien, et un parcours d’une érudition fantastique, fantastique en un sens borgésien, dans les arts occidentaux de la putréfaction. Sur la controverse Pasteur-Pouchet, on lira la classique mise au point de Bruno Latour.
Illustrations d’Edvard Munch: Faucheur, Son frère étudiant la physiologie, Fertilité, Norvège
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Nous ne savons pas la chimie, murmurait mélancoliquement Pécuchet. La chimie des engrais allait bientôt, dans les années 1910, changer la face du monde … Vu les conséquences -deux Guerres Mondiales, la Shoah et l’explosion démographique …- il vaut mieux revenir au compostage, mais autrement que Bouvard et Pécuchet: un néo-compostage post-moderne, averti des tableaux et langages de la chimie quantique.