
Accessible, proche et sauvegardée, au milieu de tant de pertes, ne demeura que ceci: la langue. Elle, la langue, fut sauvegardée, oui, malgré tout. Mais elle dut alors traverser son propre manque de réponses, dut traverser un mutisme effroyable, traverser les mille ténèbres des discours porteurs de mort. Elle traversa et ne trouva pas de mots pour ce qui se passait, mais elle traversa ce passage et put enfin ressurgir au jour, enrichie de tout cela. Durant ces années et les années qui suivirent, j’ai tenté d’écrire des poèmes dans cette langue: pour parler, pour m’orienter, pour m’enquérir du lieu où je me trouvais et du lieu vers lequel j’étais entraîné, pour m’esquisser une réalité. La réalité n’est pas, la réalité veut être cherchée et conquise.
Discours de remerciement après le Prix Büchner
Ce qui est en jeu chez Paul Celan, et dans toute poésie, ce n’est rien de moins que le sens qu’on peut conférer à la vie afin qu’elle vaille d’être vécue.
Et ce sens ne va pas de soi, ou plutôt il est masqué, constamment, par des entreprises presque aussi originelles que lui dans le rapport de l’être parlant et du monde. Ce qui fait accéder au sens, c’est de savoir que l’on est mortel: mortel, c’est-à-dire unique. Et de par ce sentiment de la finitude -laquelle fait corps avec ses hasards, sachant que ce sont eux le réel- c’est de pouvoir rencontrer à même niveau d’autres êtres, et de les tenir pour un absolu eux aussi: un absolu, ce que l’on ne peut régenter. Le sens, c’est de fonder l’échange social sur l’adhésion à la liberté de l’Autre. Mais la pensée qui doit suivre cette intuition pour que la communauté s’organise est de nature conceptuelle, elle ne retient de la réalité empirique que des aspects, abstractions qui substituent leur intemporel au sentiment de la finitude. C’est pourquoi le sens est constamment en péril.
Et c’est vrai que l’on peut lutter, faire du concept un simple moyen, mais dès que le conceptuel met en place ses articulations signifiantes, qui veulent cette abstraction, la finitude ainsi refoulée se fait pour l’esprit une énigme, elle effraie, on veut l’oublier, et quelle tentation alors, se défaire de tant d’angoisse en assemblant quelques formulations suffisamment simples dans une structure close sur soi, qu’on prendra pour le véritable réel! En ce sein d’un système, si froid soit-il, on cherche refuge contre la pensée de la mort.

1943, Troisième Reich, localisation inconnue: comment reconnaitre les sous-hommes
Le nazisme secrète des mythes, qui sont des simulations, pour contrer une monstrueuse angoisse …
Mais encore faut-il ne plus entendre les voix qui du dehors font entendre que cette construction n’est qu’un rêve, et l’idéologie, appelons ainsi cette perversion, ne peut que tenir pour le mal ceux qui ainsi la critiquent, et se donner la tâche de les détruire, de façon symbolique ou même réellement. L’idéologie engendre le meurtre. Meurtre des personnes, meurtre à travers elle, au moins désirée, de ce que je viens de dire le sens. Comme l’a surabondamment montré le nazisme, au siècle de Paul Celan: cette idéologie dont celui-ci a eu à souffrir de façon directe, et dont il a tiré, je crois bien et m’y arrêterai maintenant, des conclusions radicales.
Le meurtre, dans ce cas, ç’avait été en tout premier lieu le massacre des Juifs, que les nazis percevaient fort correctement comme des consciences libres, aptes à combattre tout préjugé et tout dogme. Et soutenir la cause du sens, après la fin de la guerre mais dans le souvenir de ce génocide, c’était donc savoir remarquer les formes nouvelles que prendrait l’antisémitisme, encore un réel danger. Cela, Paul Celan le savait fort bien, d’où l’interprétation qu’il fit, en 1953 et plus tard, de certains propos de ses adversaires, mais d’où aussi et déjà sa poésie, dont le caractère de témoignage et de réflexion historique est évident. Nombre de ses poèmes sont bien ceux du guerrier juif qu’il se dit. Un guerrier qui combat pour bien d’autres que les seuls Juifs.
Dégager au pic
Les ombres de mots, les empiler par toises
Autour du fer
Dans le trou d’eau
Qu’est-ce que l’idéologie? L’absolutisation d’un réseau de concepts, gardé de tout contact avec les réalités du dehors, refermé sur sa seule forme. Et qu’est-ce que la poésie, en revanche, la poésie à son plus profond, sinon la perception du son du mot dans le vers, ou celle de l’immédiat dans le spectacle du monde, avec pour effet que l’autorité des concepts dans le discours y est relativisée, affaiblie, d’où suit que quelque chose de la réalité d’au-delà ce qu’ils disent d’elle peut paraître, au moins un instant? Or, cette réalité qui se redécouvre ainsi, c’est le temps vécu, c’est un lieu, c’est la finitude: et c’est donc, en puissance, ce sens dont je disais qu’il résulte de la pensée de la finitude. La poésie est de par sa naissance même dans la parole le débordement des systèmes conceptuels, et plus encore de l’absolutisation que l’on peut en faire. Elle est ce qui détruit l’idéologique, au moins tant que du rêve, sa maladie infantile, ne s’établit pas dans ses mots.
Est-ce là ce que Paul Celan a pensé? A- t-il compris que dans ses poèmes ce n’était pas seulement leur réaction même très intimement personnelle au malheur de l’esprit dans le moment historique qui serait l’arme dont il ressentait la nécessité? Et qu’il ne serait vraiment le guerrier juif que si d’abord il était poète, simplement bien que pleinement poète? Je n’en doute pas, sa vie le prouve. La poésie ainsi reconnue et vécue au plus ordinaire des jours, c’est ce qui, au terme d’années de dissociation de soi sous le poids des événements, lui permettrait d’accomplir la synthèse de tout son être, le devoir juif se confondant alors avec un travail de la personne sur elle-même à tous les plans de la vie, y compris ceux qui peuvent paraître les plus humbles, l’intérêt pour les fleurs des champs, disons, ou la rêverie pour rien, à des heures: tout ce que Paul, du sein de son expérience de victime et de combattant, avait pu éprouver comme le privilège des autres.

Et il est clair qu’il chercha à opérer en lui cette rejonction de ses parts éparses. Il est clair qu’il savait que dans son rapport au martagon ou à la campanule raiponce, fleurs des montagnes ou des prairies, se jouait sa destinée d’homme, et un peu du salut de l’humanité. Que par-dessous la vague de néant jetée sur le siècle par le nazisme une autre vague se lève, dont cette fois la cause serait si dispersée dans l’existence moderne qu’elle n’en serait même plus repérable ni réparable; que l’antisémitisme ne soit, en bref, qu’un signe d’un mal plus vaste, la peur de la finitude, qui va écraser de façon moins voyante que dans les camps mais tout aussi efficace la liberté de l’esprit, voilà bien de quoi inquiéter ou même désespérer.
Proches nous sommes, seigneur,
Proches et saisissables. Déjà saisi, seigneur,
Agrippés l’un à l’autre, comme si
Le corps de chacun d’entre nous
Était ton corps, seigneur. Prie, seigneur,
Prie-nous,
Nous sommes proches. Déformés nous sommes allés,
Nous sommes allés, pour nous baisser
Vers l’auge et les trous. Vers l’abreuvoir nous sommes allés, seigneur. C’était du sang, c’était ce que tu avais
Fait couler, seigneur. Cela brillait.
Cela nous jetait ton image dans les yeux, seigneur. Nous avons bu, seigneur.
Le sang et l’image, qui était dans le sang, seigneur. Prie, seigneur.
Nous sommes proches.