Les hommes qui se procurent des poupées gonflables s’inscrivent dans une longue histoire qui ne commence pas avec le silicone. La poupée d’Oskar Kokoschka y occupe une place singulière.
En 1912, le peintre viennois tombe amoureux à la folie d’Alma Mahler. Leur idylle dure trois ans. La jeune femme quitte finalement le peintre pour épouser l’architecte Walter Gropius, après avoir avorté de l’enfant de son amant. Kokoschka est d’abord occupé par la guerre où il est blessé. Mais en juillet 1918, il commande à la marionnettiste Hermine Moos une poupée grandeur nature qui représente l’exacte réplique de l’aimée infidèle. Pendant les six mois que prend la réalisation de la poupée, le peintre envoie à l’artisane des esquisses de ce qu’il veut et les accompagne de détails maniaques.

Alma et Oskar
Il rejette toute approximation et insiste sur la nécessité de tenir compte des dimensions de la tête et du cou, de la cage thoracique, des fesses et des membres. Il l’exhorte à prendre à cœur le contour du corps. Il veut prendre plaisir à toucher ces endroits où des couches de graisse ou de muscles ouvrent tout à coup la voie à la couverture tendineuse de la peau. Pour le renforcement intérieur de la poupée, il demande à Hermine Moos d’utiliser du crin bouclé qu’elle pourra trouver dans un vieux sofa qu’elle aura acheté au préalable. Du crin qu’elle aura évidemment désinfecté. Il exige une poupée qu’il puisse embrasser. Il veut que la bouche puisse s’ouvrir et qu’une langue y soit placée.
Ses indications à la marionnettiste ne sont pas seulement techniques. Il la presse de ne pas montrer la poupée nue à un autre homme, ni laisser à quiconque la possibilité de caresser la poupée ainsi déshabillée. Il dit explicitement qu’il en mourrait de jalousie. Il répète qu’il veut la toucher très concrètement et s’impatiente du moment où la poupée sera prête. Il lui a même acheté des sous-vêtements parisiens. Après la séparation avec Alma, il a trouvé une autre compagne de jeu, Hulda, qui se soumet à lui à volonté, mais la poupée occupe ses pensées avec plus d’intensité encore. Hermine Moos lui remet finalement la poupée grandeur nature d’Alma Mahler en février 1919.

Hans Bellmer
Évidemment, c’est une déception. La peau n’est pas la peau, pas aussi peau que la peau attendue.
Il écrit une lettre violente à la conceptrice de la poupée. Il a été choqué par ce qu’il a reçu. Il s’attendait à un écart entre ses rêves et la réalité, mais pas à ce point. La coque extérieure est une peau d’ours polaire qui ne convient pas à l’imitation de la peau douce et flexible de la femme. Kokoschka ne peut pas habiller la poupée comme il avait prévu de le faire. À partir du moment où il la reçoit, Kokoschka ne se sépare pourtant plus de sa poupée qu’il appelle la femme silencieuse. Il la peint et la dessine, certes. Mais il dort aussi avec elle, il mange en sa compagnie (même quand il se rend dans un restaurant), se promène en l’emmenant et reçoit ses amis avec elle. Il forme un couple avec la réplique d’Alma. C’est tout au moins les bruits qu’Hulda fait courir. Les amis de Kokoschka, comme le poète Georg Trakl, acceptent la situation sans broncher. La poupée n’est pas seulement une présence de substitution; comme Alma elle-même, elle est une source d’inspiration majeure pour l’artiste.

Hermine et la Femme Silencieuse
L’histoire finit tragiquement. Après quelques mois de vie commune avec la poupée, Kokoschka organise une grande fête chez lui. Hulda y amène la femme silencieuse. Quelqu’un finit par trancher la tête de la poupée de laine et de crin. Le corps décapité finit dans la fontaine du jardin. L’histoire ne s’arrête cependant pas là et sa suite est au moins aussi intéressante que l’histoire centrale elle-même. Hermine Moos s’était tellement investie dans la confection de la poupée qu’elle va tomber amoureuse de l’amoureux transi et prendre elle-même l’initiative de confectionner à son tour une poupée représentant Kokoshka, servant par la suite la poupée du Maître avec un uniforme de soubrette que le peintre lui avait offert pour cet usage.

Après sa magnifique, mais courte, période viennoise, Kokoshka a passé sa vie à ensevelir son désir de vérité -comme Rimbaud. Mais lui, il a continué à peindre, enfin à produire, et à vendre, pour la sinistre bourgeoisie germanophone des années 50. Encore et encore.