Né en 1983, Baptiste Morizot est philosophe et enseigne à l’université d’Aix-Marseille. Il a publié en 2016 Diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, et, en 2018, Sur la piste animale. Son dernier livre, Manières d’être vivant a été publié chez Actes Sud.
L’animisme, qui implique une négociation quotidienne avec d’autres formes de vie, est une cosmologie ajustée à cet enjeu: comment faire justice aux autres formes de vie? Comment faire monde commun avec des altérités qui ne parlent pas comme nous et qui prennent la forme d’épis de maïs ou de singes laineux? Mais il ne faudrait pas se précipiter dans des conceptions fantasmatiques ou New Age de l’animisme. Si nous avons besoin de prêter à un loup ou à un brin d’herbe des pouvoirs mystiques, comme la télépathie ou une conscience cosmique, pour considérer qu’ils sont importants, prodigieux, et qu’ils méritent de rentrer dans le champ de l’attention politique, eh bien cela veut dire que nous estimons qu’ils sont déficients sans ce supplément d’âme. Si nous avons besoin de leur ajouter des facultés spiritualistes qui ne sont pas documentées pour accéder au prodige des autres formes de vie et les respecter, c’est que nous ne les aimons pas.

A mon sens, la considération qu’on leur doit n’a aucun besoin de cette transcendance: il nous suffit de réaliser que le moindre organisme photosynthétique est un point de vue aux puissances uniques. La plante verte derrière vous, par exemple, est capable de se nourrir de lumière et d’eau pour créer à partir de matière stellaire et minérale, de la chair vivante, organique, et de produire des médicaments, offerts au reste des vivants. Si ça, ce n’est pas suffisamment prodigieux … Dans les modèles de Philippe Descola et d’Eduardo Viveiros de Castro, l’animisme est l’inverse exact de notre mode de pensée naturaliste, rendu responsable de la crise écologique. Notre contrition est telle que notre premier réflexe est réactif: le mouvement de balancier nous projette dans la valorisation de notre envers ontologique.
Mais, plus finement, la valorisation de l’animisme est une manière de faire la paix avec l’héritage darwinien.

L’une des grandes thèses de Darwin, qui est souvent occultée, est celle de l’ascendance commune: nous sommes tous, nous vivants, des parents. Cette thèse est théoriquement acceptée, mais nous n’en tirons pas les conséquences philosophiques et pratiques: elle n’a pas transformé les formes de vie. L’animisme amérindien n’a pas attendu Darwin pour acter dans sa cosmologie une idée de parenté entre tous les vivants, et sa justesse à cet égard peut nous permettre de métaboliser la part de notre héritage darwinien que nous n’avons pas encore réussi à digérer.
Les propriétés prodigieuses des vivants qui les font sortir de la matière ne se révèlent pas d’elles-mêmes: elles sont documentées par des sciences. Si nous savons aujourd’hui que les arbres communiquent par le biais des mycorhizes, que les bactéries ont des formes de sensibilité collectives, ce n’est pas grâce à la mystique ou à la télépathie, mais bien grâce à des sciences.
Il faut faire passer le scalpel entre les sciences qui désaniment et les sciences qui réaniment. Ces dernières constituent de puissants leviers pour changer nos relations au vivant.

Notre corps hérite de millions d’années d’évolution, nous donne accès à l’émotivité, aux sens, à la pensée et nous avons oublié d’où cela vient. Nous sommes comme ces agents secrets amnésiques, qui se réveillent un jour capables de prouesses de kung fu sans se souvenir de leur apprentissage. Nos corps sont feuilletés d’ascendances immémoriales, héritées de nos ancêtres préhumains, qui remontent à chaque instant à la surface du présent pour nous fournir leurs puissances de sentir, d’agir, de penser, de ressentir. Il y a un enjeu immense de gratitude: comment rendre grâce pour ces dons sans intention?
Même cette immense occultation des autres formes de vie est une possibilité offerte par notre évolution. L’anthropo-narcissisme est un primato-narcissisme. Comme la plupart des primates sociaux, nous sommes obnubilés par nos congénères, la famille, les jeux de pouvoir. C’est un héritage. Une panthère, par exemple, est moins panthéro-narcissiste: elle passe beaucoup plus de temps à regarder ses proies qu’à s’intéresser à la vie d’autres panthères. Cela étant dit, nous sommes aussi des primates sociaux omnivores, et ce régime alimentaire très ancien a ouvert une brèche, une attention curieuse aux autres formes de vie. Nous avons ces deux ascendances en héritage: tâche ensuite à la culture, au travail sur soi, de les pondérer, de les subvertir, de les composer. En détournant par exemple notre désir primate des relations sociales vers les autres formes de vie.

La honte et l’orgueil prométhéens atteignent leur acmé dans le mouvement transhumaniste. Pour ma part, j’appartiens à la tradition philosophique opposée. Je revendique la gratitude absolue d’être devenu et de ne pas avoir été fabriqué. C’est-à-dire, non la honte, mais la confiance dans le monde vivant qui nous a faits. La fréquentation des milieux moins urbanisés, où l’on voit mieux le vivant faire monde commun, remet un peu les choses à l’endroit, mais il ne faut pas la fantasmer: on peut ne voir que soi en forêt, et renouer avec le vivant en appartement.
Que pensez-vous de la proposition des canadiens Will Kymlicka et Sue Donaldson dans Zoopolis, d’inventer des droits pour les animaux: la citoyenneté pour les animaux domestiques, la souveraineté pour les animaux sauvages et un droit de résidence pour les animaux liminaux (comme les pigeons ou les chauves-souris)?
A mon sens, c’est une approche problématique et, à beaucoup d’égards, non fonctionnelle. Cette idée revient à forcer les autres animaux dans des catégories juridiques et politiques tardives, modernes, qui ne sont pas ajustées à leurs formes de vie et à la multiplicité des relations que nous pouvons et devons entretenir avec eux. Elle ne parvient pas à penser comme un écosystème en pensant les vivants comme des sujets au sens moderne. Imaginer donner la souveraineté politique à un pod d’orque, ou des formes de vote aux chiens, c’est leur donner ce qu’on croit bon pour nous, pas ce qui serait bon pour eux.
Je suis quant à moi obnubilé par les égards ajustés: l’exigence incessante d’ajuster les égards à la forme de vie des autres, aux relations avec eux, avec l’incertitude que cela implique quand il s’agit de traduire leurs exigences. La grande folie de la tradition naturaliste a été de croire que nous n’étions pas tenus à des égards envers nos milieux vivants.

C’est aussi pour cela que je ne suis pas antispéciste, mais multispéciste. Comment tenir ensemble une critique radicale de l’obscénité des formes d’élevage dites modernes sans stigmatiser en bloc la domestication, la chasse et l’élevage, qui sont des formes de relations aux vivants qui doivent être défendues quand elles cherchent, et trouvent, des égards ajustés?
C’est de la terre que doivent monter les égards, d’une attention scrupuleuse aux situations concrètes, et aux ambivalences de la vie, qui vit de s’entre-dévorer joyeusement (la vitalité et la grâce d’un chevreuil proviennent en partie du fait qu’il a été prédaté par des loups, par exemple). Car l’inverse réactif de l’absence d’égards, propre aux modernes, ce serait de nous jeter dans des égards qui ne sont pas ajustés à la pluralité et à l’étrangeté des formes de vie. L’égard ajusté se glisse entre la relation morale de sacralisation et le rapport instrumental, c’est un travail de négociation continu envers les vivants. L’égard ajusté, c’est par exemple le nom philosophique de certaines agroécologies ou de la sylviculture non violente. Dans cette dernière pratique, on ne sanctuarise pas la forêt ni l’arbre, on n’en fait pas une personne morale ni juridique, il s’agit bien de continuer à prélever du bois. Mais pour cela, vous apprenez d’abord à circuler parmi les points de vue qui constituent la forêt. Vous apprenez à connaître intimement ce qu’est un arbre, ce qui est important pour lui, ses dynamiques, ses temporalités. Vous négociez avec les non humains. Vous cherchez à voir par le point de vue des interdépendances multiples qui font l’habitat commun, toutes ces relations écologiques qui n’ont rien à voir avec une souveraineté politique.

Dans votre livre, vous essayez de refonder une éthique. Vous dites qu’il faut apprendre à fréquenter intimement ses fauves. Qu’est-ce que cela veut dire?
Non, je n’essaie pas de refonder quoi que ce soit: j’essaie de rendre visible une ligne de partage un peu oubliée entre deux traditions éthiques du point de vue du rapport aux passions. En un mot: il y a une erreur patente dans une certaine tradition moralisatrice [contre laquelle se dresse Descartes …], c’est qu’elle a pris l’animal comme modèle des passions, et qu’elle s’est trompée fondamentalement sur ce qu’est un animal.
Cette morale a été conçue suivant le motif du coche: la raison doit dompter, mater, affaiblir, contrôler, nos pulsions animales qui seraient instables et démesurées, dépendantes, aveugles à nos vrais besoins. Or, ces déficiences, que notre tradition pense être le propre de l’animal reposent sur un fantasme de l’animalité, qui n’émerge que dans l’une des formes de la domestication. Dans ce que le savant André-Georges Haudricourt a appelé l’action directe positive, l’animal domestique est transformé par la sélection artificielle pour être plus contrôlable. Mais surtout, il est pris dans des relations qui le minorisent, le rendent hétéronome. Ses instincts sociaux et sexuels sont déstructurés. Ainsi naissent la luxure du cochon ou sa voracité.
Si nous nous sommes trompés sur ce qu’est l’animal, qu’est-ce que cela change à notre vie intérieure?
Les passions prennent un nouveau visage si elles sont désormais associées à des animaux vus comme des puissances de vitalité, complexes, ambivalentes, parfois contradictoires (les fauves que décrit l’éthologie par exemple). La morale ne consiste alors plus dans le vain dressage des passions, mais dans leur bon usage, ce qu’a magnifiquement expliqué René Descartes. Il s’agit d’inventer un modus vivendi, une sorte de communauté multi-spécifique à l’intérieur de soi. On passe du cocher au diplomate des fauves intérieurs.

Entretien avec Rémi Noyon, Le Nouvel Observateur, 15 février 2020, extraits