L’important, c’est la nuit.
L’important est cet effort et ce plaisir: briser l’ordre normal du temps, c’est-à-dire le partage entre deux types de temporalité -celle des hommes libres et celle des hommes mécaniques.
J’ai toujours procédé à partir de faits attestés et non de conjectures sur leur possibilité. Et parmi ces faits attestés, il y a le fait que des gens s’arrachent au type de temporalité qui est inhérent à leur activité, qu’ils inventent une autre manière de faire avec le temps. Les anachronies peuvent aider à rendre ces formes d’arrachement pensables et formulables. C’est ce que j’ai commenté à propos de l’histoire du signifiant prolétaire.
Ce que j’ai essayé de penser, c’est la non-synchronicité des temps, c’est-à-dire que dans une période temporelle donnée, il y a plusieurs lignes temporelles qui coexistent et que c’est cette espèce de discordance, ou d’asynchronisme, qui fait l’histoire, qui fait qu’il y a de l’histoire. Il y a de l’histoire parce qu’à un moment donné, il n’y a pas concordance entre l’évolution de l’industrie, l’évolution de l’économie, l’évolution des formes politiques, l’évolution des idéologies, de la littérature et ainsi de suite.
J’avais lancé un programme assez large sur le thème des politiques de l’écriture, où j’ai finalement balayé un tas de choses -depuis les écrits des Pères du désert jusqu’aux conflits sur la bonne écriture scolaire au début de la IIIe République, dont je n’ai finalement fait aucun usage. Et puis, petit à petit, j’ai centré la chose sur la manière dont d’autres avaient travaillé sur un matériau semblable au mien, mais de manière tout à fait différente.
Ça commence avec Tacite et la façon dont il invente le discours du centurion révolté Percennius tout en déclarant cette révolte et ce discours nuls et non avenus. Ça passe par Michelet et cette scène archétypale de la description des fêtes de la Fédération, où il mentionne les discours des orateurs de village, mais où en même temps il n’en reprend jamais un seul mot et où finalement ce qui parle, ce n’est plus les orateurs, mais c’est la terre, les moissons, les générations et tous leurs symboles. Puis j’ai rencontré cette curieuse expression de Braudel qui parle de la paperasse des pauvres comme obstacle à la vision historique. J’ai travaillé sur Le Roy Ladurie, et sur la façon dont il a territorialisé l’hérésie cathare.
J’ai ainsi mené une réflexion d’ensemble sur la façon dont l’historien traite la parole hérétique, c’est-à-dire -plus que la parole religieuse déviante- la parole de gens qui ne devraient pas parler, ou qui, s’ils parlent, ne devraient pas dire ça!
Faut-il s’appuyer sur la parole des bavards (c’est-à-dire de ceux dont la parole est venue jusqu’à nous) ou sur la parole muette que l’on suppose être l’expression de ceux qui n’ont pas laissé de traces?
Je suis en accord avec Carlo Ginzburg: il faut s’appuyer sur la parole d’exception effectivement attestée pour comprendre cette véritable histoire des hommes qui se passe dans l’ombre. Cette parole prouve la capacité que peut manifester un individu appartenant au monde des hommes obscurs. Et il est toujours plus intéressant de partir de la réalité de ce que des hommes obscurs ont pu dire et faire plutôt que de spéculations générales sur les raisons vraisemblables -c’est-à-dire invérifiables- qui rendent cette capacité impossible ou rare. En revanche, je ne peux pas accepter la façon dont Ginzburg sépare les propos du menuisier de la culture livresque dont il se réclame pour en faire l’expression d’une tradition paysanne pré-chrétienne, liée aux rythmes de la nature, la même tradition qu’attestaient aux yeux des Jésuites ces bergers d’Eboli peu dissemblables, pour l’intelligence et la science, des bêtes qu’ils gardaient. Cela revient à l’opération qui substitue aux voix de ceux qui parlent la parole muette de la Terre.
Derrière la question de savoir sur quel matériau on s’appuie pour écrire l’histoire, il y a la question du partage du sensible: est-ce qu’on accepte ou non, comme base d’interprétation, le partage hiérarchique entre deux sortes d’intelligences et deux catégories d’êtres parlants?
Bourdieu?
L’idée que c’est la connaissance des formes de la domination qui donne les moyens de s’en extirper me semble être une fausse évidence que la sociologie de Bourdieu partage avec le marxisme. Cette fausse évidence repose sur le paralogisme de la science sociale.
Celle-ci se présente comme une science de la nécessité qui détient seule les clefs de la libération. Mais la nécessité connue n’autorise qu’une seule manière d’être libre, à savoir de s’adapter à elle. Ou alors il faut poser que c’est la nécessité elle-même qui engendre la liberté. Ce fut la foi marxiste dans le sens de l’histoire. Depuis que celle-ci s’est évanouie, la science sociale s’est installée dans le ressassement d’un savoir critique qui n’a pas d’autre fin que lui-même. Nous croulons sous les volumes d’une littérature sociologique ou critique qui a analysé sans fin toutes les ruses de la domination sans qu’on lui ait vu produire aucun effet de libération.
Quant à la notion de régime d’historicité, travaillée par François Hartog, elle est certes préférable à la douteuse idée des hommes qui ressemblent à leur temps, mais elle est encore construite à partir de la seule dimension horizontale du temps (passé, présent, avenir). Il lui manque d’inclure la verticale du partage des temps et les formes de subversion qui entreprennent de la détruire. Il ne s’agit pas seulement de nouer différemment présent, passé et futur.
Les Prolétaires de la Nuit ne se contentent pas de mettre leurs pensées et leurs actions dans la perspective d’un autre futur. Ils opposent un présent à un autre. Ils tentent de vivre un temps qui n’est pas le leur. C’est par cette invention d’un autre présent qu’ils commencent un autre futur. C’est un point sur lequel j’ai toujours insisté: ce sont les subversions du présent qui créent des futurs et non pas les programmes de mondes meilleurs à venir.