L’exclusion est une notion couramment utilisée aujourd’hui. Quel est, selon vous, l’apport des sciences sociales à la compréhension de cette question?
Il faut, à mon avis, inverser les termes du problème … Ainsi, l’exclusion est la notion sous laquelle on regroupe aujourd’hui un certain nombre de phénomènes économiques, politiques et sociaux qui relevaient traditionnellement d’explications en termes de conflit sociaux. On verse aujourd’hui le chômage au compte de l’exclusion. Cela veut dire qu’on interprète en termes de manque un phénomène qu’on interprétait auparavant comme donnée structurelle des rapports économiques.
Le prolétaire n’était pas un exclu: c’était un être défini à la fois par une situation dans un système de domination et par un combat politique contre ce système. C’est cette structuration polémique de l’univers économique et social que l’on rejette aujourd’hui au nom d’une vision consensuelle de la société et de la politique.
On est alors contraint de penser les phénomènes de chômage, pauvreté, privation de droits, etc …, en termes de pathologie, individuelle ou collective: il y aurait des couches de la société qui, par défaut propre d’identité ou faute de structures d’accueil adéquates, tomberaient dans les marges et qu’il faudrait ramener à l’intérieur de la société.
Assurément, nul ne sort jamais d’un état de minorité sans un effort pour prendre lui même ses affaires en mains. La question est de savoir si le cadre dans lequel est posée la question de l’exclusion ne contredit pas dans son principe l’idée d’une telle réappropriation. Au temps des faits sociaux traités comme des choses et du déterminisme historique, la capacité effective des dominés à reprendre leurs affaires en mains était nettement supérieure à ce qu’elle est au temps de la compréhension et de l’hommage aux acteurs, qui accompagne en fait un fatalisme économique et une vision assistancielle.
Votre conception de l’exclusion a-t-elle évolué au cours de vos travaux? De quelle façon?
Mes travaux historiques et philosophiques m’ont amené à comprendre que ce qu’on appelle aujourd’hui exclusion naît d’un phénomène de dénégation de la lutte des classes.
Dans les sociétés traditionnelles, l’ordre dominant considère comme normal que la majorité des individus soient exclus de la gestion des affaires communes. Les travailleurs qui sont confinés dans l’univers de la nécessité matérielle, les femmes affectées à la reproduction et à la vie domestique sont considérés par cela même comme incapables de s’occuper d’autre chose. Au XIX éme siècle encore, les libéraux expliquent que la politique est réservée aux hommes de loisir et que les conditions du travail sont une affaire domestique qui n’appelle aucune discussion collective. En bref, les dominants proclament que la société est divisée en classes.
Les formes d’exclusion sont ainsi visibles, déclarées et légitimées.
Cela veut dire aussi qu’il est possible de les mettre en question, de déclarer publiques les affaires soi disant privées, d’affirmer la capacité des prétendus incapables à s’occuper des affaires communes. C’est ce qu’ont fait les luttes démocratiques, les luttes des ouvriers, des femmes, ou autres, qui ont à la fois dénoncé les formes d’exclusion qui les frappaient et manifesté du même coup leur appartenance à un même monde que ceux qui les excluaient.
Aujourd’hui, tout le monde est supposé inclus dans une totalité définie en termes consensuels comme une addition de groupes définis chacun par une identité propre. La barrière est devenue invisible. Elle n’est plus symbolisable comme objectif de lutte. Le prolétaire avait une place symbolique. L’exclu n’en a pas, parce qu’il n’y a pas de raison structurelle d’exclusion de quoi que ce soit. Dès lors l’écart par rapport au modèle prend la forme du manque, de l’échec individuel ou collectif, dont le traitement se trouve renvoyé à la médecine et à la morale.
Jacques Rancière