Natura naturans

La culture est encore le seul remède à la crise de la culture: si l’homme est bien seul, entre ces deux absolus que sont l’animal et Dieu, à devenir imbécile, il est aussi le seul à être perfectible. L’imbécillité est la rançon de la perfectibilité, c’en est même peut-être la condition: il y a du jeu, du vide, du creux, pas de nature préétablie: l’homme, on ne sait pas encore bien ce que c’est.

Comment sortir de l’état d’imbécillité? Tant qu’on demeure sur le plan du dualisme nature-culture, on se heurte à ces signes que sont la mélancolie et la mauvaise conscience, expressions affectives de la contradiction. Reste alors une troisième voie, puisque la tâche de la vraie culture -de la pensée- est de rendre possible la rupture du processus d’uniformisation, l’émergence d’une pluralité expressive et originale.
Il faut penser l’originalité, rappelle Nietzsche: Trouver plaisir à l’originalité d’autrui sans en devenir le singe sera peut-être un jour la marque d’une nouvelle culture (Aurore). Une pratique nous montre la voie, celle de l’art contemporain. L’art constitue une forme de renaturalisation, non au sens de retour, mais au sens où ce terme peut nommer un apprentissage inédit des Formes de la nature, une pratique de l’invention retrouvée, de la création continuée de la Nature naturante.
Toute culture vivante exprime toujours, par le travail des formes plastiques ou discursives, son appartenance à la Nature naturante. Les artistes savent ça très bien: Cézanne et la géologie de la montagne Sainte-Victoire, Ponge et le parti pris des choses, Dubuffet et l’art brut de l’homme du commun à l’ouvrage, Varèse et le bruit, Klee et la Nature naturante … Ils mettent en œuvre ce que Lévi-Strauss nomme pensée sauvage, vrai universel partout plus essentielle que la pensée domestiquée, qui dit que la culture n’est pas un empire dans un empire, qu’elle est l’expression d’une nature qu’elle doit reconnaître et manifester, sous peine de mort, dans sa vérité.
L’art interroge la culture à propos de la nature: peut on penser la civilisation sans barbarie? Une culture qui serait attentive à ce qui surgit et s’exprime en deçà de l’humain et au-delà de lui, science du concret, pensée sauvage qui ramènent cet humain à davantage de modestie, et aux richesses d’une spontanéité (nature) travaillée et alertée (culture).damierCulture devient l’adjectif de nature, c’est nature qui devient la vraie substance de la vie culturelle: apprendre à voir, à entendre, à sentir, contre les valeurs culturelles, les maisons de la culture et leur écrasante et clôturante logique.
Ainsi pour que l’homme devienne ce qu’il est, alors qu’il ne sait rien de cet être, pour que le monde retrouve son unité et sa cohérence, au delà de son être d’objet (de science, de technique …), il faut penser l’Un.

La nature naturée et la culture sont des expressions déterminées, mais contingentes en leur être actuel, de la Nature naturante, c’est à dire de l’Être, envisagé en dehors de tout modèle ou de toute représentation.

C’est cela que vise Lévi-Strauss quand il distingue d’une part l’humanisme aristocratique de la Renaissance et l’humanisme bourgeois du XIX siècle, qui sont des humanismes de privilégiés … Et d’autre part un humanisme à venir, pour lequel rien de naturel ne saurait être étranger à l’homme(Anthropologie structurale Deux, chap. XV, Plon, p. 322).

Philippe Choulet, La Culture, Quintette