Le végétal n’a rien de l’homme. On s’y trompe, voyant mal la racine, ou un profil furtif qui n’est qu’un tronc entrevu, ou bien une branche noueuse qui imite un visage ou un bras; ce genre d’apparition s’efface sans aucun changement, par le seul regard, plus vite que la biche, et plus étrangement, car on s’assure qu’il n’y a rien et qu’il n’y avait rien; on reconnaît cent fois qu’il n’y avait rien. Cette manière de se rassurer est effrayante, et confirme le quelque chose d’autre, autre absolument, informe absolument.
On ne sait quoi est toujours caché, non pas derrière l’arbre, mais dedans; non pas dedans, car ce n’est que fibre et sève; le dedans est connu de la même manière que le dehors, ni moins, ni mieux; il suffit de creuser, couper ou fendre.
Crucifix roman
C’est que la petite ou grande peur est de nous; notre ombre projetée sur la chose. Ainsi nous regarde le spectre, dans le silence des bois et même dans la paix des champs, au grand soleil. Ce n’est qu’une chose toute familière, et nous le savons bien. Plus nous le savons et plus nous avons peur.
Agir enfin sur ce nœud d’arbre, sur cette pierre qui refuse visage, afin de former le dieu! Tel est le grand exorcisme. Dans la statue quelque chose périt, c’est le dieu des forêts, dont la substance est faite d’absence et de silence.Voilà ce que je nomme un dieu. Cette absence, cette attente, cet écran mobile des feuilles, mobile et immobile, qui promet toujours, c’est le lieu des images qui ne sont rien, de ce qu’on a cru voir; c’est le lieu de la peur familière et le creux même des dieux.
Au-dessus du mur arrondi est une croix, sans aucune effigie, et de granit tellement rongé qu’on suppose que ce signe attend depuis des siècles la légende des temps modernes, le dieu pendu, symbole non encore tout expliqué.
La croix portait la légende, car elle est le signe que la nature ne fait pas, les deux perpendiculaires, le signe du charpentier, comme le cintre est le signe du maçon. Devant l’autel et par la marque de l’ouvrier venait mourir l’ancienne peur et le dieu sylvestre. Vaincue la force de l’arbre, de la couleuvre, du bouc et de la vache; et tous ces dieux renvoyés au diable. Sanctuaire sur sanctuaire, c’est le mouvement même de nos pensées.
Alain, Les Dieux 1934