L’Envol du faucon vert par Amid Lartane, éditions Métailié:
Comment raconter l’incroyable quand ses acteurs sont les principaux dirigeants d’un pays, l’Algérie? Un ancien haut fonctionnaire algérien, à l’évidence bien informé et qui signe sous le nom d’Amid Lartane, apporte avec L’Envol du faucon vert la seule réponse possible: un roman où les personnages ressemblent à s’y méprendre aux décideurs algériens et retrace l’affaire Khalifa, cette success story censée symboliser, en pleine sale guerre contre les islamistes, une Algérie nouvelle, ouverte sur le monde et qui gagne.
L’illusion dura relativement peu -cinq ans- et la chute d’Abdelmoumen Khalifa fut aussi mystérieuse que son ascension. Passionnant polar à clés, l’Envol du faucon vert se lit d’un souffle, et on ressort abasourdi de cette plongée au cœur du système et du business des généraux algériens.
Élise ou la vraie vie, un beau film de Michel Drach, scénariste Claude Lanzmann
Ce faucon vert, c’est à l’évidence le condor bleu qui servait d’emblème à Khalifa Airways. Le héros du roman s’appelle Oulmène Mokadem, fils de famille peu reluisant et caricature réaliste du jeune Khalifa. Mais il n’est qu’une marionnette, manipulée par les décideurs, au premier rang desquels le général à la retraite Lamine Boutramine, avatar évident du général-major Larbi Belkheir, fidèle de l’Elysée et réputé le faiseur de rois de l’Algérie des années 1990. L’objectif de Boutramine? Créer le premier empire privé algérien permettant d’assurer la pérennité du système de prédation mis en place dès l’indépendance de 1962 par une poignée de hauts gradés et qui s’est perpétué depuis. Restait à trouver le financement de cet empire. Il sera assuré par le siphonnage des fonds des caisses de retraites et autres grands organismes publics algériens, qui se virent ordonner le transfert de leurs comptes -mais par qui?- à la Khalifa Bank du temps de sa splendeur.
Si L’Envol du faucon vert est une plongée dans ce scandale financier, qui s’est soldé par un trou qui dépasserait les 5 milliards d’euros, c’est surtout une immersion vertigineuse au cœur du pouvoir algérien. Et d’un système où ministres et présidents n’ont d’autre pouvoir que celui que leur accordent les décideurs de l’ombre. Où les ordres de ces derniers ne passent jamais par l’écrit, mais par quelques phrases codées reçues cinq sur cinq par les exécutants et clients de ceux dont le fonctionnement rappelle étrangement celui de la Mafia. A cet égard, la description par Lartane de la façon dont ces décideurs utilisent les groupes armés islamistes qu’ils manipulent pour liquider un technocrate récalcitrant est éloquente.
Lartane? Si l’auteur est mystérieux, son pseudonyme ne doit rien au hasard: l’Artane est un médicament utilisé en psychiatrie. Consommé à hautes doses, il peut transformer un homme en Rambo, et on sait qu’il a été couramment utilisé dans les années 90 par les forces spéciales de l’armée algérienne pour droguer des hommes dont les exactions ont eu peu à envier à celles commises par les islamistes.
Ce qui rappelle un texte impeccable de Jean Daniel:
Dans l’Algérie occupée depuis cent trente ans, et en dépit d’émeutes et de révoltes périodiques et sauvagement réprimées, toute une population réclamait le respect de l’islam, l’égalité pour les citoyens, mais pas l’indépendance. Les musulmans qui s’inscrivaient dans les différents appareils d’État, y compris dans l’armée française, n’étaient pas jugés comme des traîtres. En 1974, l’historien Charles-André Julien, militant de l’indépendance maghrébine, rappelait avec un courage intellectuel qui nous sert ici de référence que la citoyenneté française était d’une beaucoup plus grande popularité qu’on ne l’admet aujourd’hui …
Question: pourquoi les massacres de départ? (Rappelons que l’insurrection a commencé en 1954 avec l’assassinat d’un couple d’instituteurs). Réponse: pour créer une guerre civile afin de transformer tous les Algériens en étrangers à l’intérieur d’un territoire francisé. Cela ne pouvait se faire que dans le sang, par la terreur, le sectarisme, l’intimidation religieuse. En un seul jour, il fallait transformer en traîtres tous ceux qui ne se déclaraient pas prêts à prendre les armes.
Les premiers insurgés ont eu tout le monde contre eux. D’abord et surtout leurs frères. Les messalistes, les fédéralistes, les communistes, la masse des paysans dépersonnalisés. Il fallait inventer le concept de trahison et faire de tous les incertains et même de tous les tièdes des renégats, des apostats et des collaborateurs. Lorsque l’insurrection éclate le 1er novembre 1954, les autorités qui sont évidemment les premières responsables des conditions de celle-ci … [Les syndicats, la Presse, les Églises se sont-ils scandalisés avant 1954 de l’inégalité des citoyens devant la loi? …] ont au moins le devoir de protéger les populations, tant européennes que musulmanes, comme on disait à l’époque. Cela n’excuse en rien ceux qui ont incarné de longues années l’État français et ont toujours manqué à la justice. Surprises, comme tout le monde, comment ces autorités réagissent-elles? Dans le désarroi et la bêtise.
Bombardement au napalm par l’armée française
Elles emprisonnent des nationalistes qui n’ont rien à voir avec le soulèvement et qui auraient pu devenir des interlocuteurs. Elles menacent des leaders modérés, comme Ferhat Abbas qui avait réclamé dans son jeune temps la citoyenneté française. Et cependant, lorsque Mitterrand, suivant Mendés France, proclame que l’Algérie, c’est la France, la majorité des algériens ne manifeste aucune indignation.
Depuis le temps qu’ils le désiraient, que l’Algérie, ce soit la France! Que les algériens fussent traités en citoyens français, que les policiers ne fissent pas, à Alger ce qu’on leur interdisait de faire à Paris! Tout bascule lorsque Guy Mollet arrive à Alger en 1956. Non seulement il va stupidement et lâchement changer de politique devant une manifestation de pieds-noirs, mais il confiera qu’il se sent obligé de contenir par “des moyens dissuasifs” la terreur programmée du FLN.
La guerre d’Algérie commence par une contre-terreur qui va devenir de plus en plus massive, à la fois indistincte et sophistiquée. On est passé du terrorisme à la guerre civile. Ces mots ne sont jamais employés aujourd’hui dans les médias. Tous les historiens n’ont pas l’audace du grand arabisant Jacques Berque qui observe, en pleine guerre que “l’on ne s’est pas entrelacé pendant cent trente ans sans que cela descende profondément dans les âmes et dans les corps. La profondeur de l’impact a dépassé ici de loin les aliénations de l’exploitation rurale. Au fond, le drame des nationalistes est qu’ils éprouvent à chaque heures le besoin de se prouver à eux-mêmes qu’ils ne sont pas français”.
Les premiers organisateurs de la contre-terreur ne sont pas des hommes de gauche, ce sont Maurice Bourgès-Maunoury et son directeur de cabinet, Abel Thomas, qui vont être associés de près à l’expédition franco-anglo-israélienne à Suez. Puis Robert Lacoste, grand résistant, se découvre en Algérie une âme de conventionnel. Il prétend lutter sur deux fronts: contre les “colons”, et contre les “terroristes”. Il proclame que jamais les “trois couleurs” ne quitteront le sol de l’Algérie, mais que la République française, héritière de la révolution de 1789, imposera à un FLN minoritaire une démocratie égalitaire. Au nom de quoi, il va couvrir les exécutions sommaires …
Un professeur de philosophie en poste à Annaba se demandait à l’époque si la crucifixion d’une institutrice, précédée de son viol et suivie de l’égorgement de sa classe, était un moment dialectiquement nécessaire à l’émancipation du peuple algérien, et si la pratique de la torture par l’armée française contribuait à l’extension des idéaux des Lumières.
Jean-François Lyotard, La Guerre des Algériens.
Novembre 2004, Alger: le Secrétaire général de l’Otan et le Ministre des Affaires Étrangères algérien