Une voix, une voix pour crier !

Que nomme-t-il Dieu dans ses imprécations? A qui s’en prend-il? Pour qui prend-il Dieu quand il le nomme?

Et pour qui se prend-t-il?

Évelyne Grossman:

Vous évoquez cette passion d’Artaud que vous avez éprouvée très jeune en Algérie; vous parlez de votre identification d’alors à la souffrance dont il se plaint dans ses lettres à Jacques Rivière: l’impouvoir de sa pensée, son impuissance, son incapacité à écrire. On vous imagine mal, pourtant, en proie à l’impuissance de la pensée …

Jacques Derrida:

Si j’essaie de me rappeler la première fois que le nom d’Artaud a résonné pour moi, ce fut sans doute à travers une lecture de Blanchot qui renvoyait à la Correspondance avec Jacques Rivière. J’ai lu alors ces lettres d’Artaud et, par un mouvement de projection identificatoire, je me suis trouvé en sympathie avec cet homme qui disait qu’il n’avait rien à dire, que rien ne lui était dicté, en quelque sorte, alors que pourtant l’habitaient la passion, la pulsion de l’écriture et sans doute déjà de la mise en scène. Chemin faisant -et là je parle du temps long, des années, des décennies qui ont suivi, j’ai dû toujours chercher à penser ce que cette expérience du ne rien avoir à dire avant d’écrire avait d’essentiel pour toute écriture.

D’une certaine manière, la responsabilité de l’écriture, de ce qu’on appelle la création en général, est toujours ressentie comme un creux à partir d’un vide -une sorte de kénose de l’écriture- tel que, au fond, ce qu’il y aurait à dire n’existe pas avant l’acte de dire; parce que si le contenu de la chose à dire existait préalablement, d’une part, il n’y aurait pas de responsabilité à prendre, pas de risque, et d’autre part, on verrait se reconstituer à la fois la dichotomie et la hiérarchie entre l’auteur, le texte et la scène.

L’auteur maîtrise, il sait ce qu’il veut dire et il dicte: il se dicte à lui- même et donc il écrit sous la dictée et l’autorité de l’auteur qui sait ce qu’il veut dire. Je mettrai d’ailleurs en communication le désarroi exprimé dans ses premières lettres à Jacques Rivière avec la façon révolutionnaire dont Artaud plus tard parlera du théâtre de la cruauté où justement il remettra en question ce rapport de l’auteur à la scène, du texte écrit au geste. Pour lui, le théâtre implique le déplacement ou le renversement de cette hiérarchie. Rien ne préexiste à l’acte, au geste, qu’il s’agisse d’écrire, de penser ou de jouer sur la scène. Les hiéroglyphes théâtraux dont il parle sont justement des mouvements du corps qui n’obéissent pas à un vouloir-dire préalable.

Le subjectile n’est autre qu’une figure de la Khôra, sinon la Khôra elle-même …

Le subjectile est cela qui demande de nous de le forcener pour en avoir connaissance.

*

Pourquoi donc cette identification de jeunesse à Artaud? J’ai commencé dans mon adolescence (elle a duré longtemps, jusqu’à trente-deux ans…), à vouloir passionnément écrire, sans écrire, avec ce sentiment de vide: je sais qu’il faut que j’écrive, que je veux écrire, que j’ai à écrire, mais je n’ai rien à dire qui ne commence à ressembler à quelque chose qui a déjà été dit. Quand j’avais quinze, seize ans, je me rappelle, j’avais ce sentiment d’être protéiforme -c’est un mot que j’ai découvert chez Gide, et qui me plaisait beaucoup. Je pouvais prendre n’importe quelle forme, écrire sur n’importe quel ton dont je savais que jamais ce n’était vraiment le mien; je répondais à ce qu’on attendait de moi ou bien je me retrouvais dans le miroir que me tendait l’autre. Je me disais: je peux tout écrire et donc je ne peux rien écrire.

C’est là que se creusait ce vide que je croyais reconnaître chez Artaud. Comme si je me disais: au fond je ne suis rien, je peux être n’importe qui, je peux prendre telle ou telle posture et donc quelle est ma voie (ma voix)? Et encore maintenant, avant chaque texte que j’écris, mutatis mutandis, c’est le même blanc, le même désespoir, le même sentiment d’impouvoir, même pour des choses très modestes, quatre pages. Cela ne m’a pas quitté, même si je passe, à juste titre, pour quelqu’un qui a beaucoup écrit. D’ailleurs, Artaud aussi, mutatis mutandis, a beaucoup écrit. A la fin, il écrivait sans arrêt.

Artaud à Paris, en 1937, retour du Mexique, une des dernières photos avant l’internement

Ensuite, il s’est passé un temps assez long avant que, provoqué à écrire quelque chose sur Artaud pour un numéro de Tel Quel (je venais de rencontrer Sollers et Paule Thévenin, c’était en 1964- 1965), je l’ai lu de façon intensive ou extensive, systématique en tout cas. Ce que j’ai écrit dans La parole soufflée et Le théâtre de la cruauté et la clôture de la représentation, puis plus tard dans Forcener le subjectile ou Artaud le Moma avait un rapport articulable avec ce que j’écrivais à l’époque. Je trouvais dans le geste fondamental d’Artaud de quoi mettre à l’épreuve ce que j’essayais d’élaborer ailleurs dans des textes différents par exemple, au début, dans De la grammatologie

Naturellement la parole soufflée au sens équivoque de cette épithète n’était pas sans rapport avec les lettres à Jacques Rivière. La parole m’est dérobée, dit Artaud et cette expérience de la dépossession, de l’expropriation, est une protestation ambiguë, comme j’ai eu l’occasion de l’indiquer. Cette expropriation est à la fois une souffrance et en même temps, dans le procès de l’écriture, elle est ce qui fait la voix, la clameur d’Artaud. Dans cette ambiguïté de la parole soufflée (à la fois dictée par un souffleur et dérobée, arrachée), il y avait certainement un rapport avec ce qui a été l’expérience première qu’Artaud confiait à Jacques Rivière.

Mexique: les Jésuites des Tarahumaras réclament justice

Coureurs (Ou danseurs? Ou pèlerins? Ou manifestants?), Sierra Taramuhara

Folie d’Artaud? A supposer qu’il y ait une catégorie acceptable du génie fou, ce que je ne crois pas, mais même si on acceptait cette hypothèse, les génies fous sont toujours géniaux et fous de façon différente: Nietzsche et Artaud, cela n’a rien à voir. Hölderlin, Nerval, c’est à chaque fois absolument différent. Il y a une idiosyncrasie de l’individu, de sa généalogie, de son passé, de son écriture, mais aussi une singularité de la culture du temps, de la façon dont le génie fou en question est reçu, traité, dans une culture donnée, dans un pays donné. On n’est pas un génie fou de la même façon en France, en Angleterre ou en Allemagne, au XIXe siècle, au XXe siècle et aujourd’hui. Quand on essaie de penser la frontière poreuse entre l’œuvre d’Artaud et son histoire médicale, les choses deviennent vertigineuses. Ceux qui aiment Artaud le savent, il faut être très prudent dans l’interprétation que l’on peut tenter entre son œuvre et l’expérience qu’il eut de l’institution médicale.

Avec Gaston Ferdière, à Rodez

Pourtant, je crois qu’une lecture d’Artaud devrait prendre en compte très sérieusement l’histoire de la médecine. Il a vécu et a écrit à un moment très déterminé de la thérapeutique alors dominante. Je me rappelle avoir rencontré un des médecins d’Artaud que je ne nommerai pas, auquel j’avais rendu visite pour essayer de retrouver des lettres d’Artaud, des manuscrits qui étaient restés en sa possession. Paule Thévenin voulait lui demander qu’il lui prêtât ces lettres d’Artaud pour qu’elle puisse les transcrire. C’était à la fin des années soixante ou au début des années soixante-dix. Je me suis rendu dans cet hôpital de province où ce médecin habitait et où il m’a reçu. Il avait connu Artaud à Ville-Évrard. C’était un médecin catholique: grande famille, beaucoup d’enfants. Pendant ma visite, il avait sorti les lettres d’Artaud, les enfants jouaient avec elles … Il m’a dit littéralement: Aujourd’hui, avec ma chimie, ma pharmacie, Artaud je l’aurais rectifié en quinze jours ... Peut- être avait-il raison, en un certain sens. Non pas que j’approuve en quoi que ce soit ce qu’il m’a dit à ce moment-là, mais sans doute en effet les rapports d’Artaud avec la psychiatrie (et son œuvre même) auraient-ils été différents à une autre époque.

Et de même toute l’histoire des rapports d’Artaud et du docteur Ferdière, le médecin-chef de l’hôpital psychiatrique de Rodez …

D’une certaine manière, ses médecins étaient engagés par lui dans une aventure socio-littéraire qui appellerait des études rigoureuses. Ferdière, on le sait, était très conscient du génie littéraire d’Artaud. Fasciné sans doute par lui. Un ami m’a même confié que Ferdière se serait fait photographier avec Artaud, au cours d’un électrochoc. Cela donnerait beaucoup à penser. Par rapport à l’archive d’Artaud, aux traitements subis, aux électrochocs, aux effets de la guerre … Toute l’histoire politico-médicale très spécifique de cette période devrait être étudiée, non pas de façon extrinsèque, comme de la sociologie ou de l’histoire des idées, mais en rapport intrinsèque avec les textes et aussi les œuvres graphiques d’Artaud. Chantier encore ouvert…

Un grand professionnel du cri

L’archive d’Artaud, c’est aussi sa propre voix enregistrée, comme on sait. Quelle importance accordez-vous à cette voix de l’écrivain?

Pour parler encore d’histoire, tous les génies fous n’ont pas laissé leur voix archivée. Artaud avait une voix et un concept de la voix, un concept de l’élocution, de la dramaturgie de la voix tout à fait unique. Dès lors qu’on a entendu cette voix, par exemple dans l’enregistrement de Pour en finir avec le jugement de dieu, on ne peut plus lire ses textes, surtout ceux de la guerre ou de l’après-guerre, de la même façon. Le lire devrait impliquer qu’on ressuscite sa voix, qu’on le lise en l’imaginant en train de proférer ses textes. Je ne connais pas d’écrivain dont la profération soit si présente au texte écrit. J’ai entendu des lectures de textes par Joyce, par Celan, par Valéry ou Heidegger; on a quand même dans ce siècle archivé quelques voix d’écrivains. On est ému à les entendre, mais on n’a pas besoin de leur voix pour lire leurs textes; ce n’est pas si essentiel. La voix d’Artaud au contraire, quand on l’a entendue, on ne peut plus la faire taire. Et donc il faut le lire avec sa voix, avec le spectre, le fantôme de sa voix qu’on doit garder dans l’oreille. Pour moi, l’archivation de la voix est une chose bouleversante. Contrairement à la photographie, la voix archivée est vivante. Elle vit d’une autre vie, comme ne vit pas une autre archive. C’est dans la voix qu’on entend comme le rapport à soi, l’auto-affection de la vie par elle-même.

Ce qui est saisissant en effet chez Artaud, dans ce corps à corps avec ce qu’il appelle dieu, c’est qu’il n’y a pas simplement un discours de plus sur la mort de Dieu, une théologie ou une athéologie. Il y a une mise en œuvre et une mise en acte par l’écriture, non pas d’une mort de Dieu, mais d’une mise à mort de Dieu, ce qui suppose un Dieu beaucoup plus persécuteur finalement qu’il ne l’est pour les croyants ou pour les athées.

Je crois qu’Artaud n’était ni athée ni croyant. Il avait des comptes à régler avec ce qu’il appelle dieu et auquel on peut trouver toutes sortes de substituts métonymiques.

Il n’a pas pu se passer du nom de Dieu, mais que nomme-t-il dieu dans ses imprécations? A qui s’en prend-il, pour qui prend-il Dieu quand il le nomme? Ce sont des questions graves qu’on peut traiter dans la grande tradition des réflexions sur le nom de Dieu (que nomme le nom de Dieu?) ou bien qu’on peut traiter à la Artaud, c’est-à-dire dans la pratique théâtrale, la pratique graphique (La Maladresse sexuelle de dieu, titre d’un de ses dessins). C’est une apostrophe, il apostrophe Dieu, il s’adresse à lui de façon provocante, en se tournant vers lui ou en s’en détournant. Cela évidemment a des effets -je ne veux pas dire athéologiques parce que cela rejoindrait toutes sortes d’autres choses qui ne sont pas d’Artaud, mais des effets d’extermination de ce à quoi le nom de Dieu aura donné lieu, de ce qui aura été nommable comme Dieu dans la tradition chrétienne occidentale.

Est-ce pour un monde sans Dieu? Ou pour un monde avec un tout autre Dieu? La question demeure.

Magazine Littéraire, 434, Septembre 2004