Platon, dans le Timée, après avoir longuement développé sa théorie de la création du monde par un démiurge, principe intelligible, engendrant par étapes successives le monde sensible, conclut qu’il faut revenir en arrière, tout reprendre au commencement, car cette première explication de l’origine du monde laisse de côté le problème de la relation entre l’intelligible et le sensible, la forme et la matière, l’éternité et le temps.
C’est alors qu’il introduit ce troisième genre qui prendra pour nom khôra, désignant par là le lieu qui rend possible la relation entre intelligible et sensible, entre le repos et le mouvement: lieu du mélange des genres en même temps que condition de possibilité de leur distinction. Paradoxe du concept de khôra qui reprend une métaphore spatiale (khôra veut dire à la fois lieu, place, emplacement, région, contrée) pour désigner ce qui échappe à toute localisation, à toute identification, à toute détermination, condition de possibilité même du lieu (topos), de l’identité (auton) et de l’idée (eidos).

Laisse l’inconcevable être conçu …
Car si khôra désigne un lieu, celui-ci doit se penser comme atopique, précédant et conditionnant le topos, c’est-à-dire l’actualisation des corps singuliers. Platon cherche à penser la nature à la fois génératrice et réceptrice de ce lieu. Ce qu’elle génère et reçoit en même temps, ce sont des formes en mouvement, qui possèdent en elles-mêmes le principe de leur autonomie. Si elle désigne l’origine du monde, elle reste cependant, chez Platon, le troisième genre de l’être: elle ne se pense que relativement aux deux autres genres, l’intelligible et le sensible, et à l’intérieur d’une problématique qui place le genos en son centre.
À travers khôra Platon veut, dans un premier temps, fonder le partage hylémorphique (dualité matière-forme) qui pose le primat ontologique de la forme sur la matière, tout en indiquant la limite ontologique de ce partage et la nécessité de son dépassement. La métaphore de la matrice présuppose en effet la préexistence des formes (eidos) à leur impression dans le réceptacle. C’est pourquoi Platon peut comparer khôra à une mère et le paradigme (l’intelligible) à un père.
Si la khôra donne le la, le paradigme fait la loi et organise la hiérarchie du cosmos en distribuant à chacun la place qui lui revient. Question de filiation donc, qui constitue le cœur de l’ouverture du dialogue où Critias rappelle la description de la cité idéale énoncée par Socrate le jour précédent. Le problème de la procréation intervient à la fin d’un développement qui décrit la division du travail au sein de la cité entre les gardiens, les cultivateurs et les artisans, ainsi que la fonction centrale de l’éducation. Les enfants nouveaux-nés y sont expropriés de leurs parents naturels (géniteurs) pour devenir la propriété de la communauté rassemblée.

Platon transpose ainsi le modèle familial à la cité pensée comme unité totalisante par où se détermine le propre d’une filiation athénienne, la lignée d’une fratrie. La problématique ontologique du lieu et de l’organisation des places des êtres dans l’ordonnancement hiérarchisé du monde vient donc en écho à la problématique politique d’une distribution des rôles dans la cité pensée sous le sceau de l’identité.
Ici s’esquissent les linéaments d’une métaphysique de l’État (visant à déterminer des places, des identités et propriétés) par opposition à une infra-physique de l’habiter (toujours inscrite dans les plis et déplis de la matière). En effet, le dialogue débute par une discussion sur les Gardiens de la cité, ces garants de l’ordre qui la protègent de toute extériorité menaçante. C’est donc à partir du conflit, pour et au nom de l’identité de la cité, que se formule la question de la distribution des places. Sous l’ordre gronde l’instabilité. Et c’est parce que les frontières, qui garantissent et fondent la belle unité, sont toujours précaires et mouvantes, sans cesse à réinstituer dans leur identité, que les gardiens doivent consacrer toutes leurs forces à combattre les puissances étrangères. Cette instabilité sous-jacente, la béance d’une différence irréductible et mouvante, khôra viendra en même temps l’indiquer et la voiler, la recouvrir d’une matrice, d’un fond d’unité et de stabilité.

Déconstruire khôra, cela veut dire pour Derrida faire ressurgir dans les failles de la matrice l’instabilité mouvante d’une béance originaire:
Et pourtant, à mi-parcours du cycle, le discours sur khôra n’aurait-il pas ouvert, entre le sensible et l’intelligible, n’appartenant ni à l’un ni à l’autre, donc ni au cosmos comme dieu sensible ni au dieu intelligible, un espace apparemment vide -bien qu’il ne soit sans doute pas le vide? N’a-t-il pas nommé une ouverture béante, un abîme ou un chiasme? N’est-ce pas depuis ce chiasme, en lui, que ce clivage entre le sensible et l’intelligible, voire entre le corps et l’âme, peut avoir lieu et prendre place?
Là même où Platon, reprenant la métaphore du lieu, pensait trouver un fond stable, celui-ci semble se redoubler à l’infini, comme ces miroirs où l’image se multiplie en une mise en abîme par où s’indique le point de fuite d’une différence irréductible. Tout le Timée est ainsi scandé par des retours en arrière. Le temps propre en est articulé par des mouvements qui reprennent de plus haut encore les choses déjà traitées plus haut. On ne recommencera pas au commencement. On ne remontera pas aux premiers principes ou éléments de toutes choses. Il faut aller plus loin, reprendre tout ce qu’on avait pu considérer jusqu’ici comme l’origine, revenir en-deçà des principes élémentaires, c’est-à-dire de l’opposition du paradigme et de sa copie. Et lorsque, pour ce faire, on annonce qu’on aura recours qu’à des affirmations vraisemblables, c’est pour proposer de “diviser davantage” le principe. Nous devons revenir vers une pré-origine.
David Bartoli et Sophie Gosselin

En-deçà de la métaphore matricielle, khôra indique l’infondé d’une pré-origine: une trouée, une différance irréductible. Mais Derrida la pense encore négativement depuis le projet ontologique que la khôra fonde et supporte. En déconstruisant la khôra, Derrida déconstruit l’ontologie de l’intérieur (quitte à lui accorder une ombre mouvante indiquant en creux une hantologie) mais il ne va jamais jusqu’à désontologiser la pensée occidentale pour la mettre hors d’elle … Alors, comment faire?
Trous Noirs, vues d’artiste