O parole, parole qui me manque!

Je trouve un peu à tâtons ma place dans une loge. La représentation est commencée. Des hommes et des femmes chantent dans quelque chose de rouge, on dirait un feu, et c’est une musique intense d’opéra italien écouté en mer, quand la radio du bord capte pour quelques heures les émissions d’un rivage.

C’est beau, ai-je le temps de penser en m’asseyant avec précaution (tout le monde écoute si bien!), mais je suis distrait aussitôt de cette velléité de juger par l’étrangeté des mots qui montent du fond de l’œuvre.

Incompréhensibles comme souvent, ils le sont d’une autre manière, ils ont quelque chose de plus véhément, de plus rauque qu’en aucune langue que j’ai jamais entendue, et au milieu il y a des fissures, dirait-on, des rebords de précipices d’où monteraient des grondements, des échos, et plus loin encore c’est le silence des pentes que parsèment de grandes pierres.

Je murmure: On dirait la langue des dieux.
Quelqu’un alors, à côté de moi, avec un mouvement de surprise, et se tournant à demi: Mais ce sont les dieux!

Comment ne l’avais-je pas compris? Je reporte en hâte les yeux vers la scène. Mais une vapeur très épaisse l’enveloppe, maintenant, et je n’y distingue plus rien, bien que la musique n’ait pas cessé et que l’on entende les voix encore -mais faiblement, comme quand la radio se perd, comme quand on quitte une côte.

Yves Bonnefoy, Voix Rauques, in Récits en rêve, avec Claude Garache

Un mystère? Au sens médiéval: un théâtre -à ciel ouvert, à cieux ouverts, pour un temps. Combien de temps? Une musique. Un rêve, des chants, une écoute. Une prière inachevée. Une scène. Primitive? Oui, mais la scène primitive est par définition en dehors de toute expérience possible: je ne distingue plus rien, bien que la musique n’ait pas cessé, et qu’on entende des voix encore … Mais il ne faut pas en rester là. Il ne faut pas se taire, il faut continuer, prêter l’oreille, faire que la vérité soit possible.

L’œuvre aujourd’hui se brise (toute prosopopée est ridicule et scandaleuse), mais ses lignes de fracture sont comme le chiffre de la vérité.

Et Michele Fink continue: ce n’est pas le chant des dieux qu’il nous appartient de laisser retentir aujourd’hui, mais le chant du retrait de leurs voix. Le Mystère a en son centre un manque que la conscience poétique, la conscience tout court, doit assumer. Le poème Voix rauques, parce qu’il se clôt non pas sur l’épiphanie des voix mais sur le retrait des voix est notre épiphanie moderne.

Michele Fink