4 Des œuvres qui se brisent, mais dont les lignes de fracture sont comme le chiffre de la vérité

Moïse et Aaron, l’œuvre maîtresse de Schoenberg selon Adorno, peut être assimilée à une sorte de paradigme de l’œuvre moderne en raison de son sens surdéterminé où se répondent -le drame proprement biblique de l’expressivité de la Parole dans sa pure et abstraite transcendance (comment dire l’Absolu sans le trahir et sombrer dans l’idolâtrie?) -le drame de la possibilité même d’un art sacré aujourd’hui en raison de l’effondrement des valeurs cultuelles (en ce sens la contradiction qui est le sujet de l’œuvre est en même temps celle de l’œuvre elle-même) -enfin, d’une manière plus générale, le drame de la communication esthétique elle-même qui touche de plein fouet l’art moderne dans son ensemble et qui est lié à une véritable crise d’identité sur son sens profond (par quoi, d’une certaine manière, la question du sacré diffuse sur la totalité du champ esthétique).

Où l’on retrouve l’idée hégélienne sur l’art devenu, pour nous aujourd’hui, chose du passé quant à sa suprême destination, jugement d’autant plus troublant d’ailleurs qu’Hegel, dans sa hâte d’aller vers l’après de l’art, une fois accomplie la mission de ce dernier au titre de figure encore enveloppée de l’esprit, et d’atteindre au savoir absolu, objet de la pensée pure, nous laisse dans l’obscurité totale et l’indétermination sur le sens possible pour nous de l’expérience esthétique en général et de l’art présent en particulier.

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Or telle est la question précisément qui sera reprise par Benjamin et Adorno à propos de ce que le premier a nommé l’aura de l’œuvre d’art. Cette expression désigne le rayonnement mystérieux qui émane d’un être, manifestation dans le sensible d’une présence supra-sensible. L’aura est donc originairement liée à une dimension religieuse et proprement cultuelle. Et Benjamin dégage cette racine sacrée de l’aura à partir d’une philosophie du langage adossée elle-même à une théologie biblique du Nom. Le langage humain est mimésis ou mimétique. Ceci signifie d’abord le refus de réduire celui-ci à la fonction sémiotique de la langue, à savoir à la production d’un sens purement différentiel au sein d’une structure linguistique. Benjamin interprète cette réduction structuraliste comme chute du langage originel qui le dépouille de tous ses liens charnels avec le monde de la vie pour en faire un simple véhicule de la raison instrumentale. Cette réification du langage oblitère toute la part d’inexprimé et d’inexprimable présente au cœur de la parole présente. C’est pourquoi le langage ne fournit jamais de purs signes. L’aspect méta-linguistique du langage réside alors dans son origine mimétique, dans ce pouvoir de happer les ressemblances ou ces correspondances qui permettent aux choses d’entrer en relation les unes avec les autres. Il existe donc une couche originelle du sens, une expressivité solidaire des liens que tisse notre corps natal avec le monde environnant et, selon Benjamin, proche des langages animaux. Tel est le potentiel de significations dans lequel puisent magie, mythes, classifications totémiques, mais aussi tous les arts: Le problème original du langage est sa magie.

Tout le sens de cette théorie mimétique du langage s’éclaire par son insertion dans une théologie explicite du langage faisant référence au chapitre premier de la Genèse. En Dieu créer et nommer ne faisant qu’un, le Nom est créateur parce qu’il est Verbe et, par le don du langage à l’homme, Dieu a déposé en lui le pouvoir de nommer, c’est-à-dire d’attribuer à chaque être le mot juste qui s’accorde avec le Logos dont il est issu. Ainsi la création divine s’achève lorsque les choses reçoivent leur nom de l’homme.
En définitive nommer est participer à la présence de la chose et le mot est symbole de la chose, à savoir la chose se communiquant elle-même. Quant à ce rayonnement lié au Nom, il est l’aura même de la chose.

Klee; Death and Fire, 1940

Dès lors la vocation de l’homme, tout particulièrement dans les langages de l’art, est de médiation: porter à la parole le langage sans nom, donc muet, de la Création. Cette œuvre de traduction d’un langage inférieur en un langage supérieur vaut pour la poésie et tous les arts (sculpture, peinture, musique…): langages faits de matière qui traduisent le langage des choses en langage d’homme, l’anonyme en nom. Et Benjamin cite dans le domaine des sons le langage des oiseaux et la parenté du chant avec lui. Comment ne pas penser à Debussy en quête d’une musique inscrite dans la nature ou à Messiaen et son Catalogue d’oiseaux?
A cette théorie du Nom comme symbole fondé sur l’apparentement divin entre le langage sans nom des choses et le langage humain des noms, il faut ajouter un corollaire important qui renvoie à la contre-figure esthétique du symbole: l’allégorie.

Tandis que dans le symbole se révèlent fugitivement à la lumière de la rédemption la face transfigurée [des choses]… L’allégorie montre comme un paysage figé des premiers âges la facies hippocratica [malade] de l’histoire…

C’est le cœur de la conception allégorique, de la représentation baroque, profane, de l’histoire considérée comme histoire des souffrances de la création; elle n’a de sens que dans les stations de son déclin. Solidaire d’un monde de la chute et de la perte de sens, l’allégorie s’offre dans le déchirement du signe et du sens sous forme de fragment ou de ruine et elle exige d’être décryptée.

En réhabilitant le drame baroque allemand (avec d’ailleurs ses prolongements chez Shakespeare et Calderon), Benjamin haussait celui-ci au rang d’exemple-type de l’allégorie. Cet univers de catastrophe généralisée (sur les plans politique et religieux), royaume de l’illusion (se redoublant sur la scène même) et du néant de l’existence, le Trauerspiel, jeu (Spiel) du deuil et de la tristesse (Trauer), sera lu par Benjamin comme l’allégorie de notre modernité, alors que Baudelaire, témoin exemplaire de cette dernière, sera présenté lui-même comme génie allégorique.
On le voit, sur le fond de son grand œuvre, l’Origine du drame baroque allemand, conçu en 1916, composé en 1925 comme le dit la dédicace, Benjamin a été ainsi conduit à méditer le thème de la modernité à la lumière de celui de la perte de l’aura, perte progressive qu’il a finalement conçue non seulement comme irrémédiable et irréversible, mais encore comme positive.

08220_paul_klee.1243937454.jpg Si, en un premier temps, l’aura est apparue, dans son fondement sacré, comme rayonnement de la chose en coalescence avec son Nom -dans un second temps, elle subsiste sous la forme sécularisée d’un culte de la beauté profane et, en tant que telle, elle conserve, transposés du plan théologique au plan proprement esthétique, les traits fondamentaux de cette venue de la chose à nous.

Il nous suffira d’énumérer successivement le rayon de présence qui émane de l’œuvre et porteur de toute la richesse de l’expérience de l’intersubjectivité:

Dès qu’on est -ou qu’on se croit- regardé, on lève les yeux. Sentir l’aura d’une chose, c’est lui conférer le pouvoir de faire lever les yeux -l’apparition d’un lointain propre à la rêverie poétique …

… (Benjamin cite le mot de Karl Kraus: Plus on regarde le mot de près, plus il voit loin -cette expérience de l’inapprochable par essence marque bien la rémanence cultuelle qui habite encore l’aura même profane) -la valeur d’unicité attribuée à l’œuvre enracinée dans son lieu d’origine par une tradition qui lui confère son autorité spirituelle -enfin l’attitude de contemplation comme recueillement intérieur qui n’est pas repli sur soi et refus des valeurs de communion, comme on l’a cru à tort, mais union personnelle par le dedans avec l’autre, par opposition à la dimension collective d’un art de masse et de divertissement.
On mesure alors tout ce que va signifier la perte de l’aura, un changement radical à la fois dans notre rapport fondamental à l’œuvre d’art et de la structure intérieure de cette dernière: toute la fonction de l’art se trouve bouleversée. Cet effondrement de l’aura, Benjamin l’analyse à partir de la pression conjuguée de ce qu’il nomme la décomposition de l’expérience et du développement des techniques modernes de reproduction.
Sur le premier point on se rapportera au texte intitulé Sur quelques thèmes baudelairiens dont l’idée centrale est qu’un moderne, c’est un homme trompé dans son expérience. Avec Baudelaire la poésie lyrique flambe et meurt dans la mesure même où le poète est le témoin exemplaire de cette modernité qui bouleverse en profondeur l’expérience. Cette dernière est solidaire de la mémoire, non pas envisagée métaphysiquement à la manière bergsonienne, mais plutôt dans ses conditions socio-historiques quotidiennes (ce pourquoi, Proust, autre témoin de la modernité interrogé par Benjamin, parlait de mémoire involontaire).

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Or ce que montre l’analyse sociologique, c’est la rupture dans les sociétés nouvelles de la conjonction entre contenus du passé individuel et contenus du passé collectif. Ainsi se nouent les thèmes de la tradition et de l’autorité perdues, celui aussi de l’effondrement des valeurs cultuelles et du déficit férial dans nos sociétés (alors que le calendrier liturgique, avec son rythme des fêtes, articulait temps individuel et temps social). Va également dans le sens de cette décomposition de l’expérience la substitution, due à l’avènement de la presse, de l’information, soucieuse de transmettre le pur en soi de l’événement, à ce que Benjamin nomme le sens du récit qui s’incorpore, pour la communiquer à l’auditeur, la présence vivante du narrateur en personne (le narrateur y laisse sa trace, comme la main du potier sur le vase d’argile).
Enfin et surtout il y a toute l’œuvre baudelairienne déchiffrée, conjointement dans sa thématique et son écriture, comme allégorie du monde moderne: ainsi les images de la foule et de la ville évoquées l’une à travers l’autre, celle du choc subi par le passant qui tente de se frayer un chemin comme le poète, au niveau de l’écriture, lutte contre la foule des mots, sans oublier le thème, hautement significatif et, chez Baudelaire, si prégnant, du jeu avec ses coups successifs, ses retours à zéro et où en définitive l’expérience ne sert de rien. Baudelaire dira: Le Temps est un joueur avide … Et Benjamin conclut: Le jeu devait servir, dans sa pensée à la définition du monde moderne.

Quant à l’autre volet de l’argumentation benjamienne sur la perte de l’aura, celui relatif au développement des techniques nouvelles de reproduction, il peut paraître fort contestable. Benjamin aborde en même temps une question différente, celle des rapports entre peinture et photographie à laquelle il adjoint d’ailleurs une autre problématique qui concerne cette fois les distinctions entre le théâtre et le cinéma.
Paraît fallacieux l’argument selon lequel la multiplication des exemplaires d’une œuvre détruirait son aura attachée à sa singularité et son enracinement dans le hic et nunc d’une origine fondatrice de son autorité et, par là même, gage de son authenticité. Or, ni les copies multiples d’un film ne détruisent l’originalité singulière de son style avec tout son poids d’incarnation culturelle (à condition bien sûr qu’il soit en lui-même une authentique œuvre d’art), ni la production en série (même industrielle) d’un objet ne décide, dans un sens négatif ou positif, de sa qualité esthétique, car assurément, par surcroît à sa fonction et en assumant comme matériau celle-ci même, il peut être beau dans la mesure où il fait venir un fond et porte un monde, ainsi par exemple une chaise de Le Corbusier.
Il faut, nous semble-t-il, chercher ailleurs l’intuition profonde de Benjamin. L’introduction des techniques modernes de reproduction entraînerait à l’égard de l’œuvre le passage d’une attitude de recueillement d’ordre contemplatif à une conduite de pur divertissement. Ce qu’il illustre sur un exemple qui éclaire la nature de ce changement:

La peinture invite à la contemplation … Rien de tel au cinéma: à peine l’œil saisit-il une image que déjà elle a cédé la place à une autre, jamais le regard ne réussit à se fixer … Celui qui se recueille devant une œuvre d’art se plonge en elle, il y pénètre comme ce peintre chinois dont la légende raconte qu’il se perdit dans le paysage qu’il venait de peindre; au contraire, dans le cas du divertissement, c’est l’œuvre d’art qui pénètre dans la masse …

La référence de la fin à la masse est tout a fait fondamentale car elle fournit la clef de la position ultime -et, à première vue, paradoxale- de Benjamin sur son abandon, pour ainsi dire heureux, de l’aura, où se creusera, entre Adorno et lui, un fossé infranchissable. En effet, estime Benjamin, alors que la perception d’un tableau demeure individuelle et réservée à une élite (on pense aux observations de Bourdieu), le film est l’objet d’une réception collective simultanée.

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C’est pourquoi le cinéma, au contraire de la peinture, est populaire et que le public, rétrograde à l’égard de Picasso, est progressiste par rapport à Chaplin. D’où l’option finale de Benjamin en faveur d’un art de masse qui, à l’image de l’Angelus Novus de Klee poussé vers l’avenir par un vent qui souffle du Paradis, vibre de l’espérance profane d’un bonheur à l’échelle collective.
Dans le vide des valeurs cultuelles condamnées à être non-populaires, et l‘aura désormais morte, on songe alors, dans l’optique de Benjamin, à la peinture par exemple d’un Fernand Léger, incorporée au mur d’une architecture moderne, comme celle de Le Corbusier, vécue elle-même dans un climat d’accoutumance tactile et de divertissement. Triomphe de ce qu’il nomme les valeurs d’exposition, en lieu et place des valeurs cultuelles.
Sans doute Benjamin est-il conscient des risques non seulement de banalisation de l’expérience esthétique (par son asservissement aux impératifs de la consommation, ce qui sera le thème d’Adorno), mais aussi d’un art manipulateur des masses tel l’art fasciste qui esthétisait la politique. Cependant, quand Benjamin avance la formule inverse, à savoir politiser l’art, n’y a-t-il pas de quoi frémir, quelle que soit la pureté insoupçonnable de son auteur? On comprend qu’Adorno soit, sur cette question du destin de l’art moderne, en désaccord profond avec Benjamin.
Adorno dénonce les risques mortels que fait courir à l’art l’industrie culturelle, mais surtout, en ce qui concerne la question de l’aura, il semble cheminer, dans la nostalgie, en sens exactement contraire de la marche accomplie par Benjamin au nom d’une expérience messianique purement profane.
Le soi-disant art de masse est la réification de l’art, non sa démocratisation: L’industrie culturelle ne sublime pas, elle réprime. Il y a plusieurs raisons à cela, dont la principale est la prolifération croissante des médias, qui, en rendant la création esclave des besoins de consommation conditionnés eux-mêmes par les lois du marché, livre celles-ci à l’alternative soit de s’intégrer au conformisme dominant, soit de disparaître. Ainsi l’industrie culturelle installe-t-elle sa violence au cœur même de l’esprit humain.

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Et à cette pesanteur culturelle redoutable, Adorno oppose les figures exemplaires des héros et des saints de la modernité esthétique, figures ascétiques et hermétiques (au sens de non-populaires) de la résistance à ce nouveau fatum, et à la tête desquelles il place Schoenberg. En définitive l’esthétique d’Adorno s’achève sur une dissonance non résolue.

Très significative à cet égard est la conférence d’avril 1963 intitulée: Un fragment sacré. Au sujet de Moïse et Aaron de Schoenberg (avec une dédicace à Gershom Scholem). Ce texte qui a pour objet un fragment (l’opéra de Schoenberg est en effet inachevé, même si on peut estimer que l’œuvre trouve sa fin et conclusion sur le mot extrême du deuxième Acte: O parole, parole qui me manque! prononcé par Moïse, alors que le texte du troisième Acte n’a pas été mis en musique), se présente lui-même comme fragmenté et cassé. D’une part Adorno affirme que l’œuvre de Schoenberg est un échec, car, tout en tendant les mains vers le culte (la prédominance des chœurs dans la partition en témoigne), faute toutefois d’une assise substantielle où trouver l’écho d’un nous, elle retombe dans le pathos wagnérien et le mythe idolâtre qu’elle prétendait combattre (Le pathos de la musique est le même des deux côtés, entendez du côté de Moïse qui chante en Sprechgesang et est censé incarner la pure transcendance, et du côté d’Aaron qui chante en bel canto traditionnel, symbole d’anthropomorphisme).
Mais dans un second temps Adorno loue l’évidence absolue dans la complexité de la polyphonie, la rigueur de la construction sérielle qui transcende l’opposition entre opéra continu et opéra à numéros, l’invention rythmique notamment dans la scène du Veau d’or … Mais surtout il reconnaît (allusion à la description de l‘aura par Benjamin) que, de même qu’on lève les yeux en entrant dans une cathédrale, de même, dans la scène du retour de Moïse descendant du Sinaï, on dresse les oreilles à ce grand cri et l’âme ne peut que s’élever vers les hauteurs. Adorno rejoint en profondeur l’inspiration théologique de Scholem et les vues initiales de Benjamin lui-même sur l’aura bien sûr, mais aussi sur l’allégorie, point central à partir duquel s’éclaire sans doute l’apparente contradiction assumée par Adorno.

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Car dans un temps de chute, seule une esthétique du fragment, de la ruine, de l’allégorie comme discontinuité entre l’image (visible) et l’Idée (invisible) est possible, et non pas le symbole comme présentation directe d’une nature transfigurée: échec de l’œuvre comme chiffre de la vérité suprême innommable [et caractère grotesque de toute prosopopée, y compris de la justice et de la révolution, N.P.].

N’est-ce pas ce que dit Adorno:

Sans doute les œuvres d’art importantes sont-elles, de façon générale, celles qui s’assignent un but extrême, qui se brisent en voulant l’atteindre, et dont les lignes de fracture demeurent comme le chiffre de la vérité suprême qu’elles n’ont pu nommer.

Paul Klee