Ils se rappelleront les jours de leur détresse, plus profonds et plus beaux que leurs jours de bonheur

Vois-tu l’axe de l’univers

L’étoile polaire immuable?

Autour les astres dans les airs

Tourbillonnent comme du sable.

Quel calme, que les cieux sont grands

Et quel harmonieux murmure!

Ma main dedans ta chevelure

A senti des frissons errants!

Un poète ouvrier

Que dit Heidegger? Les gens de peu sont exilés de l’Être. Mais ils n’en souffrent pas. Ils ne se rendent pas compte! Ensevelis dans le quotidien, ils n’écrivent pas de poésie (ils en chantent sans en créer, la Tradition les traverse …). Ils ne font pas de politique. S’ils en font, c’est un affairement dérisoire, une écume. Quant à l’élite, elle sourit. Elle épouse quand il le faut les luttes sociales, oh juste un moment, pour les transformer en écume. Et la détresse, qu’elle connait, elle!, elle sait la transformer en attente sereine … (De quoi? D’un Monde sans classes? De l’Au-delà? Tout est ouvert, et respectable, on ne va pas se déchirer entre nous).

Cette conception de la culture et de la civilisation, de la plus vulgaire banalité, est celle de la bourgeoisie censitaire du XIXéme siècle, plutôt anti-chrétienne, voltairienne, assaisonnée chez Heidegger d’éclats dorés illuministes et romantiques (on est en Allemagne!). Ce qui est inédit est la radicalisation de ces banalités. Par des glissements d’énoncés. Ainsi l’énoncé, banal en Europe: Le Juif sans sol et calculateur corrompt la société devient, passé par un bain scientiste: Nous devons vivre sans les Juifs. Maintenant, grâce au progrès de la technologie de la désinfection, nous le pouvons. Désinfectons! Et après viendra le Nouveau Commencement! Reset!

Comment l’éviter, cette tentation du reset -peut-être propre à toute société humaine … En gardant sa détresse. Seulement garder, c’est faire quelque chose, c’est donc changer, et soi-même, et le monde. Ainsi, en physique quantique, observer est toujours modifier … Heidegger a certes tourné autour de cette idée de garde, sans vraiment comprendre la Nouvelle Physique (comme tous les nazis, et heureusement) -alors que son extraordinaire répétition de Kant lui en donnait tous les moyens.

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Un sujet politique est une invention: une invention n’a pas de soi. Le sujet politique n’a pas de soi, de sorte que l’on ne peut rendre compte de la construction d’un sujet politique à partir de la souffrance des individus qui sont impliqués dans la création de ce sujet. C’est la même idée qui commande l’œuvre de Proust: on ne peut rendre compte de la construction d’une création littéraire à partir des besoins, frustrations et expé­riences de l’individu. C’est ce que j’appellerais un processus, non pas de désubjectivation, mais de dés-identification.

Il n’y a pas d’homologie, pas de continuité entre la souf­france des individus dans une situation donnée et la construction d’un sujet comme tel. Cela signifie également que ce n’est pas seulement une question de souffrance. C’est la question de la construction d’univers différents qui donnent un statut perceptif différent et aussi des capacités différentes à ceux qui sont inclus dans ce monde. Ce qui est important est l’aspect affirmatif: nous jouons sur une scène qui n’a pas été faite pour nos performances. Ce n’est pas une scène sur laquelle nous devons apporter nos souffrances et tenter de les entendre et de les faire entendre.

Que l’égalité fonde le politique, cela veut dire que l’égalité est davantage qu’un simple principe néga­tif. Il n’y a pas de raison pour laquelle certains devraient gouverner et d’autres être gouvernés. Cela définit le sujet politique par soustraction de toutes les relations qui sont des relations d’asymé­trie. En ce sens, l’égalité apparaît comme pure contingence, et la poli­tique se donne comme la forme de communauté qui se construit sur la contingence de la domination et non sur la justification de la domination par une quelconque qualité. Mais d’un autre côté, cette sorte d’absence, de manque, peut être comblée, parce qu’il est possible de transformer l’absence même d’une capacité spécifique en une nouvelle capacité. L’idée est qu’un potentiel est inclus dans la notion même d’une capacité qui est une capacité de n’importe qui, une capacité d’agir comme n’importe qui, d’agir précisément au nom d’une capacité qui n’est pas celle du professeur, du médecin, etc. Il s’agit d’une détermination néga­tive et en même temps, elle ouvre un champ d’exploration du potentiel contenu dans la capacité de chacun.

Vous avez le même type de dialectique dans l’art. Dans l’art, ce dont il s’agit est de parvenir à une capacité qui n’est plus seulement votre capacité en tant qu’artiste. On n’a pas l’individu d’un côté, et la communauté de l’autre: la poli­tique concerne la construction de sujets collectifs. En même temps, ces sujets collectifs ne sont pas des sujets définis par une identité. Ils sont bien plutôt définis par le type de reconfiguration du monde donné qu’ils peuvent créer.

Encore une fois, je ne crois pas que le fait de prendre pour point de départ la souffrance nous fournisse un levier normatif; cela ne peut nous donner un levier normatif qu’en relation à une certaine idée de la normalité. Nous savons bien qu’en prenant la souffrance comme point de départ, cela ne veut pas dire que nous partions de quelque chose qui serait objectivement donné, puisque la souffrance est précisément aussi un type de configuration de la situation. Dans la situation actuelle, l’ordre de la police a tendance à tout interpréter en termes de patholo­gie: il y a un problème ici, vous devez trouver le remède, la bonne solu­tion. Dans des cas où il est en réalité question d’un conflit entre deux mondes, on essaie de définir une certaine maladie et de trouver le bon docteur. Précisément, dans l’idée que quelque chose ne va pas, le mal ne peut pas être défini dans des termes pathologiques. Pour moi, c’est la logique de la police que de définir ce qui ne va pas en termes patholo­giques. Ce n’est pas nécessairement parce que les gens souffrent qu’ils agissent politiquement; l’agir politique se produit très souvent parce que certaines formes de ruptures apparaissent possibles. Je crois que ce qui est en jeu, c’est la reconfiguration du champ du possible. Il est très rare que la souffrance produise à elle seule la politique.

Et on sait bien que les sociologues de la souffrance, par exemple, nous présentent précisément un type de monde qui ne peut pas changer. Si vous pensez à La misère du monde de Bourdieu, la souffrance est décrite comme se reproduisant elle-même indéfiniment. Si nous voulons faire quelque chose contre la misère du monde, nous devons précisément l’extraire de cette caractérisation comme souffrance.

Prendre l’injustice pour point de départ, ce n’est pas la même chose que de partir de la souffrance. Ce qui est au cœur de la politique et de l’émancipation est l’invention d’autres manières d’être, d’autres manières de souffrir.

Lorsque je travaillais sur les textes des travailleurs dans les mouvements d’émancipation, il apparaissait clairement que d’une certaine façon, ils avaient dû inventer une souffrance d’un nouveau type. Ce qui importait dans ces textes, ce n’était pas le fait de souffrir d’un manque d’argent, des conditions d’existence, etc., mais la souffrance du déni de certaines capacités: non pas souffrir de la faim, mais souffrir du fait d’expérimenter un temps brisé …

En consi­dérant ce pont entre l’expérience individuelle et la subjectivation collec­tive, j’ai à l’esprit une lettre du menuisier Gauny à l’un de ses amis, lui expliquant qu’il devait apprendre une nouvelle manière de souffrir. Il lui recommande la littérature, parce que la littérature est l’invention d’une autre sorte de souffrance. Il recommande à son compagnon de travail de lire les œuvres romantiques, René de Chateaubriand par exemple, ce qui signifie que le prolétaire doit s’approprier ce genre de souffrance qui est la souffrance de ces fils de la bourgeoisie qui ne font rien, qui n’ont pas de place dans la société, précisément parce qu’ils en ont une. L’idée est de s’approprier la souffrance de l’autre, et c’est à travers cette appropria­tion de la souffrance de l’autre que l’on peut surmonter la situation. Si vous souffrez de la faim, d’un bas salaire, etc., ce n’est pas suffisant pour sortir de la situation de souffrance. Il vous faut également échanger votre souffrance contre une autre, qui est alors précisément une sorte de souf­france symbolique: elle concerne le partage symbolique de la société entre ceux qui sont comptés comme étant capables de cette souffrance et ceux qui ne le sont pas. La question n’est pas d’être compté ou non, mais de savoir sous quel aspect on est compté.

Cela se manifestait également dans les querelles concernant les poètes ouvriers. De nombreux ouvriers faisaient de la poésie, et tous les bourgeois ainsi que les grands écrivains leur disaient: c’est très bien, mais ça n’est pas de la poésie prolétarienne. Vous devriez écrire des vers sur le travail, des chansons de divertissement populaire. Et au lieu de ça vous écrivez sur des sentiments hautement poétiques exprimés dans des formes nobles. Mais l’essentiel pour ces ouvriers était précisément de prendre à leur compte ces sentiments nobles qui n’étaient pas supposés être les leurs. Cela relevait aussi du processus de désidentification qui était au fondement de leur subjectivation politique.

Dans la Critique de la faculté de juger Kant avait for­mulé une affirmation apparemment paradoxale sur le désintéressement du jugement esthétique. Si l’on me demande si je trouve beau un palais je dois, disait-il, laisser de côté toute considération sociale sur la sueur des travailleurs dépensée pour servir les plaisirs du riche et me concen­trer sur la forme qui me fait face. Le jugement esthétique est désinté­ressé, cela veut dire qu’il ne regarde pas son objet comme un objet de savoir ou de désir. C’est une capacité d’apprécier l’apparence comme telle et puisque cette capacité ne s’occupe pas de la réalité de l’objet, elle peut être partagée par n’importe qui.

Cette définition du désintéres­sement esthétique a souvent été dénoncée comme typique de l’idéa­lisme. Pierre Bourdieu a consacré les six cents pages de La distinction à démontrer que la thèse kantienne dénie la réalité, qui est que chaque classe sociale a la forme de goût qui correspond à sa condition. Mais le cœur de l’émancipation se trouve justement dans ce déni …

Jacques Rancière

Charles Baudelaire par Félix Nadar