Un interdit d’origine morale qui nous empêche d’affronter le problème, au lieu de nous aider à le résoudre: voilà une bonne définition du tabou. L’un des tabous les plus puissants de la fausse conscience écologique (ou supposée telle) qui se répand dans le débat contemporain est celui de l’anthropomorphisme: l’interdiction de toute tendance à reconnaître à des espèces vivantes différentes de nous ce qui caractérise l’humain, l’interdiction de projeter sur elles une expérience qui ne serait que la nôtre.
C’est de l’anthropomorphisme de dire que les plantes pensent et sont dotées d’une conscience de soi -c’est ce qu’ont répété les prêtres du temple devant les recherches de neurobiologie végétale. C’est de l’anthropomorphisme de penser que les bactéries sont dotées de volonté ou d’un sens du goût.
Vouloir adhérer absolument à l’interdiction reviendrait à transformer sa vie en cauchemar. Parce que le problème, c’est que dès qu’on essaie de réfléchir, il est difficile de trouver quelque chose qui ne soit pas une forme d’anthropomorphisme. La notion de concurrence -qui vient de la psychologie et de l’économie- est une forme d’anthropomorphisme: comment peut-on penser que des bactéries qui ne doivent pas avoir de désir, de conscience d’autrui, peuvent réellement entrer en compétition et se mettre en concurrence avec les autres? La théorie de l’évolution est-elle donc aussi une forme d’anthropomorphisme? Ou bien l’idée de concurrence n’est-elle qu’une expression figurée, une métaphore tautologique?

Les exemples seraient infinis. Prenons le concept de gène égoïste: il s’agit là aussi d’une étrange forme d’anthropomorphisme, une métaphore fade pour affirmer une logique utilitariste. La science n’assume jamais pleinement son anthropomorphisme [sauf la quantique …]: elle affirme l’égoïsme des gènes, mais pas le fait que les gènes sont des ego, ou qu’ils ont une psychologie, ou qu’ils s’aiment d’un amour fou. Car aller jusqu’au bout signifierait devoir admettre qu’il existe une psychologie avant même le cerveau et l’organisme: la matière s’aime, toute molécule s’adore et est un peu narcissique.
Assumer l’anthropomorphisme signifierait que le seul registre pour parler du monde est celui de la fable. Et pourtant, nous ne pouvons pas nous empêcher de parler par anthropomorphisme. C’est une nécessité biologique: la vie qui est la nôtre n’a rien de particulièrement humain. Mais il y a plus. Dans tout geste anthropomorphique, nous ne nous contentons pas de reconnaître au non-humain certaines propriétés propres à l’humain: nous faisons de ces propriétés quelque chose qui ne sont ni humaines ni non-humaines, car elles précèdent toute opposition. Lorsque nous disons que les plantes pensent, nous n’humanisons pas l’existence végétale: nous végétalisons la pensée, nous affirmons que chaque fois que nous pensons, nous sommes un peu végétaux, nous vivons une vie qui est aussi, entre autres, celle des plantes.
Tout anthropomorphisme est moins l’extension de la sphère de l’humain que sa contamination par une myriade d’autres formes de vie. Et toute interdiction de l’anthropomorphisme est moins une défense de l’altérité des champignons, des écureuils, des chênes, des bactéries ou des virus, que l’affirmation sournoise et malveillante de l’altérité absolue de l’humain, qu’on n’aurait pas le droit de comparer à aucun autre être vivant.
Non seulement nous ne devons pas arrêter d’anthropomorphiser le monde, mais nous devons étendre l’anthropomorphisme, le pousser aux limites. Car l’analogie anthropomorphique est une forme de traduction: un outil qui nous permet de nous mélanger aux autres formes de vie et de les retrouver dans le moindre de nos gestes.

Dans chacun de nos souffles c’est l’arche de Noé qui est en éveil. Une terre consciemment anthropomorphique est la fable du monde, l’expérience humaniste, où non seulement chaque être humain, mais aussi chaque espèce, ne cesse de vivre dans le regard de l’autre.
Jean-Baptiste Oudry
Collégiale Saint-Pierre (XIIᵉ siècle), à Chauvigny (Vienne)