Avouons-le, le paysage est une chose étrangère pour nous, et l’on est terriblement seul sous les arbres qui fleurissent et parmi les ruisseaux qui coulent. Seul avec un homme mort, on est moins abandonné que seul avec des arbres, car quelque mystérieuse que puisse être la mort, plus mystérieuse encore est une vie qui n’est pas notre vie, qui ne participe pas à nous et qui, en quelque sorte, sans nous voir, célèbre ses fêtes auxquelles nous assistons avec une certaine confusion, comme des hôtes arrivant par hasard et qui parlent un autre langage.
C’est au début de l’année 1902 que Rainer Maria Rilke écrit ces lignes, dans une petite ville située au nord de l’Allemagne, du nom de Worpswede, où il est allé rejoindre une colonie de jeunes artistes, parmi lesquels Paula Modersohn-Becker, à laquelle l’on doit l’un des plus beaux portraits du poète, et Clara Westhoff, ancienne élève de Rodin, dont il fit son épouse. Worpswede est un site très typé, de marais et de bouleaux, couronné par un mont sablonneux, auquel Rilke consacre une magnifique description dans les dernières pages de son essai sur la peinture de paysage qui porte le nom de la ville où il l’a rédigé.
C’est un étrange pays. Lorsqu’il est vu d’en haut, depuis la petite montagne de Worpswede, il est là, plaine presque sans replis, et les chemins et les cours d’eau mènent loin vers l’horizon. Là commence un ciel d’une instabilité et d’une grandeur inexprimables. Il se mire dans chaque feuille. Toutes les choses semblent occupées de lui; il est partout. Et la mer est partout aussi, même si elle s’est retirée depuis longtemps déjà en laissant derrière elle des marécages, dont la dispersion rendit la plaine habitable.
Les hommes qui y résident vivent au rythme des choses, de la pluie et du vent, de l’heure du midi et du coucher du soleil. Au printemps, lorsque commence l’extraction de la tourbe, ils se lèvent dès l’aube et ils passent toute la journée, imprégnés d’eau, adaptés au marécage, par l’aspect de leurs vêtements noirs et fangeux, dans la tourbière, d’où ils extraient à la pelle la tourbe pesante comme du plomb. En été, pendant qu’ils sont occupés à la fenaison et à la moisson, la tourbe sèche, et à l’automne, ils la mèneront en ville, sur des péniches ou chariots.
M. Rilke, Worpswede, Œuvres en prose, 1, Le Seuil
Ils font corps avec le paysage environnant. Ils sont posés parmi les choses comme une chose, unies les unes aux autres dans la profondeur commune où puisent les racines de tout ce qui croît, en sorte que l’on se tient devant ces hommes comme en face d’arbres dont la vie ne nous paraît plus si étrangère à la leur -et par là même à la nôtre- parce qu’elle s’insère quelque part dans les mêmes puissants enchaînements. Et telle est, en son essence, l’art des paysagistes selon Rilke: voir et peindre les hommes comme des paysages, jusqu’à se passer tout à fait de la figure humaine.
Si donc le paysage est une chose étrangère pour nous -entendez: nous autres, citadins- c’est parce que les gestes de la plupart des hommes qui vivent dans les villes ont perdu leur rapport à la terre, ils sont en quelque sorte suspendus en l’air, se balancent de-ci de-là, et ne trouvent aucun endroit où se poser. De là la fascination qu’exercent sur nous, qui ne sommes plus à l’unisson de rien, ces paysans que peint Millet qui ont encore ces quelques grands mouvements calmes et simples, qui vont toujours à la terre par le chemin le plus court.
Les éléments de son art, que l’on pourrait appeler, à la vue de ses figures, la solitude et le geste, ne sont pas seulement ces figures elles-mêmes, mais les valeurs qui leur correspondent dans le paysage. À la solitude répond la plaine, au geste, le ciel devant lequel il s’éploie. Lui aussi est paysagiste. Ses figures sont grandes par ce qui les environne et par la ligne qui les sépare de leur entourage. Il est question de la plaine et du ciel.

Peindre un paysage n’est pas autre chose que peindre des hommes, c’est voir tout d’une seule haleine, hommes et choses, côte à côte, comme des phénomènes de la même atmosphère. Ce qui, sans doute, ne se peut qu’à la condition d’apprendre à se rapporter à la nature autrement que nous le faisons ordinairement, en voyant en elle autre chose qu’une nature objective, réduite à l’état de matière inerte soumise aux manipulations des technosciences, et autre chose qu’une nature productive, asservie à l’ordre de nos besoins vitaux.
La nature à laquelle l’art nous donne un accès est une nature primordiale -celle que Rilke appelle la terre– qui n’est jamais manifeste en tant que telle, et qui vient à l’être précisément du fait de ce retrait même. La terre est ce qui soutient et nourrit tout ce qui est, et qui ne peut le faire qu’en demeurant dans le même temps en retrait en soi-même.
La terre est ce à partir de quoi la nature émerge, ce vers quoi elle fait retour, ce en quoi elle se retire continuellement, et ce qui contient et préserve la possibilité des deux. L’éclosion à partir de soi incline simultanément au retrait à l’intérieur de soi, et cette position de retrait ne doit pas être comprise comme une clôture sur soi-même, mais comme une réserve au sein de laquelle la possibilité essentielle de l’émergence est mise à l’abri.
C’est ce caractère de mise en retrait à partir de soi-même et en soi-même qui est systématiquement ignoré et bafoué par la technique moderne, comme Heidegger l’a bien vu. En exigeant la présence sans reste et sans retrait dans la forme de ce qui est constamment disponible, la technologie pousse la terre au-delà de la sphère de ses possibilités essentielles, jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la dévastation de la terre qui compromet la possibilité même de toute croissance future:
La loi cachée de la terre conserve celle-ci dans la modération qui se contente de la naissance et de la mort de toutes choses dans le cercle assigné du possible, auquel chacune se conforme et qu’aucune ne connaît. La volonté seule, de tous côtés s’installant dans la technique, secoue la terre et l’engage dans les grandes fatigues, dans l’usure et dans les variations de l’artificiel. Elle force la terre à sortir du cercle de son possible, tel qu’il s’est développé autour d’elle, et elle la pousse dans ce qui n’est plus le possible et qui est donc l’impossible.
Martin Heidegger, Dépassement de la métaphysique

La secrète réserve de la terre, les possibilités latentes qu’elle abrite, son libre afflux et son retrait échangent leur essence contre celle, fabriquée sur mesure, de simple matière première offerte au calcul et à l’objectivation, pliable et corvéable à merci, sans forme qui lui soit propre que celle, toute plastique, que lui confère l’usage que les hommes peuvent en avoir. C’est une tout autre nature qu’invoquent les artistes, attentifs aux puissants enchaînements qui lient ensemble les hommes et les choses, lors même qu’ils ne représentent nulle autre chose qu’un objet d’usage dont la nature semble rigoureusement absente, telle cette paire de chaussures peinte par Van Gogh que décrit Heidegger en une page des plus célèbres:
De l’obscure béance du dedans éculé du soulier s’élève la fatigue des pas du labeur. Dans la rude et solide pesanteur du soulier est recueillie la lente et opiniâtre foulée à travers champs, le long des sillons toujours semblables, s’étendant au loin sous la bise. Le cuir est marqué par la terre grasse et humide. Sous les semelles s’étend la solitude du chemin de campagne qui se perd dans le soir. Dans les souliers résonne l’appel silencieux de la terre, son don tacite du grain mûrissant et son secret refus d’elle-même dans l’aride jachère du champ hivernal. À travers ce produit passe la plainte sans crainte pour la sûreté du pain, la joie muette de surmonter à nouveau la détresse, le tressaillement à l’imminence de la naissance et le frémissement à la menace de la mort. Ce produit appartient à la terre et il est à l’abri dans le monde de la paysanne. Du sein de cette appartenance abritée, le produit lui- même parvient à son repos en lui-même.
Une paysanne qui les chausse et un monde qui les enchâsse: telle est une paire de souliers, rendue à la terre dont elle est issue et où hommes et choses se tiennent côte à côte. Il nous semble que tout l’effort des artistes contemporains, engagés dans la recherche d’un rapport renouvelé avec la nature, peut être comprise dans le prolongement de cette pensée de la nature primordiale, c’est-à-dire comme une tentative de restitution de la relation d’appartenance à cette terre in quo vivimus, movemur et sumus, où la nature fait l’objet, non plus d’une représentation, mais d’une présentation, par laquelle les traits de l’humanité, sans perdre leur spécificité, en viennent à s’imprimer dans le paysage.
Sans doute cet effort ne constitue-t-il pas une nouveauté dans l’histoire de l’art contemporain, et l’on aura raison d’en tracer la généalogie dans les créations des artistes du Land Art des années 1960 et 1970, mais l’on aurait tort pour autant, nous semble-t-il, de confondre les œuvres présentées ci-après avec celles-là.
Spiral Jetty (1970-72) de Robert Smithson, Running Fence (1972-76) de Christo Javacheff, Complex One (1972-74) de Michael Heizer, Sun Tunnels (1973-76) de Nancy Holt sont autant d’œuvres impliquant le paysage, inextricablement liées à leur site, dont les caractéristiques environnementales déterminent essentiellement le contenu. Nul art du paysage, en ce cas, il s’agit bien plutôt d’un art dans le paysage, au point que les limites entre l’un et l’autre demeurent difficilement assignables. Les œuvres ne sont pas des objets discrets offerts à une contemplation qui les isole, mais des éléments pleinement engagés au cœur d’un environnement, exigeant du promeneur -et non plus du spectateur- qu’il les habite en les éprouvant, pour ainsi dire, de l’intérieur.
Le Land Art marque un tournant dans l’histoire de l’art du XXe siècle, dont l’on repère les circonvolutions dans cette autre pratique typiquement moderne des installations, en ce que l’immersion dans l’œuvre est devenue la règle et en ce que l’œuvre se présente comme le monde vécu en réclamant les mêmes perceptions sensorielles, lesquelles sont tout autant de l’ordre de la sensation visuelle que tactile, synesthésique, auditive.
Mieux encore: les œuvres du Land Art sont attachées à un lieu, et depuis cette localisation elles sont arrachées à ce non-lieu où les œuvres d’art sont d’ordinaire dressées ou suspendues, dans les collections et les expositions -en ce lieu d’exil qui se marque à la fois comme espace de conservation et de perte. En ce sens, la grandeur des créations du Land Art tient à ce qu’elles ouvrent l’orbe de la terre: l’édifice ou l’installation, situé au cœur de la nature, met en orbite les éléments naturels qui l’entourent, dévoilant la tempête, le jour, le ciel, les ténèbres de la nuit, l’air et les flots marins, l’arbre et l’herbe, le mont sablonneux et la faune innombrable. Non pas le décor de l’œuvre, mais son ambiance, l’entour dispensé par l’œuvre elle-même.
Si les œuvres des land artists donnent à voir, c’est d’abord en rendant visible tout ce qui compose leur ambiance, en donnant aux choses d’abord leur visage et, en retour, aux hommes le regard sur eux-mêmes, parce qu’elles ont su conférer à la terre une nécessité et une proximité propres. En un mot: elles laissent la terre être une terre.
Qu’est-ce que la terre? La terre n’est ni la représentation d’une masse matérielle sédimentée, ni celle purement astronomique d’une planète. La terre, dont l’appel silencieux traversait les chaussures de la paysanne et que laisse surgir les œuvres du Land Art, ne se confond pas avec la motte de terre, ni avec le sol sur lequel le marcheur déambule.
La terre est l’unisson réciproque de la montagne et de la mer, des tempêtes et de l’air, du jour et de la nuit, des arbres et de l’herbe -elle est la vie auprès de nous, au-dessus de nous, autour de nous, la vie qui s’accomplit sans se soucier de nous et qui nous porte pourtant en son sein. Par là même, la terre n’est pas non plus autre chose que le sol qui soutient les pas du marcheur, l’élément terreux de la motte et l’assise du monde de la paysanne de Van Gogh. Essentiellement équivoque, la terre est souterraine, magmatique, stratifiée. Chaque sens de la terre pénètre les autres sens et est à son tour transi par les autres. Chaque terre en enterre toujours une autre.
La terre -la chose et le mot- n’est fissible qu’en apparence, car toutes les strates -de roches ou de sens- s’allient souterrainement les unes avec les autres. On appelle intrusion en géologie la pénétration d’une roche en une couche de nature différente. Représentons-nous les efforts de certains artistes contemporains, s’inscrivant à la suite du Land Art et de quelques autres mouvements artistiques, comme ceux des spéléologues creusant la roche, descendant dans les entrailles de la terre pour révéler de quelle façon chaque terre de surface est travaillée par une terre plus profonde, s’évertuant à un impossible partage des terres. L’art contemporain pourrait être caractérisé par la tentative délibérée de mordre la poussière.
La terre en ses multiples strates est devenue la matière même de l’invention. Non plus seulement le ciel et la terre, le jour et la nuit, le vent et la pluie, mais le sable et les galets, les os et les feuilles, disposés seulement d’une certaine façon, comme les tapis végétaux assemblés par Verschueren, les frêles arrangements de Nils-Udo pérennisés par la photographie, les installations paysagères de Gilles Bruni ou les real works d’Herman De Vries où la nature fait l’objet d’une simple présentation sans aucun apprêt. Que ce soient des œuvres à base de brindilles (Andy Goldsworthy, Chris Dury), de pierres (Richard Long), de délicats agencements d’épluchures de pommes de terre (Wim Delvoye), d’asticots ou de grenouilles (Erikh Samakh), les réalisations que d’aucuns ont appelées géoplastiques ont toutes cette particularité d’être constituées de matériaux naturels d’origine végétale, minérale ou animale, par lesquels la terre est mise à plat et prise à la lettre des matières qui la composent, jusque et y compris dans la composition du corps dont la fabrique fait l’objet d’expérimentations biotechnologiques (Benoît Mangin et Marion Laval-Jeantet).

Par ces moyens, l’œuvre d’art amène la terre à l’éclat du monde en se restituant à la gravité terrestre et aux lois de ses puissants enchaînements. L’œuvre d’art des géoplasticiens est nécessairement orpheline parce qu’elle est, comme nous le disons si joliment en français, de père naturel, même si les pères adoptifs sont légions. En ouvrant l’orbe de la terre, elle inclut l’homme lui-même comme l’une de ses composantes. C’est alors moins le regard du spectateur qui achève l’œuvre d’art, que l’œuvre d’art qui dispense au spectateur sa lumière en lui désignant sa place au sein de la nature.
En ce sens, l’œuvre d’art peut bien être en attente de ceux qui sauront en recevoir la lumière. Elle peut bien être en état de veille, en situation vigile, montant la garde à l’avant-garde.
Florence de Méredieu, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne et contemporain, Larousse.
Louise Fel, L’esthétique verte. De la représentation à la présentation de la nature, Champ Vallon, 2009.
Françoise Doriac, Le Land Art… Et après. L’émergence d’œuvres géoplastiques, Paris, L’Harmattan, 2005.
Des œuvres créées par la Terre, en collaboration avec Robert Smithson, Andy Goldsworthy, Martin Hill, Nils Udo