Le Monde entier a l’odeur âcre de la bougie qu’on vient d’éteindre

Des extraits de Être soufflé, de Jean-Luc Nancy, Lignes

Nous -les médecins, les sociologues, les politiques, les professeurs- nous avons le souffle coupé. Et c’est pourquoi il faut ajouter à tous nos discours un constat, qui n’est pas un discours: nous sommes soufflés.

Nous sommes stupéfaits par ce qui arrive mondialement au monde mondia­lisé. Nous perdons définitivement nos grands repères idéologiques, culturels et politiques. Nous étions habitués à projeter des futurs, quels qu’ils soient, que nous vivions depuis longtemps (trois ou quatre siècles) dans la confiance d’un progrès. Benjamin écrivait que l’histoire était toujours celle des vainqueurs et non de leurs vaincus: il avait à l’esprit les grandes luttes territoriales et sociales. Mais il ne soupçonnait pas à quel point l’histoire de toutes les victoires sur la nature (mécaniques, électriques, chimiques …) laissait dans l’ombre les victimes (physiques, psychiques et sociales) de ces conquêtes.

Jean-Luc Nancy dans Les chants de Mandrin

Aujourd’hui, le passé comme le futur sont exposés à des révisions si profondes qu’elles défient nos capacités de rectifi­cation. Et parler de révision et de rectification reste très insuffisant. On y suppose le maintien d’un fonds, d’un capital dont il ne faudrait que corriger l’usage. On déplore un capital financier, spéculatif et débridé auquel on oppose mezzo voce un bon vieux capital d’investissement, de profits raisonnés et de bienfaisance sociale. Comme si la croissance exponentielle, la rentabi­lité maximale et l’exploitation systémique n’étaient pas aussi anciennes que le capitalisme …

Notre passé nous apparaît ainsi soufflé: gonflé, boursouflé en satisfactions illusoires -et le futur qui se projette à partir de lui ne peut que paraître analogue. Les vieux Romains du Ve siècle ne ressentaient rien de très différent. Ils voyaient un passé en ruines et ne pouvaient guère attendre d’avenir puisqu’ils ne pouvaient le penser qu’avec les instruments dont ils avaient hérité.

Aussi nous sentons-nous souf­flés comme quelqu’un qu’une mauvaise alimentation fait enfler. Notre civilisation s’est boursouflée. Elle l’a senti venir depuis longtemps. Mais cette sensibilité a longtemps passé pour un regret de l’ancien monde. Et de toute évidence aucune réaction n’a la moindre chance de permettre d’échapper à la lame de fond qui depuis cinq siècles entraîne, puis emballe la modernité. Cet emballement a atteint, techniquement, culturellement, écologiquement un point de non-retour. A ce point, nous voici soufflés comme peut l’être une chandelle.

Drapeaux de prière, Himalaya

Religions, philoso­phies, représentations scientifiques ou mystiques, tout respire l’odeur âcre de la bougie qu’on vient d’éteindre. Jadis, souffler les bougies a été la conclusion d’un hommage rendu, jour d’anniversaire, à la lumière d’Artémis. Dans sa reprise moderne ce rite représente au contraire l’extinction des années écoulées. Pendant un certain temps et dans quelques pays une bougie surnuméraire devait rester épargnée par le souffle: elle figurait l’éternelle lumière divine.

Mais nous qui n’avons ni déesses ni dieux, nous identifions maintenant nos vies aux bougies soufflées. Ce sont toutes nos lumières qui sont soufflées: celles qui nous rattachaient à des soleils quelconques -dieux ou idéaux- comme celles qui entretenaient des flammes de veille autour de nos deuils. Celles qui jetaient des clartés sur nos matins et sur nos livres.

En Europe, naguère, un esprit a soufflé -ou plutôt a-t-on entretenu l’illusion de ressentir son souffle: le démon n’agit que si on y met du sien. Ainsi, parmi tant de millions d’autres, Cioran en 1934:

Le mérite de Hitler est d’avoir éveillé une passion de feu dans les luttes politiques et dynamisé avec un souffle messianique un domaine entier de valeurs que le rationalisme démocratique avait rendues plates et triviales. Nous tous avons besoin d’une mystique. Qu’il y eu et qu’il y ait besoin, attente, désir d’un souffle qui redonne vie, éclat, élan, passage au-delà de nos étroitesses ordinaires, qui n’en conviendrait? Quarante années plus tard, et ce n’est pas beaucoup, le même Cioran écrit: Un vent de folie avait soufflé sur nous.

Qu’est-ce qui est en jeu, passion de feu ou folie? Un seul terme peut convenir, un terme qui contient l’idée du souffle: celui d’esprit. Si nous voulions sérieusement considérer ce qui nous arrive, nous devrions nous intéresser à l’esprit. A celui qui souffle où et quand il veut. A celui qui inspire et expire, qui enflamme et disperse les cendres.

Le prophète Élie, icône russe, XIIIéme siècle

À l’approche du Seigneur, il y eut un ouragan, si fort et si violent qu’il fendait les montagnes et brisait les rochers, mais le Seigneur n’était pas dans l’ouragan; et après l’ouragan, il y eut un tremblement de terre, mais le Seigneur n’était pas dans le tremblement de terre; et après ce tremblement de terre, un feu, mais le Seigneur n’était pas dans ce feu. Et après ce feu, le murmure d’une brise légère.

L’esprit est avant tout le subtil: il est fin et même raffiné, il est habile, inventif, délié, sagace, perçant. Il perce tout et de telle façon qu’il perce aussi ce qui est impénétrable. Il ne pénètre pas l’impénétrable; il reconnaît, il éprouve et si je puis dire il approuve son impénétrabilité. La subtilité de l’esprit consiste à savoir que quelque chose lui échappe ou plutôt qu’il y a de l’échappée, de l’au-delà, sans que ce soit quelque chose. On peut soutenir que c’est bien le cas chez Augustin pour qui l’esprit (à la différence de l’âme, principe vital) n’existe que dans sa communication par et avec l’Esprit de Dieu, le Saint-Esprit, qui est Dieu lui-même, dans le rapport à soi qui fait son être. L’esprit consiste alors dans la très fine appréhension de ma propre distance de créature, de ma finitude infinie.

Jean-Luc Nancy