L’héritage foucaldien est particulièrement fécond dans le cas de l’animalité. L’époque de la fin du sujet est d’abord celle de sa prolifération. Les animaux sont effectivement des sujets, certains sont même des personnes qui ont une autonomie importante, mais les sujets les plus affirmés restent des hétéronomes, c’est-à-dire qu’ils ont besoin de l’humain pour acquérir une dimension subjective importante. Dans le cas présent, la difficulté réside dans la situation de l’homme témoin, qui est le même que celui qui est à l’origine des transformations chez l’animal. Certains animaux intériorisent, dans la mesure où certains humains co-intériorisent de concert avec eux.

C’est, à mon sens, la véritable révolution scientifique des sciences de l’animal de ces vingt dernières années: l’humain n’est plus le seul sujet dans l’univers. Il s’y trouve d’autres sujets non humains qui peuvent devenir de surcroît des individus ou des personnes. Après Copernic (l’homme n’est plus au centre du monde), Darwin (l’homme est une espèce d’animal), Freud (l’homme est le jouet de son inconscient), l’homme rencontre ainsi une quatrième blessure narcissique.
Qu’on ne la voie pas est déjà un symptôme. Qu’on n’ait pas encore commencé à la penser en est un autre. Que l’on refuse d’y voir un problème en est un troisième.
Deux attitudes extrémistes complémentaires sont habituellement adoptées face à l’idée que l’animal puisse être un sujet. La première est celle du rejet ou du déni. Non seulement l’animal n’est pas jugé digne d’être un sujet, mais la question elle-même est perçue comme incongrue, car l’animal est supposé être seulement une sorte de machine naturelle plus ou moins évoluée. Contrairement à ce que croient de nombreuses personnes, c’est encore la vision dominante, non seulement chez les spécialistes du comportement animal, mais aussi chez les philosophes … C’est encore l’attitude des éthologues à quelques rares exceptions près, et de la quasi-totalité des chercheurs qui expérimentent sur l’animal, hélas. La deuxième attitude est l’exact symétrique de ce réductionnisme sans appel. Elle consiste à assimiler l’animal et le sujet humain. Les militants du Great Apes Project, comme Peter Singer ou Paola Cavalieri, en sont d’excellents exemples.
Dans les débats sur les intelligences animales les discussions évoquent des anecdotes dont le statut apparaît problématique. L’anecdote est habituellement une séquence comportementale qui est interprétée par celui qui l’a observée ou qui l’a entendue comme un élément significatif d’une thèse qu’il défend ou qu’il conteste. Évoquer les anecdotes revient souvent à les utiliser comme armes de guerre dans des polémiques engagées contre ceux qui sont supposés être trop généreux dans leurs explications des comportements de l’animal.

Comme l’écrit de façon méprisante la philosophe analytique Joëlle Proust: L’hypothèse de l’existence d’une théorie de l’esprit chez l’animal non humain ne se soutient plus aujourd’hui que d’anecdotes rassemblées par les propriétaires de grands primates domestiques –Terrain 34.
Pour les détracteurs d’une vision cognitive complexe de l’animal, les anecdotes non fiables constituent les seules ressources de ceux qui défendent l’image d’animaux dotés d’une vie mentale riche et signifiante. L’existence même d’anecdotes signifiantes constitue pourtant un argument puissant en faveur d’une vie non mécanique de l’animal. Personne n’a d’anecdotes semblables à raconter sur son grille-pain ou sur sa bicyclette.
La vie de l’animal excède les discours humains qu’elle peut générer, alors qu’un ensemble de discours, complémentaires les uns des autres, peut décrire exhaustivement la machine, par son plan de construction, tout d’abord, et par son mode d’emploi, d’autre part. Deux propriétaires de chats peuvent passer des heures à comparer les mérites respectifs de leurs félins, comme des mères avec leurs enfants, alors qu’une telle conversation tourne vite court avec la plupart de nos artefacts, à moins d’en être un collectionneur passionné ou un usager fanatique, et encore la conversation portera-t-elle rarement sur le mérite d’un seul cas de la collection; elle insistera plutôt sur les caractéristiques physiques ou esthétiques de l’objet générique, dont on peut éventuellement discuter, mais jamais sur une intentionnalité que l’on devrait interpréter.

Dans le cas de l’animal, nous adoptons d’emblée une posture herméneutique (alors que nous considérons que les étapes mécaniques de la machine ont seulement une fonction). Nous estimons volontiers que le comportement de l’animal a un sens et nous reconnaissons que, si certains comportements sont difficiles à expliquer, nous pouvons tout au moins essayer de les comprendre. Le comportement de l’animal ne nous est pas transparent, et c’est cette opacité même qui le rend signifiant pour nous.
En adoptant trop vite ce point de vue, nous ne devons pourtant pas négliger deux difficultés importantes. Tout d’abord, ce n’est pas parce que nos relations avec l’animal peuvent aisément être décrites en termes biographiques que l’animal est un sujet authentique, même si une telle description en est une condition nécessaire. Ensuite, s’il est effectivement impossible à la plupart d’entre nous d’avoir des relations riches et gratifiantes avec un grille-pain, c’est peut-être avant tout pour des raisons culturelles (certaines idoles sont techniquement plus frustes que nos grille-pain, et nous leur reconnaissons parfois des personnalités riches), et que certains artefacts, d’une opacité et d’une instabilité de fonctionnement bien supérieures à celles d’un grille-pain suscitent en nous des sentiments pour le moins ambivalents. Le cas des tamagushis, ces petits robots japonais qu’il fallait materner, est encore dans toutes les mémoires. Nous devons néanmoins être prêts à reconnaître que les relations que l’on peut avoir avec un animal, quelles que soient par ailleurs sa richesse et son intensité, sont très différentes que celles que l’on peut avoir avec un être humain.
Ce que j’ai envie d’appeler l’objection-à-l’anecdote (ce n’est pas scientifique car il ne s’agit que d’anecdotes) est de surcroît une attitude peu fiable car elle peut aisément être retournée. Elle suppose en effet que, pour qualifier certains animaux de personnes, nous n’avons que des anecdotes à raconter, alors que ce n’est évidemment pas le cas quand nous disons d’un humain qu’il est une personne. Deux remarques s’imposent ici.

1) Je pense que beaucoup de gens seraient d’accord avec le point de vue qui vient d’être exposé. Jusqu’à ce que la question leur soit posée de savoir précisément ce qu’on a de plus, chez l’humain, que des anecdotes pour leur attribuer un statut de personne. Les plus obstinés pourraient répliquer que la psychologie expérimentale l’a montré. Ce qui est faux. Personne n’a jamais fait d’expériences pour prouver que l’humain était une personne. Les expériences portent sur certaines compétences humaines, comme la mémoire, la représentation de soi et des autres, la capacité d’anticipation, etc … -qui sont supposées être des capacités que toute personne possède normalement. Qu’au retour on puisse considérer qu’elles constituent les conditions nécessaires et suffisantes de ce qu’est une personne est pour le moins audacieux. Autrement dit, ce qu’il y a de plus que les anecdotes pour qualifier l’humain de personne n’est pas aussi décisif qu’on aurait pu croire.
Ces fameuses expériences sont d’ailleurs d’autant moins décisives qu’on commence à s’intéresser à des humains qui souffrent de handicaps mentaux plus ou moins lourds: avons-nous encore affaire à des personnes? Et si c’est le cas, où passe la limite? Autrement dit, à partir de quelle incapacité, à partir de quel handicap, peut-on considérer qu’un humain n’est plus une personne? Certains considèrent même, et avec des arguments parfaitement recevables, qu’on ne peut précisément pas placer cette limite ailleurs que là où se trouve déjà celle de l’humain. On en arrive donc à la situation quelque peu absurde où un animal aurait plus de compétences, sans être une personne, que certains humains qui sont pourtant des personnes. Le raisonnement est loin d’être convaincant.

2) On peut donc légitimement se demander si, même pour l’humain, nous avons autre chose que des anecdotes pour lui attribuer un statut de personne. L’anecdote est une notion négative dans les discours qui l’utilisent. Peut-on essayer de lui donner, pendant une minute, un statut positif? Est-ce qu’une personne ne serait telle que par l’ensemble des anecdotes que nous pouvons rapporter à son sujet? Est-ce qu’une personne ne serait pas, en fin de compte, une conséquence de l’usage d’anecdotes sur son compte par d’autres personnes? Dans cette perspective, la personne apparaîtrait en filigrane d’un ensemble d’anecdotes qui lui deviendrait en conséquence consubstantiel. Trop facile, diront certains. Il n’y aurait qu’à générer des anecdotes personnalistes sur n’importe quoi, c’est ridicule! Yaka.
Sauf que yapa: ces anecdotes ne viennent précisément pas sur n’importe quoi. À propos de certaines entités, comme les réfrigérateurs, elles ne viennent pas du tout. Sur d’autres, comme mon chat, elles viennent parfois. Sur des humains, elles viennent presque toujours. Sur certains artefacts intelligents, elles commencent à venir. En fait, nous avons peut-être une vision trop substantialiste de ce qu’est une personne pour savoir vraiment comment la traiter quand il s’agit d’animaux un peu particuliers comme les chimpanzés parlants. Mais c’est peut-être là que réside l’un des points aveugles que nous aurons à éclaircir pour comprendre vraiment le statut des nouveaux artefacts et des nouveaux animaux dans nos cultures.

L’animal-sujet n’est pas nécessairement une personne pour autant, ni même un individu. Considérer l’animal comme un sujet est une attitude qui est loin d’être scandaleuse, en particulier parce qu’elle n’implique aucunement que l’animal soit un sujet superposable au sujet humain. La difficulté rencontrée est celle de savoir comment caractériser ce sujet animal, l’individu animal ou la personne animale, à l’intersection de deux tendances:
-La nécessité de prendre en compte une très riche histoire de l’individu, qui se développe actuellement en biologie, et qui prend conscience des ambiguïtés de la notion, et de son enracinement dans une histoire générale du vivant.
-La nécessité d’être conscient d’une difficulté méthodologique énorme, quoique rarement évoquée, quand on tente de comparer comportements humains et comportements animaux -celle de l’européano6centrisme et de l’historicisme. En bref, oublier que nos représentations du sujet humain, pour rester dans l’espace de notre discussion, résultent d’une histoire longue et complexe, et qu’en toute rigueur nous devons moins comparer l’homme et l’animal que l’homme européen et l’animal qui vit dans des cultures humaines.
Le sentiment que nos conceptions du sujet et de la personne ont une histoire culturelle fondamentale n’est pas nouveau. Un psychologue un peu oublié comme Ignace Meyerson estimait même qu’il s’agissait là d’un chapitre essentiel d’une authentique psychologie culturelle.
Plus récemment, le Canadien Charles Taylor en a tracé une remarquable histoire.
–Les Sources du moi, Paris, Le Seuil, 1998. Taylor considère qu’un travail de fond sur notre identité d’humains requiert une histoire de celle-ci, c’est-à-dire une histoire des conceptions de ce que signifie être un agent humain, en particulier à travers ses notions-clés dans nos cultures, à savoir le sens de l’intériorité, celui de l’individualité et le sentiment d’appartenir à la nature.

L’idée que je souhaite défendre ici est de considérer que nos conceptions mêmes de ce qu’est un sujet constituent un frein majeur à nos conceptualisations d’un sujet animal et à la compréhension de ce que sont les communautés hybrides homme/animal. Un obstacle essentiel provient en particulier de la place que tient une notion comme celle d’intériorité pour caractériser la personne.
Charles Taylor caractérise les représentations que nous avons de nous-mêmes comme celles de créatures dotées de profondeurs intimes et d’espaces intérieurs qui sont en partie inexplorés et obscurs. L’opposition entre homme intérieur et homme extérieur sur laquelle s’appuie cette vision de l’homme ne remonte pourtant qu’à saint Augustin, pour qui il existe une différence importante entre la façon dont je fais l’expérience de mon activité et celle dont d’autres la font, ce qui me permet de parler à la première personne.
Ce virage augustinien vers l’intériorité a exercé une influence énorme dans le monde occidental, et les Confessions de l’évêque d’Hippone sont les premières d’une longue série dont les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, Poésie et Vérité de Goethe ou Le Prélude de Wordsworth sont des émanations. Taylor explique qu’à la fin du XVIIIe siècle le sujet moderne possède des profondeurs intérieures qui le distinguent de tous les êtres des cultures antérieures. Nous avons une identité personnelle que nous ne connaissons pas à l’avance, et que nous devons explorer avec soin. Mais Montaigne joue aussi un rôle essentiel dans l’émergence de notre vision moderne du sujet, en étant à l’origine de la découverte du soi. Pour lui, le but majeur de chaque homme doit être d’identifier l’individuel dans sa singularité inimitable et de s’engager profondément dans cette singularité. Montaigne explore ainsi un chemin qui sera par la suite largement fréquenté, qui incite à rechercher un accord avec soi-même, et qu’on retrouve à la période post-romantique dans cette conviction que toute personne a une façon qui lui est propre d’être originale et qu’elle doit chercher à y parvenir. La culture protestante de l’introspection joue un rôle important dans la cristallisation de cette attitude vis-à-vis de soi, en laïcisant l’introspection sous la forme de la confession autobiographique.

L’homme occidental en vient progressivement à se convaincre qu’il a un soi comme il a une tête ou un estomac. L’identité moderne, telle que nous la connaissons aujourd’hui, et telle qu’elle nous semble aussi naturelle, apparaît en conséquence comme le résultat d’un vaste ensemble de pratiques variées comme la prière, l’éducation, la vie privée, etc … Toutes ces activités ont convergé et se sont renforcées mutuellement autour de cette identité en constitution. Les mouvements actuels qui parlent d’actualiser le potentiel humain s’inscrivent totalement dans cette histoire occidentale, de même que le développement d’une psychologie telle qu’on la connaît.
Nous nous trouvons donc dans une situation extrêmement intéressante, dans laquelle les caractéristiques par lesquelles nous opposons habituellement l’homme et l’animal se révèlent être des constructions en partie culturelles, certes importantes et respectables, mais qu’il est possible de modifier et de mettre en cause.
Par exemple en se demandant si les animaux ont une biographie. Deux façons d’aborder la question sont concevables.
La première est celle que suggère Konrad Lorenz, qui propose une approche par défaut de la personnalité des oiseaux observés quand il met en évidence la multiplicité des écarts du comportement de chacune des oies qu’il a étudiées par rapport à une norme supposée.
D’après la représentation très formelle de la vie des oies cendrées que Heinroth a établie, leur biographie serait à peu près la suivante: jars et oie se détachent de leur famille parentale après la fin de leur première année de vie, tombent amoureux la deuxième année vers la fin de l’hiver, accomplissent la cérémonie des clameurs de victoire et vivent ensemble en union permanente. Lorsqu’on cherche dans nos comptes rendus -établis d’après les observations les plus minutieuses- un tel cas idéal et parfait, on n’en trouve aucun! Des petits défauts apparaissent dans chaque biographie individuelle … À partir des systèmes comportementaux qui sont propres à toutes les oies cendrées, il est clair que l’on peut assembler des séquences très nombreuses et très diverses, et ce n’est pas une tâche facile que de choisir, parmi les innombrables biographies d’oies contenues dans nos dossiers, celles qui peuvent fournir au lecteur un maximum d’informations sur les structures comportementales innées d’une oie cendrée ou, mieux, d’un couple d’oies cendrées …
Les Oies cendrées, Paris, Albin Michel, 1989

Une deuxième façon d’aborder la question de la biographie chez l’animal est celle de Shirley Strum, de Jane Goodall ou de Joyce Poole, quand elles montrent que chacun des animaux dont elles suivent l’existence avec passion (babouin, chimpanzé ou éléphant) montre une personnalité homogène et en partie prédictible qui lui est propre. Peut-on rendre compte des comportements d’un animal donné en les reliant à l’histoire individuelle de cet animal qui lui donnerait sens et cohérence?
Cependant même les expériences de Gallup -G. Gallup Jr., Self-Recognition in Primates, American Psychologist, 32– qui ont porté sur la reconnaissance de soi chez l’animal, n’impliquent pas que l’animal soit capable de se penser lui-même comme un sujet autonome. Dans ces expériences remarquables, l’animal est d’abord habitué à la présence d’un miroir avant d’être endormi par l’expérimentateur qui le marque au front avec un peu de peinture. À son réveil, le chimpanzé, décèle la tache sur son corps et la gratte sur lui-même (et non sur l’image du miroir). Pour le chercheur américain, ce comportement montre que l’animal est capable de se reconnaître, de même qu’il est capable d’explorer avec le miroir des parties de son corps inaccessibles à la vue sauf en utilisant un miroir. Mais, à part avec l’orang-outan et le dauphin, l’expérience échoue avec des animaux d’autres espèces. Reste à comprendre pourquoi. Les animaux qui passent avec succès le test du miroir ont sans doute des capacités de représentation de soi. Ceux qui échouent n’en sont pas nécessairement dépourvus pour autant, comme on le lit parfois. Les gorilles, qui passent mal ces tests, par exemple, le font avant tout parce qu’ils éprouvent un manque d’intérêt rédhibitoire vis-à-vis des tests d’intelligence, quels qu’ils soient, que les humains s’obstinent à leur faire passer.

Reste le fait que de nombreux chimpanzés ne se reconnaissent pas dans le miroir. Qu’en dire? Il est important de réaliser par ailleurs que l’identité qui découle d’une telle représentation de soi est une identité positive, et l’exploration de son corps avec un miroir par le chimpanzé apporte à cette hypothèse un soutien non négligeable. Cette identité positive est très différente de l’identité négative que l’on trouve dans le système immunitaire ou dans les colonies de fourmis, et qui s’appuie seulement sur un système de discrimination entre soi et les autres. Dans les exemples d’identité négative, l’agent se caractérise exclusivement par opposition à un autre qu’il discrimine à partir d’indices. Ces indices sont d’ailleurs suffisamment bien connus aujourd’hui pour qu’on puisse les manipuler, comme l’a montré Christine Errard avec ses chimères sociales dans lesquelles elle élève des colonies de fourmis d’espèces différentes qui sont toujours en conflit dans leurs milieux naturels –Errard ( 1986), Rôle of Early Expérience in Mixed-Colony Odor Recognition in the Ants Manica rubida and Formica seleysi, Ethology, 72.
Au XXe siècle s’invente donc la biographie animale, c’est-à-dire l’histoire de la vie d’un animal, et certains animaux, comme Washoe le chimpanzé ou Kanzi le bonobo, acquièrent une authentique renommée. Le soi de l’animal qui est en relation avec un humain est différent de celui qu’il aurait eu s’il n’avait jamais interagi avec un humain. Même s’il n’a pas une représentation de lui-même comme un Occidental pourrait l’avoir, il apprend néanmoins à se percevoir lui-même comme un agent qui est différent des autres agents autour de lui. L’identité inclut une caractérisation du lieu d’où je parle et de celui ou celle à qui je parle. Les humains ont une identité parce que certaines choses leur importent. Nous comprenons nos vies par l’intermédiaire de récits, ce que l’animal est incapable de faire. Mais l’homme peut comprendre la vie de l’animal également sous la forme de récits.
Derek Parfit insiste sur le fait qu’aucune vie n’a une identité a priori mais il ne se demande pas si une vie peut acquérir une identité exclusivement a posteriori. Cette identité se construit, notamment, par l’intermédiaire de récits particuliers qui constituent des mises en scène de l’intelligence, et même, s’agissant d’un animal donné, des mises en scène personnalisées de son intelligence.

L’intelligence humaine a la particularité sous-estimée de s’intéresser aux intelligences des autres -y compris aux intelligences non humaines-, mais la philosophie n’a guère tiré toutes les implications qui découlent de cette situation. N’importe quelle grand-mère peut développer une théorie sur l’intelligence de son chat, alors que même les singes parlants ne s’intéressent guère à l’intelligence des humains avec lesquels ils vivent. Que cette théorie soit vraie ou non n’importe guère; ce qui est à noter cependant, c’est qu’en fonction de cette théorie la grand-mère interagit différemment avec son chat, que celui-ci pourra le remarquer et que son comportement pourra s’en trouver modifié. Toute culture développe des théories de l’intelligence, lesquelles ne se restreignent d’ailleurs pas aux humains mais concernent les autres créatures vivantes -et de multiples créatures au statut ambigu comme les esprits.
Nous avons besoin de développer une véritable ethno-cognition, c’est-à-dire une étude précise et minutieuse des façons dont les membres d’une culture donnée conceptualisent les processus cognitifs (c’est-à-dire les compétences et performances des agents au milieu desquels ils évoluent: humains, animaux, esprits,etc.), leur épistémologie (c’est-à-dire les façons de connaître la nature de ce qui est connu et de ce qui ne l’est pas) et les manières dont ils utilisent ces représentations pour déterminer ce qui est connaissable et ce qui ne l’est pas.

Ce n’est pas parce qu’un animal n’a pas accès aux récits qui l’évoquent que sa vie n’est pas fondamentalement déterminée par les usages que les humains en font. L’animal a une identité parce que certaines choses lui importent, et parce que certaines choses qui le concernent importent aussi aux humains avec qui il vit. Inversement, les mondes de l’animal transforment ceux de l’humain. Comme disait avec une remarquable audace l’anthropologue André-Georges Haudricourt:
Et si c’était les chevaux qui nous avaient appris à courir, les grenouilles à sauter et les oiseaux à chanter?
Une idée que pourrait reprendre implicitement le musicien et musicologue François-Bernard Mâche, au moins pour les chants aviens, et qu’il crédibilise fortement, quand il souligne la proximité des modes d’expression de l’oiseau et celles de l’humain:
Il semble donc qu’on puisse dire que les phénomènes syntaxiques des chants d’oiseaux montrent une grande analogie formelle avec les organisations linguistiques et musicales humaines. Il est vrai que l’analogie purement formelle, telle que la détermine une analyse distributionnelle, n’est pas suffisante. Il faut, pour qu’il y ait langage ou musique au sens plein, qu’il y ait aussi symbolisation. Les mongombi des rabatteurs africains ne sont pas pour eux de la musique parce qu’ils sont alors engagés dans une action immédiate non symbolique, même si ces cris ont toutes les caractéristiques rythmico-mélodiques, et polyphoniques, d’une musique, et s’ils sont marqués par les habitudes musicales de ceux qui les émettent … Mais ce dont je m’occupe, c’est en quelque sorte la nappe phréatique d’où semble sourdre la musique, et tout cela en fait bien partie. On ne sait pas si, par-delà les formes sonores, on pourra jamais chez l’animal prouver l’existence de quelque chose comme le sentiment musical, à supposer que cette expression soit définissable chez l’homme. Mais je serais surpris qu’un tel sentiment soit plus attesté, par exemple chez un extrémiste post-darwinien, limité par ses critères strictement utilitaires et rationnels, que chez une alouette emportée dans sa longue ivresse sonore.
F.-B. Mâche, Musique au singulier, Paris, 2001

L’animal est une identité parmi d’autres identités mais dans un autre sens que celui par lequel l’humain est une identité parmi d’autres identités. L’animal n’est un moi que par rapport à certains interlocuteurs. En ce sens, l’intériorité du chien est plutôt une forme d’extériorité et un rapport très particulier à celle-ci. Ces relations privilégiées entre un homme et un animal, je les qualifierais plutôt de relations externes. Certains humains deviennent ainsi des porte-parole de la profondeur et de l’intériorité de certains animaux. Il n’est pas satisfaisant de dire qu’il s’agit d’une attribution abusive. L’animal acquiert effectivement une telle subjectivité à travers les relations complexes qu’il établit avec l’humain. L’animal existe fondamentalement dans les dispositifs de l’humain. En déduire qu’il s’agit d’une illusion est pourtant faux.
L’héritage foucaldien est particulièrement fécond dans le cas de l’animalité. L’époque de la fin du sujet est d’abord celle de sa prolifération. Les animaux sont effectivement des sujets, certains sont même des personnes qui ont une autonomie importante, mais les sujets les plus affirmés restent des hétéronomes, c’est-à-dire qu’ils ont besoin de l’humain pour acquérir une dimension subjective importante. Dans le cas présent, la difficulté réside dans la situation de l’homme témoin, qui est le même que celui qui est à l’origine des transformations chez l’animal. Certains animaux intériorisent, dans la mesure où certains humains co-intériorisent de concert avec eux.

La question de savoir si l’animal peut être un individu ou une personne est toujours prise d’une façon excessivement restrictive. En fait, ce n’est pas considérer que certains animaux peuvent être une personne qui est anthropomorphique, c’est notre notion de personne qui l’est; or l’anthropomorphisme est ici mal placé. Après avoir caractérisé la personne de façon plus ou moins anthropomorphique, nous nous demandons si un non-humain peut être une personne: même un étudiant de première année en philosophie peut voir le biais d’une telle démarche. La question est peut-être moins de savoir si certains animaux peuvent être des personnes, que de savoir si nous pouvons faire personne avec l’animal, si nous pouvons co-personnaliser avec l’animal comme nous le faisons avec d’autres humains.
L’animal a une identité qui évolue dans un espace de questions morales, mais ces questions sont plus celles du maître avec lequel vit l’animal que celles de l’animal lui-même, ce qui ne les empêche pas de conditionner fortement le comportement de ce dernier. Il existe sans doute un intérieur et un extérieur, mais les deux n’appartiennent pas au même individu; à un même intérieur de l’animal correspondent un extérieur de l’animal et un extérieur de l’humain. L’intérieur est celui d’une association de l’homme et de l’animal, à laquelle l’extériorité de l’animal est elle-même liée.

Un aspect fascinant des animaux qui vivent dans les communautés hybrides homme/animal est qu’ils exhibent des comportements d’humains qui ne sont jamais décrits par les éthologues de terrain. L’anthropomorphisme n’est jamais à exclure. Mais quand des coyotes imitent le comportement des loups, dans le parc de Yellowstone, va-t-on parler de lupumorphisme!
L’objection anthropomorphique bloque la pensée en donnant trop aisément et à peu de frais, une échappatoire satisfaisante à l’esprit rationaliste à qui on ne la fait pas. Certains animaux, comme les grands singes ou certains oiseaux, sont capables de s’humaniser au contact de l’humain et de faire communauté avec eux, c’est-à-dire à la fois de complexifier leurs comportements et leurs compétences au contact de l’humain et de s’inscrire de façon signifiante dans des communautés humaines afin d’y avoir une place.
Comme les chats? D’une autre façon. Nous devons accepter l’idée que la nature des communautés que nous élaborons avec des animaux dépende des espèces qui y sont impliquées et des situations dans lesquelles ces relations interspécifiques se développent. Nous ne devons pas oublier de surcroît qu’à l’intérieur de telles communautés chats et chimpanzés, pour rester dans les mêmes exemples, peuvent eux-mêmes développer entre eux des relations privilégiées d’une très grande intensité.
C’est une caractéristique de l’humain dont nous n’avons pas encore pris la pleine mesure, me semble-t-il; l’homme ne se contente pas de se transformer: il transforme les animaux et leur écologie affective. Il suscite entre animaux des relations qui seraient impossibles sans sa présence. Lucy, par exemple, avait un animal de compagnie, un petit chat qu’elle traitait avec d’infinis égards.
L’anthropomorphisme est d’affirmer que mon chat se comporte comme mon fils, qu’il comprend tout ce que je lui dis, et qu’inversement j’ai accès à tout ce qu’il me raconte. Admettre que la communication entre mon chat et moi est très forte et qu’énormément de choses passent entre lui et moi, alors qu’il est difficile de dire a priori quoi, est une attitude très différente. C’est reconnaître que cette communication peut atteindre un degré de complexité problématique pour laquelle ni l’assimilation à l’humain ni le rejet pour cause d’anthropomorphisme ne constituent des solutions satisfaisantes.
Nous n’avons pas encore exploré les conséquences de cet assujettissement (c’est-à-dire sa transformation en sujet plus fort) de l’animal que nous observons en particulier dans certaines équipes scientifiques comme symptôme et condensé d’un tournant plus profond de nos cultures.
Le chercheur doit donc négocier, à l’intérieur des communautés culturelles dans lesquelles il évolue, quoi est qui et de quelle manière. Il peut montrer qu’un animal est un sujet en ce sens qu’il interprète des significations et qu’il n’est ni une machine qui réagit de façon instinctive à des stimuli extérieurs, ni une machine cognitive qui traite de l’information.
Certains animaux ne sont que sujets, comme par exemple les scarabées. D’autres sont de surcroît des individus, c’est-à-dire des sujets dotés d’une individualité opérationnelle et des représentations de soi qui en découlent. Si celle-ci n’a pas besoin de l’humain pour émerger, on parlera de sujets faibles autonomes comme avec les chimpanzés. Si ce n’est pas le cas, et si des humains doivent être impliqués dans le processus de différenciation, on évoquera plutôt des sujets faibles hétéronomes comme avec les oies de Lorenz. D’autres encore peuvent être considérés comme des personnes -c’est-à-dire des sujets hétéronomes forts, comme dans le cas des chimpanzés parlants.
L’animal acquiert alors, au contact de l’humain, une représentation de soi comme personne, c’est-à-dire comme un individu qui n’est pas seulement différent des autres mais qui a de surcroît une représentation de ce qu’il veut être et pas seulement de ce qu’il est.

Extraits d’un chapitre de L’animal singulier, de Dominique Lestel
Et une galerie de photographies animalière: il est maintenant possible d’expérimenter en métaphysique, non pas en faisant tourner les tables, comme Mr Bergson et ses amis, mais en fixant des comportements animaux (photographies et videos), ce qui donne la possibilité de les relire à des vitesses variables …