Percer le grand mystère, le mystère de l’apparition de la science …

S’il est un trait susceptible de caractériser la Renaissance, c’est le changement qui intervient dans la façon de concevoir la relation de l’homme au cosmos.

Cette citation est tirée d’un livre intitulé Science et Renaissance. Où chercher, se demande alors son auteur, les origines du changement de climat intellectuel en Europe occidentale dont procède cette nouvelle relation au cosmos? Il commence naturellement par regarder du côté du mouvement que l’on appelle le néo-platonisme de la Renaissance, mouvement issu d’un regain d’intérêt pour Platon et les philosophes platoniciens, à Florence, dans le cercle de Marsile Ficin; mais c’est pour l’écarter, le jugeant dépourvu d’intérêt pour sa recherche. Rien ne lui paraît établir que les académiciens florentins aient manifesté un quelconque intérêt pour le problème de la connaissance du monde extérieur ou de la structure du cosmos. Pourtant, c’est bien ce mouvement baptisé sans grande rigueur néo-platonisme de la Renaissance, survenu entre le Moyen Age et le XVIIéme siècle, qui devait être à l’origine d’un climat intellectuel nouveau, et de ce changement dans l’attitude de l’homme par rapport au cosmos qui allait être si lourd de conséquences.

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Peut-être la difficulté vient-elle de ce que les historiens de la philosophie nous ont en partie induits en erreur sur la nature même de ce mouvement. Envisagé sous un angle purement philosophique, le néo-platonisme renaissant peut se résumer à une sorte d’éclectisme assez vague. Mais les travaux réalisés ces dernières années ont démontré que le fond du mouvement était de nature hermétique, et reposait sur une vision du cosmos comme un réseau de forces magiques avec lesquelles l’homme peut opérer.

La figure du mage est enracinée dans le fond hermétique du néo-platonisme renaissant; et c’est le mage de la Renaissance, incarnation de cette attitude nouvelle de l’homme par rapport au cosmos, qui fut le préalable nécessaire à l’essor de la science.

Diverses connotations sont attachées au mot hermétique. On peut l’employer dans un sens vague, à propos de toutes sortes de pratiques occultes; on peut aussi l’employer dans une acception plus restreinte pour évoquer l’alchimie, considérée généralement comme la science hermétique par excellence. Cet usage imprécis du mot a eu tendance à en obscurcir la signification historique -et c’est dans cette seule signification historique que je l’emploie ici. Je ne suis pas une occultiste, ni une alchimiste, ni une quelconque sorcière. Je ne suis qu’une humble historienne, dont l’activité favorite est la lecture. Et à force de lectures et de lectures, j’ai été très frappée par un phénomène sur lequel des chercheurs en Italie, aux Etats-Unis, et autour de moi à l’Institut Warburg -ont attiré l’attention: la diffusion des textes hermétiques à la Renaissance.

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Il faut, brièvement, rappeler quelques faits. La première œuvre que Marsile Ficin traduisit en latin sur l’injonction de Cosme de Médicis ne fut pas un ouvrage de Platon, mais le Corpus Hermeticum, une collection de traités qui circulaient sous le nom d’Hermès Trismégiste. Ficin et ses contemporains étaient persuadés que cet Hermès Trismégiste avait réellement existé: ils pensaient qu’il s’agissait d’un prêtre égyptien quasi contemporain de Moïse, un prophète païen annonciateur du christianisme, qu’ils tenaient pour la source -ou l’une des sources, avec d’autres prisci theologi- du courant de sagesse très ancienne qui avait ensuite influencé Platon et les philosophes platoniciens. C’est, à mon sens, essentiellement des Hermetica qu’est issue la conception nouvelle -à la fois nouvelle et ancienne- de la relation de l’homme au cosmos propre à la Renaissance. Je vais l’illustrer brièvement à partir de deux de ces écrits hermétiques.

Le Pimandre, premier traité du Corpus Hermeticum, fait le récit de la Création; et si ce récit semble rappeler la Genèse, à laquelle Ficin le compare évidemment, il en diffère radicalement par la façon dont il raconte la création de l’homme. Le second acte de création accompli par le Verbe selon le Pimandre, après la création de la lumière et des éléments de la nature, est la création des cieux, plus précisément des Sept Gouverneurs, ou sept planètes, dont on croyait que dépendait le monde inférieur et élémentaire. Vient ensuite la création de l’homme, qui, lorsqu’il eut remarqué la création que le démiurge avait façonnée … voulut lui aussi produire une œuvre, et permission lui en fut donnée par le Père. Etant donc entré dans la sphère démiurgique, où il devait avoir plein pouvoir, les Gouverneurs s’éprirent de lui, et chacun lui donna part à sa propre magistrature.

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Gozzoli, L’arrivée des Rois Mages, détails

Que l’on compare cet Adam hermétique à l’Adam biblique, façonné avec le limon de la terre. Celui-ci a certes reçu de Dieu pouvoir sur toutes les créatures; mais lorsqu’il cherche à pénétrer les secrets de la puissance divine, et goûte au fruit de l’arbre de la Science, il commet le péché de désobéissance qui lui vaut d’être chassé du Jardin d’Eden. Dans le Pimandre, l’Homme hermétique connaît aussi une Chute, et lui aussi peut être régénéré. Mais lorsqu’il est régénéré, cet Homme hermétique reconquiert le pouvoir sur la nature qu’il possédait de par son origine divine; par une communion magico-religieuse avec le cosmos, il se retrouve en communion avec le maître du Tout: c’est la régénération d’un être qui reconquiert sa divinité. On pourrait dire que le Pimandre décrit la création, la chute et la rédemption non point d’un homme, mais d’un mage- d’un être qui porte en lui les pouvoirs des Sept Gouverneurs, et qui par là entretient avec la nature élémentaire une relation immédiate, et d’une extrême puissance.

Un autre traité hermétique, l’Asclepius connu tout au long du Moyen Age, mais dont l’influence s’est plus fortement exercée à la Renaissance, à la faveur du respect qu’inspiraient Hermès Trismégiste l’Egyptien et tous ses écrits, présente l’homme-mage en train d’opérer. Les héros de l’Asclepius sont des prêtres égyptiens sachant, nous dit-on, comment capter les influences célestes, et capables, par cette connaissance magique, d’animer les statues de leurs dieux. Quelque étranges que puissent nous paraître les opérations qu’il accomplit, c’est en tant qu’opérateur que l’homme est glorifié dans l’Asclepius. Il est désormais bien établi que Ficin s’est inspiré des passages magiques de l’Asclepius pour les pratiques magiques qu’il décrit dans son De Vita cœlitus comparanda. Et c’est par une citation de l’Asclepius qui présente l’homme comme une grande merveille que Pic de la Mirandole ouvre son Discours de la dignité de l’homme. Ce discours marque l’avènement de l’homme-mage, l’homme doué de pouvoirs qui lui permettent d’opérer sur le cosmos grâce à la magie et aux conjurations par les nombres de la Cabale.

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Ghirlandaio, La Nonne

C’est moins un champion de l’humanisme, au sens de renouveau de l’étude de l’Antiquité classique, qu’il faut voir en Pic, qu’un porte-parole de la façon nouvelle d’envisager l’homme dans sa relation au cosmos -l’homme admiré comme une grande merveille parce qu’il possède des pouvoirs pour agir sur le cosmos. Cette nouvelle approche fait apparaître Ficin et Pic sous un jour nouveau: non point d’abord comme des humanistes, ni même, à mon sens, comme des philosophes, mais comme des mages.

Si, comme je le crois, le mage de la Renaissance est l’ancêtre immédiat du savant du XVIIéme siècle, alors il s’avère que le néo-platonisme, tel que l’ont interprété Ficin et Pic, a bel et bien été le système de pensée qui, survenu entre le Moyen Age et le XVIIéme siècle, a ouvert la voie à l’émergence de la science.

Il est commode de consulter le manuel pratique de l’apprenti mage compilé par Henri Cornélius Agrippa comme un guide des différentes catégories de magie à la Renaissance. S’appuyant sur Ficin et sur l’Asclepius, recourant aussi à l’une des sources manuscrites de Ficin, le Picatrix, et à Pic de la Mirandole et Reuchlin pour la magie cabalistique, Agrippa classe les différents types de magie selon les trois mondes distingués par les cabalistes. Le monde inférieur ou élémentaire est le royaume de la magie naturelle, c’est-à-dire du maniement des forces du monde élémentaire par le maniement des sympathies occultes qui le traversent. Au monde intermédiaire ou céleste correspond ce qu’Agrippa nomme la magie mathématique. Lorsqu’un magicien suit la philosophie naturelle et les mathématiques, et qu’il connaît les sciences intermédiaires qui en procèdent -l’arithmétique, la musique, la géométrie, l’optique, l’astronomie, la mécanique- il est capable d’accomplir des prodiges.

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Bronzino

Suivent des chapitres consacrés à la numérologie pythagoricienne, à l’harmonie du monde, et à la confection des talismans. Au monde supérieur ou supra-céleste correspond enfin la magie religieuse: Agrippa traite ici des rituels magiques et de l’évocation des anges.

Cette vision magique du monde inclut un usage opératif du nombre, et fait de la mécanique une branche de la magie mathématique. Le mouvement hermétique a ainsi favorisé les véritables sciences appliquées, notamment la mécanique, que Campanella allait un peu plus tard qualifier de vraie magie artificielle. On pourrait donner de nombreux exemples de la confusion entre magie et mécanique qui prévalait alors dans les esprits. John Dee, par exemple, qualifié de grand sorcier parce qu’il s’adonnait à la magie évocatoire pour converser avec les anges, était tout aussi suspect pour avoir construit un scarabée mécanique utilisé lors d’une représentation théâtrale au Trinity College de Cambridge. Dans sa préface à la traduction des Eléments d’Euclide par Henry Billingsley, il proteste amèrement contre la réputation de sorcellerie que lui ont valu ses talents dans le domaine de la mécanique:

… A cause de Prouesses & d’Effets merveilleux conçus & accomplis par des moyens Naturels, Mathématiques & Mécaniques, faut-il qu’un honnête Savant & Modeste Philosophe Chrétien se fasse traiter de Sorcier, & soit considéré comme tel?

Il ne fait pourtant aucun doute que pour Dee, ses opérations mécaniques, accomplies par un usage du nombre approprié au monde inférieur, relevaient de la même vision du monde que ses efforts pour évoquer les anges grâce à la numérologie des cabalistes. Celle-ci constituait pour lui l’usage le plus élevé et le plus sacré du nombre -l’opération par le nombre dans le monde supra-céleste.
Ainsi le cadre de pensée dont Agrippa trace les contours insolites dans son De Occulta Philosophia a-t-il contribué à sa façon au développement des sciences mathématiques et mécaniques dont le XVIIéme siècle allait voir le triomphe.

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Antonello

C’est bien sûr la redécouverte d’anciens écrits scientifiques, en particulier ceux d’Archimède, qui a stimulé ce progrès; mais sur ce point même, la mentalité hermétique a pu jouer un rôle qui n’a pas encore été analysé. On croyait que l’Égypte avait été le berceau des sciences mathématiques et mécaniques; le culte de l’Égypte et de son grand oracle, Hermès Trismégiste, a pu contribuer à l’intérêt passionné qui s’est porté sur ces écrits scientifiques récemment redécouverts. Je n’en donnerai qu’un exemple.

En 1589 paraissait à Venise un volumineux ouvrage de Fabio Paolini intitulé Hebdomades. A propos des statues magiques décrites dans l’Asclepius, Paolini fait cette remarque: On peut rapporter cela à l’art mécanique et à ces machines que les grecs appellent automata, dont a traité Héron. Paolini place ici sur le même plan les statues décrites par Hermès Trismégiste dans l’Asclepius, ces statues que les magiciens égyptiens possédaient le secret d’animer, et le traité des automates où Héron d’Alexandrie expose les dispositifs mécaniques et pneumatiques grâce auxquels on peut faire se mouvoir et parler les statues dans les théâtres ou dans les temples. Mais Paolini n’entend nullement démystifier les statues magiques de l’Asclepius en les présentant comme de simples mécanismes: en effet, il rapporte ensuite respectueusement que selon Trismégiste, les Égyptiens savaient composer leurs statues avec de certains matériaux terrestres pour y introduire des âmes de démons. Il y a dans son esprit une confusion élémentaire entre la mécanique comme magie et la magie comme mécanique, qui l’amène à accorder aux technologies exposées par Héron d’Alexandrie un intérêt fasciné. Pareils rapprochements peuvent aider à comprendre d’autres passages de l’Hebdomades: Paolini y explique que la production du mouvement dans des matériaux rigides et récalcitrants ne saurait s’accomplir sans l’aide de l’anima mundi, âme du monde à laquelle il attribue par exemple l’invention des horloges.
Ainsi, même le mécanisme d’horlogerie -qui allait devenir le symbole suprême de l’univers mécaniste instauré dans la première phase de la révolution scientifique- avait été intégré à l’univers animiste de la Renaissance, par le biais d’une interprétation magique de la mécanique.

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Bronzino

Entre toutes les grandes figures de la Renaissance saluées comme des initiateurs de la science moderne, l’une des plus grandes est celle de Léonard de Vinci. Nous partageons tous l’idée commune selon laquelle Léonard fut un précurseur, qui rejeta tout à la fois l’autorité de la scolastique et celle d’un certain humanisme rhétorique pour leur opposer l’expérimentation pratique associée aux mathématiques. Dans deux essais consacrés à Léonard, le professeur Eugenio Garin soutient que Vasari pourrait être plus près de la réalité quand il présente ce grand artiste comme un mage, un homme divin. Léonard, note Garin, cite Hermès le philosophe, et il définit une force comme une essence spirituelle. Selon Garin, la force spirituelle telle que Léonard la concevait avait peu à voir avec la mécanique rationnelle, tandis qu’elle entretenait d’étroites relations avec le thème hermétique et ficinien de la vie et de l’âme universelles. Si c’est finalement dans la tradition hermétique de la Renaissance qu’il faut ranger Léonard de Vinci, si le vif intérêt de cet artiste divin pour la technique n’est pas exempt de préoccupations magiques et théurgiques, si ses recherches mathématiques et mécaniques sont sous-tendues par une conception animiste de l’univers, sa stature de génie n’en serait en rien diminuée. Nous devons nous défaire de l’idée selon laquelle déceler des influences hermétiques chez telle ou telle grande figure de la Renaissance reviendrait à la dénigrer. Les extraordinaires réalisations de Léonard seraient une preuve de plus de l’élan puissant que l’hermétisme a donné à une nouvelle vision du monde: elles démontreraient que le fond hermétique du néo-platonisme renaissant a été à l’origine d’un mouvement dont les grands mages de la Renaissance ne représentent que la première étape.

J’aimerais arriver à convaincre les personnes de bon sens, en particulier les historiens, de faire entrer dans leur vocabulaire le terme rosicrucien. Il est connoté négativement, à cause de l’emploi incontrôlé qu’en ont fait les occultistes prétendant établir l’existence, retracer l’histoire et identifier les membres d’une société secrète ou d’une secte se disant rosicrucienne. Même s’il est important de passer au crible d’une critique minutieuse les arguments pour et contre l’existence d’une véritable société rose-croix, j’aimerais employer ici l’adjectif rosicrucien en laissant complètement de côté la question de la société secrète. On utilise, de façon assez vague, le terme de baroque pour caractériser un certain type de sensibilité et d’expression artistique, sans impliquer le moins du monde qu’il existait des sociétés secrètes de baroquistes propageant secrètement une mentalité baroque. Je propose que l’on emploie l’adjectif rosicrucien de façon analogue, pour qualifier un certain style de pensée historiquement repérable, sans se demander si les penseurs de style rosicrucien faisaient ou non partie d’une société secrète.

Anonyme

Il serait fort utile de pouvoir employer rosicrucien dans ce sens: le terme servirait ainsi à caractériser toute une phase de la tradition hermétique dans son rapport à la science. On pourrait distinguer à grands traits deux phases de ce genre, définies de la façon suivante.

A la Renaissance, le mage entretient d’étroites relations avec l’expression artistique: à cette époque, la peinture et la sculpture confinent au talisman, la poésie et la musique s’allient à l’incantation. Sans rompre complètement avec ces pratiques, le rosicrucien se tourne davantage vers la science, une science mêlée de magie. Ainsi, bien qu’il soit issu en droite ligne de la tradition hermétique de la Renaissance, comme les mages de l’époque antérieure, il lui arrive d’infléchir cette tradition dans des directions un peu différentes, ou d’en faire ressortir de nouveaux aspects. Il accorde une grande importance à tout le courant de l’alchimie et de la médecine paracelsiennes (elles-mêmes stimulées, à l’origine, par des influences ficiniennes): le rosicrucien est souvent, peut-être même toujours, fortement influencé par Paracelse. Dans sa phase tardive, rosicrucienne, la tradition hermétique s’imprègne d’idéaux philanthropiques, peut-être sous l’effet de cette influence paracelsienne. Enfin, la situation du rosicrucien au sein de la société est moins sûre, plus risquée que celle des mages dans la période précédente. Il y a toujours eu des dangers: Ficin s’est prudemment appliqué à esquiver, Pic de la Mirandole n’y a pas échappé. Mais par suite de la dégradation de la situation politique et religieuse en Europe, et des vives oppositions que la magie suscite dans les pays tant catholiques que protestants, le rosicrucien semble plus menacé que ne l’ont été les mages. Certains de ceux-ci se sont plutôt épanouis dans l’atmosphère des premiers temps du néo-platonisme renaissant: ils avaient le sentiment d’être en phase avec leur époque. Un artiste comme Léonard de Vinci, un poète comme Ronsard peuvent illustrer le relatif épanouissement qu’ont connu certaines de ces grandes figures marquées par le fond hermétique du néo-platonisme. Le rosicrucien, quant à lui, est porté au délire de persécution. Bien qu’il soit en général d’un tempérament profondément religieux, il évite de prendre parti pour aucun des courants religieux de son temps, ce qui fait qu’il passe pour athée aux yeux de tous, cependant que sa réputation de magicien inspire la crainte et la haine. Qu’il appartienne ou non à une société secrète, le rosicrucien est enclin au secret: c’est pour lui une nécessité. Son expérience de la vie l’a conforté dans la croyance hermétique selon laquelle les vérités les plus profondes ne sauraient être révélées à la multitude.

Justus Sustermans, Galilée, vers 1640

Dans le manifeste publié en Allemagne en 1614 par la prétendue Fraternité de la Rose-Croix, les caractéristiques de ce que j’appelle le mode de pensée rosicrucien sont nettement perceptibles. On y lit que les frères rose-croix possèdent les livres de Paracelse, et qu’ils se vouent à une activité toute philanthropique: soigner les malades, et ce à titre bénévole. Toujours selon ce manifeste, le fondateur de la Fraternité aurait pris les bases de sa vision du monde et de ses activités dans la Magia et la Cabala -un mode de pensée qu’il jugeait favorable à l’harmonie du monde entier. Le manifeste exprime le vœu d’une collaboration plus étroite entre magiciens-savants. Les sages, écrit le rédacteur, se communiquaient les uns aux autres leurs découvertes dans les domaines de la mathématique, de la physique et de la magie; et il émet le souhait qu’une telle collaboration s’établisse entre mages, cabalistes, médecins et philosophes d’Allemagne. Que ce manifeste émane réellement ou non d’une société secrète, il expose un programme de type rosicrucien: dévotion à la magie et à la cabale, mélange de recherches magiques et scientifiques, médecine paracelsienne.

Les utopies de la Renaissance présentent de nombreuses traces d’influences hermétiques; on peut même en discerner, me semble-t-il, dans l’œuvre fondatrice de Thomas More. La Cité du Soleil de Campanella, que son auteur commença d’écrire en prison, à Naples, dans les premières années du XVIIéme siècle, est une cité utopique gouvernée par des prêtres rompus à la magie astrale, qui savent comment préserver la santé et le bonheur de leur peuple par la connaissance qu’ils ont des moyens d’attirer les influences astrales bénéfiques. Il s’agit au fond d’un usage philanthropique de la science magique, même si son application est quelque peu arbitraire. Les Solariens s’intéressent beaucoup, de façon générale, à la magie et à la science appliquées; ils encouragent les inventions scientifiques, qui doivent toutes être mises au service de la communauté. Ils vivent en bonne santé, et sont habiles en médecine -une médecine de type ficinien ou paracelsien. Je rattacherais La Cité du Soleil à la phase tardive, rosicrucienne, du mouvement hermétique.

Bronzino, Le Passage de la Mer Rouge, détail

Quand, après de semblables lectures, on en revient à une utopie beaucoup plus connue, La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon (composée en 1624), il est impossible de ne pas y reconnaître quelque chose de la même atmosphère. La Nouvelle Atlantide est régentée par de mystérieux sages qui veillent à ce que les citoyens vivent en harmonie avec le cosmos. Dans cette utopie tardive, la sagesse traditionnelle s’oriente de plus en plus vers la recherche scientifique collective, visant à l’amélioration de la condition des hommes. Il faut cependant relever des différences significatives avec les premières utopies rosicruciennes que j’ai évoquées: les prêtres de la Nouvelle Atlantide ne pratiquent pas la magie astrale, ils ne sont pas vraiment des mages; les institutions scientifiques de la cité s’approchent de ce que sera un peu plus tard la Royal Society. Mais il me paraît évident que la Nouvelle Atlantide s’enracine dans la tradition hermétique et cabalistique de la Renaissance, même si celle-ci connaît une forme de rationalisation conforme à l’orientation générale du XVIIéme siècle. Le mage a fait place au rosicrucien, et à son tour le rosicrucien fait place au savant; mais la transition ne s’accomplit que de façon très progressive.

Francis Bacon est, à mon sens, une de ces figures mal comprises dont la place dans l’histoire a été faussée par certains historiens des sciences et de la philosophie, qui n’ont vu en lui, ainsi qu’en quelques autres, que des précurseurs de ce qui allait suivre, sans considérer leur enracinement dans le passé. Le seul ouvrage moderne consacré à Bacon qui me paraît adopter une approche historique juste est le Francesco Bacone de Paolo Rossi, publié en Italie en 1957. Le sous-titre en est significatif: Dalla magia alla scienza. Rossi commence par évoquer à grands traits la tradition hermétique de la Renaissance, et note que l’insistance de Bacon sur l’importance des techniques ne saurait être dissociée de cette tradition, qui mêle inextricablement magie et technique. Il relève certains aspects de la philosophie de Bacon marqués par l’animisme de la Renaissance, et fait valoir que les deux idées fortes sur lesquelles se fonde la position de Bacon -la conception de la science comme un pouvoir, comme une force capable d’agir sur la nature et de la transformer, et la conception de l’homme comme l’être qui a été investi de la capacité de développer ce pouvoir- dérivent toutes deux, de façon assez reconnaissable, de l’idéal du mage de la Renaissance.

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L’étude de Bacon requiert la pleine connaissance de son enracinement dans la tradition hermétique de la Renaissance, insiste Rossi -tout en soulignant qu’une telle approche, si elle n’amoindrit nullement la grande importance de Bacon dans l’histoire des idées, devrait permettre aux historiens de faire ressortir et d’analyser la position qu’il y occupe réellement. Pour Rossi, l’extrême importance de Bacon tient surtout à son insistance sur la nature collective du travail scientifique, et sur le fait que l’avancement de la science ne dépend pas du seul génie individuel, mais de la mise en commun des efforts de nombreux chercheurs. Il souligne, et ce second point est lié au précédent, les attaques de Bacon contre l’usage du secret si profondément ancré dans l’ancienne tradition: celui qui fait œuvre scientifique ne doit pas voiler son savoir sous d’impénétrables énigmes, il doit le communiquer ouvertement à ceux qui sont engagés dans le même travail que lui. Rossi relève enfin la réticence de Bacon envers l’illuminisme et les prétentions des mages à la connaissance des secrets divins; ce n’est pas par ce genre de déclaration présomptueuse que l’on peut approcher la nature, insiste Bacon, c’est en recourant avec humilité à l’examen et à l’expérience.

Il faut étudier Bacon comme un rosicrucien, mais un rosicrucien d’un type nouveau, dont la mentalité s’est réformée dans le sens indiqué par Rossi: un rosicrucien renonçant au secret pour devenir un savant coopérant ouvertement avec d’autres savants au sein de la future Royal Society; un rosicrucien renonçant également à la prétention d’incarner l’homme divin que célèbre la tradition hermétique en glorifiant la figure du mage, de l’illuminé, pour adopter l’attitude humble d’un observateur, d’un expérimentateur. Un point intéressant est à noter ici: l’humble retour à la nature par l’observation et l’expérimentation prôné par Bacon revêt un caractère moral; cette attitude s’oppose sciemment à l’orgueil du mage de la Renaissance, cet orgueil confinant au péché qui lui faisait prétendre posséder des connaissances et des pouvoirs divins.

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Et cependant, la défiance de Bacon envers le type du philosophe-mage ou du savant-mage s’inscrit elle-même dans un curieux contexte. Bacon, Rossi l’a souligné, concevait son projet d’instauratio magna des sciences comme un retour de l’homme à ce pouvoir sur la nature dont Adam était investi avant la Chute, mais que le péché lui a fait perdre. Par le péché d’orgueil, Aristote et les philosophes grecs dans leur ensemble ont perdu le contact immédiat avec la vérité naturelle; et dans un passage significatif, Bacon souligne que ce péché d’orgueil s’est répété dernièrement, avec les extravagances des philosophes animistes de la Renaissance.

Les élucubrations orgueilleuses des mages de la Renaissance représentent pour Bacon une sorte de seconde Chute, qui a faussé encore un peu plus le rapport de l’homme à la nature. C’est seulement par les humbles méthodes d’observation et d’expérimentation de la Grande Restauration que ce péché d’orgueil récemment renouvelé sera rédimé; il en résultera, en récompense, une nouvelle rédemption de l’homme dans sa relation à la nature.

Ainsi, la réaction même de Bacon contre les mages, apparemment en faveur d’une conception plus moderne du savant, est encore sous-tendue par un étrange mysticisme cosmique. Bien qu’il semble que l’attitude de Bacon consiste à détrôner l’Adam hermétique, l’homme divin, sa conception de l’Adam biblique régénéré et appelé à entretenir avec la nature, après la Grande Restauration des sciences, un rapport nouveau, plus immédiat et plus puissant, cette conception semble nous ramener dans une atmosphère après tout guère différente de celle dans laquelle le mage vivait et évoluait.

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Cornélius Agrippa le répète en effet: c’est le pouvoir sur la nature perdu par Adam en commettant le péché originel que l’âme purifiée du mage illuminé saura reconquérir. Bacon rejetait Agrippa avec mépris; pourtant, son ambition d’un pouvoir sur la nature et son mysticisme adamique étaient déjà tous deux présents dans les aspirations du grand magicien -à ceci près que pour Bacon, la prétention du mage à l’illuminisme constitue en soi une nouvelle Chute par orgueil. Les admirateurs de Bacon ont souvent été intrigués par son rejet de l’héliocentrisme copernicien, tout comme des travaux de William Gilbert sur l’aimant. Je voudrais suggérer que ces théories ont pu paraître à Bacon trop étroitement liées à certaines formes outrancières de magie et de philosophie animiste, ou par trop semblables aux idées orgueilleuses et fallacieuses de quelque mage.

Il nous faut constamment prendre garde à ne pas donner l’impression de vouloir jeter le soupçon sur ces figures majeures lorsque nous révélons chez elles des affiliations insoupçonnées à la tradition hermétique. De telles découvertes n’enlèvent rien à leur grandeur; mais elles démontrent l’importance de la tradition hermétique à la Renaissance comme antécédent immédiat de l’émergence de la science.

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On en a l’exemple avec Giordano Bruno, à qui j’ai consacré tout un livre. Bruno a longtemps été salué comme le philosophe de la Renaissance qui avait brisé le carcan de la pensée médiévale, abandonnant la conception archaïque du cosmos pour l’héliocentrisme copernicien et la vision d’un univers infiniment étendu; il s’est révélé être un mage égyptien d’un type extrême, tout imprégné des écrits hermétiques. Sa vision d’un univers infini régi par les lois de l’animisme magique, sur lesquelles le mage fonde ses opérations, n’est pas une vision médiévale, ou rétrograde: elle est bel et bien avant-courrière de la vision du XVIIe siècle, mais s’exprime encore dans un cadre de pensée propre à la Renaisance. Comme j’ai essayé de le montrer, même le développement des mathématiques et de la mécanique, qui a rendu possible les progrès du XVIIe siècle, a pu être favorisé à ses débuts par des influences hermétiques.

Peut-être convient-il d’envisager l’émergence de la science moderne comme un processus en deux phases: la première est la phase hermétique, ou magique, de la Renaissance, reposant sur une philosophie animiste; la seconde correspond au développement, au XVIIe siècle, de la première période, dite classique, de la science moderne. On devrait à mon sens étudier ces deux mouvements en les corrélant: graduellement, la seconde phase a estompé la première, processus que fait bien apparaître la double approche consistant à déceler des préfigurations de la seconde phase.

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Je me suis souvent colletée avec le De Harmonia Mundi de Francesco Giorgi, et L’Harmonie universelle de Marin Mersenne. L’Harmonie du Monde de Giorgi est saturée d’influences hermétiques et cabalistiques; le franciscain qui en est l’auteur était un disciple direct de Pic de la Mirandole. Ce gros volume présente le développement, selon la tradition hermétique et cabalistique de la Renaissance, du très ancien thème de l’harmonie du monde. Mersenne, lui, est un religieux du XVIIéme siècle ami de Descartes. Tout comme Bacon l’a fait dans son domaine, il s’en prend au vieux monde de la Renaissance pour le liquider: son Harmonie universelle n’aura rien à voir avec l’anima mundi, ni avec Francesco Giorgi qu’il critique sévèrement. Les mathématiques remplacent la numérologie dans l’univers harmonique de Mersenne; la magie en est bannie; on est entré dans le XVIIéme siècle. Le processus selon lequel Mersenne supplante Giorgi mis au ban est à peu près parallèle au processus selon lequel Bacon supplante la figure du mage.

C’est peut-être dans ces transitions entre la Renaissance et le XVIIéme siècle que l’on pourra en quelque manière percer le grand mystère -le mystère de l’apparition de la science.

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Il serait absurde, évidemment, de suggérer que les textes hermétiques et l’interprétation qu’en a donnée Ficin ont été les seules causes du mouvement. Il n’ont été que des facteurs, mais des facteurs déterminants, dans la propagation d’un nouveau climat dans une opinion européenne toute prête à accepter des modes de pensée magico-religieux et magico-scientifïques. Le néo-platonisme proprement dit favorisait ce climat, tandis que les traditions médiévales du même type reprenaient vie. Si l’on incorpore à cette tradition le renouveau du platonisme, avec l’intérêt pythagorico-platonicien pour les nombres qui lui est associé; l’épanouissement des théories de l’harmonie du monde conjointement induites par ce platonisme pythagorique, par l’hermétisme et par le cabalisme; l’intérêt accru pour l’astrologie, qui a favorisé les véritables recherches astronomiques; et si l’on ajoute à tout ce courant d’influences entrecroisées le développement de nouvelles formes d’alchimie, il est, je crois, impossible de nier que ce sont ces forces issues de la Renaissance qui ont orienté les esprits dans la direction où la révolution scientifique allait poindre. C’est cette tradition qui a renversé Aristote au nom d’un univers unifié, sous-tendu par une seule loi, la loi de l’animisme magique. C’est cette tradition qui a affronté l’humanisme rhétorique et littéraire, alors florissant et dominant. C’est cette tradition qui a ouvert la voie au triomphe du XVIIe siècle.

Il serait éclairant de distinguer deux phases dans la révolution scientifique: la première correspondant à un univers animiste sur lequel on agit par des opérations magiques, la seconde à un univers mathématique, sur lequel on agit par des procédés mécaniques. Enquêter sur ces deux phases, et sur leur interaction, constituerait peut-être une approche plus fructueuse des problèmes dont traite la science d’aujourd’hui que celle qui se concentre uniquement sur le triomphe du XVIIe siècle.

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L’hermétisme et la science moderne, Editions Allia, extraits