La lune apparut dans le ciel avant qu’il eût atteint les arbres. Sa lueur blonde se leva derrière lui et coula lentement sur la plaine. Il entra dans la nappe de brume qui flottait au-dessus de l’étang: elle était toute blanche à présent, d’une pâleur froide et pure qui semblait attirer à elle la clarté de la lune montante. Il allait d’un trot allongé, la tête haute.
Le vent de la nuit ne s’était pas levé. L’air était calme, tout l’espace silencieux. Il n’entendait que le bruit régulier de ses sabots heurtant la terre. Douce terre des champs labourés, moiteur grasse des sillons ouverts: l’odeur de terre que soulevaient ses foulées lui entrait loin dans les naseaux. Il traversa la pointe de la jonchère, et ce fut le bruissement des hautes tiges, leur glissement frais le long de ses jambes, bientôt l’odeur de l’eau dormante, son clapotis sous ses sabots.
La brume s’accrochait à la pointe des joncs. Elle s’entrouvrit à son côté, dégagea tout entière la surface libre de l’étang: et ce fut alors, sur son flanc, une grande clarté paisiblement étale, une lumière de ciel sur la terre. Tout cela senti, respiré, entrevu au fil de sa course. Et sa course même était joie, une chaleur de mouvement qui coulait à travers son corps, qui plongeait sans cesse en avant dans la fraîche et profonde nuit. Il remonta et sortit de la brume. La lune, plus haute et plus blanche, faisait courir son ombre devant lui. Quelques foulées encore, et ses naseaux humèrent l’odeur de la forêt, ses pieds foulèrent les premières broussailles, une touffe d’ajoncs lui piqua les genoux. Son corps chaud, soulevé en avant par le même trot amplement balancé, plongea dans l’épaisseur des arbres.
Et les branches le touchèrent au passage, une longue et longue caresse de feuilles parmi les glissantes taches de lune. Il ne connaissait pas les parages de la forêt où il venait de pénétrer. Mais sa course n’y hésitait point, allait tout droit sous le couvert, traversait les taillis, les futaies, dévalait de longues pentes au sol doux, franchissait des allées qu’agrandissait le clair de lune, puis remontait au flanc des combes et de nouveau perçait dans l’épaisseur des taillis broussailleux.

Aux Cercœurs, il entendit le raire lointain de l’autre mâle. Il releva un peu la tête, sans s’arrêter, et jeta son brame dans la nuit. Une pineraie, tout à coup, alourdit sur lui ses ténèbres. Le sol feutré d’aiguilles assourdissait le battement de ses pas. Un autre battement, plus profond, martela l’élan de sa course: et il sentit au fond de sa poitrine les chocs appuyés de son cœur.
Il sortit de la noire pineraie, vit devant lui les premiers hêtres. Ce n’était pas encore ceux des Orfosses, mais il les reconnaissait. La clarté de la lune frangeait leurs fûts du même côté. C’était bien les mêmes beaux arbres, puissants et sveltes, dont l’écorce lisse et mouillée luisait un peu sur le bord de sa courbe. Certains restaient dans la pénombre, se fondaient tout entiers dans la pâleur vague de la nuit; mais la plupart en émergeaient, à la fois plus obscurs et plus clairs, lisérés de ce fil bleuâtre qui paraissait ruisseler de leurs branches et couler le long de leur flanc.
Au carrefour de la Bouverie, d’un seul coup, il reconnut les chemins et les arbres, la montée de l’allée qui grimpait vers les Mardelles, le moutonnement des petits rouvres que dominait la cime du Chêne Rond, les brandes rugueuses, les hautes fougères aux palmes étalées. Il s’arrêta au bord du carrefour, leva le mufle en renversant la tête; et de nouveau, à pleine poitrine, il poussa vers la lune un brame interminable qui fit trembler au loin la nuit.
L’autre mâle aussitôt répondit, beaucoup plus près que tout à l’heure. Lui aussi, à travers la forêt, devait trotter vers les Orfosses. Le Rouge reprit sa course, bondissant sur l’allée des Mardelles. Son cœur battait maintenant avec une violence tumultueuse, le sang poussait sa houle dans sa chair en longues vagues qui le brûlaient. Sous les rouvres, il dut s’arrêter: la fièvre qui montait en lui l’oppressait par moments si fort que ses jambes se mettaient à trembler et que ses regards se brouillaient. Alors il respirait longuement et se remettait à bramer, poussant sa voix avec une fureur douloureuse, comme si la force de son cri eût pu entraîner hors de lui ce poids de sang qui l’étouffait.
L’autre brame lui répondait toujours. Le mâle qui courait dans les bois demeurait encore invisible; mais sa course, à travers la Bouverie, les Mardelles ou le Chêne Rond, doublait de près celle du Rouge et descendait vers les Orfosses Mouillées.

Tous deux devaient trotter presque parallèlement, suivant la même route et répondant au même appel qui passait dans le vent de la nuit. Il venait de se lever: une brise d’ouest égale et lente, dont l’haleine était froide et pourtant toute chargée d’odeurs tièdes. C’était la grande fermentation d’automne, les volves qui crevaient en soulevant l’humus et les feuilles, une saveur de miel qui flottait autour d’une linaire, le dernier bouillonnement, dans les racines des arbres et dans les chevelis de l’herbe, des sèves qui vont bientôt tarir.
Les deux mâles, à présent, allaient trottant à si peu de distance que chacun d’eux pouvait entendre le bruit de la course de l’autre. Mais ils n’essayaient point de se rapprocher davantage. Ils continuaient d’aller l’un et l’autre, s’arrêtant presque ensemble et repartant bientôt du même trot. Ni l’un ni l’autre ne bramait plus qu’à de très rares intervalles. Autour d’eux, la nuit lunaire se taisait à l’infini. Toutes les fois qu’ils s’arrêtaient, le silence devenait si profond que la seule chute d’un gland, rebondissant de branche en branche, retentissait longuement dans l’immobile pureté de l’air.
Et tout à coup, droit devant eux, très loin, ce fut la voix d’un troisième mâle, puis une autre et encore une autre. Ils traversèrent une dernière allée, entrèrent ensemble dans l’enceinte des Orfosses. C’était maintenant la haute futaie, l’élan des grands fuseaux de hêtres qui jaillissaient de la même souche, une colonnade profonde, traversée de rayons et de souffles.
Le Rouge, parfois, voyait passer entre les arbres la silhouette glissante de l’animal qui l’accompagnait: un cerf aux lignes sèches et déliées, très grand, très sombre de pelage, évidemment un vieux mâle redoutable, aux bois semés d’andouillers nombreux. Un moment, dans une flaque de lune, il apparut en pleine clarté, et le Rouge le reconnut: c’était le cerf Pèlerin, le voyageur des nuits d’octobre, qui cette année encore, à travers des lieues de pays, revenait vers les étangs où l’attendaient les biches des Orfosses.

La peur courut sous les poils du daguet. Mais le Pèlerin suivait sa route comme s’il eût été seul sous les hêtres, et, quand il bramait dans sa course, il tendait le mufle droit devant, du côté où les autres mâles criaient là-bas près des étangs.
Le Rouge, ainsi que le Pèlerin, s’était raidi: ses longues jambes, tous les muscles tendus, cou oblique, les naseaux juste au bord de l’ombre. Au-dessus d’eux, les derniers arbres la lisière dessinaient en plein ciel leurs silhouettes noires et précises. Il y avait un grand pin sylvestre dont les branches inclinaient leur courbe, et chaque aiguille était distincte à la pointe de chaque branche immobile. A peine plus loin, la forme d’un bouleau déjà se fondait à demi dans la transparence de la nuit; elle semblait elle-même translucide, et pourtant son épaisseur feuillue se détachait nettement sur le ciel: un arbre bleu de lune, sans attaches avec la terre, qui paraissait flotter comme un îlot de rêve sur la brume pâle des étangs.
Le Rouge et le Pèlerin regardaient la nuit devant eux, les arbres bleus, la brume blanche, et plus loin, à travers la brume, un miroir d’eau fluidement étalé, où le vaste reflet du ciel exaltait encore sa clarté. Debout dans l’ombre, ils sentaient leur mutuelle présence.
Le Rouge, depuis longtemps, n’avait plus peur du grand cerf voyageur: c’était comme si leur course dans la nuit avait jeté de l’un à l’autre les liens d’une obscure amitié. Tous deux accouraient de très loin, le Pèlerin du pays mystérieux où se cachait sa vie solitaire, le Rouge de plus loin encore, des profondeurs d’un pays plus sombre.

Et maintenant ils étaient arrivés. Ils regardaient la clairière lumineuse, le miroir calme de l’étang. Et leurs regards, déjà, s’étaient fixés sur le même point de l’étendue, de petites taches presque immobiles que pourtant l’on sentait vivantes: car elles venaient de se lever au-dessus de la nappe de brume, elles grandissaient sur l’écran de l’eau. Les deux bêtes aux aguets voyaient maintenant des échines qui bougeaient, des cous dressés, des fronts rameux. La nuit, depuis un long moment, avait recouvré son silence. On pouvait entendre à présent, une à une, les feuilles du bouleau qui se détachaient de ses branches. Les deux mâles, toujours debout et tendus à la lisière, respiraient profondément, et leur souffle émouvait la nuit.
Tous deux songeaient à des combats dont la violence les enfiévrait ensemble, mais où chacun avait déjà choisi l’adversaire qu’il allait défier. Le Pèlerin se souvenait des vieux dix cors de la harde, et ses yeux fixés devant lui cherchaient à reconnaître leurs grands bois aux larges couronnes. Le Rouge ne savait pas encore; et pourtant son désir de bataille, entre tous les cerfs des Orfosses, appelait un rival qui fût de tous le plus redouté, une bête puissante, au corps massif, aux andouillers durs et sournois. Des souvenirs s’éveillaient dans sa chair, la pesée rugueuse d’une épaule qui le bousculait lourdement, la douleur d’une pointe qui venait lui meurtrir le flanc; et sa fureur montait à gros bouillons, lui poussait dans la gorge un brame qu’il ne refrénait déjà plus.
Ce fut lui qui réa le premier: d’abord un meuglement très bas, presque indistinct, qui s’éleva en un long mugissement, de plus en plus fort et strident, pour se briser soudain et laisser au lointain de l’espace trembler l’écho de sa clameur. Presque aussitôt le Pèlerin brama, d’une voix plus formidable encore. Et les autres, là-bas, tout noirs au-dessus de la brume, répondirent à leur défi.

L’instant d’après, le Rouge trottait sur la pelouse, bondissant au-devant de la harde. Les mâles s’en étaient détachés, lui faisaient front. Il s’arrêta, criant encore, labourant la terre du sabot, donnant des dagues dans les mottes d’herbe. Quand il releva la tête, il vit le groupe des biches serrées les unes contre les autres, au bord de l’eau. Elles se tenaient en plein dans la lumière du clair de lune, des coulées argentées ondulaient de leurs échines. Le Rouge reconnut la tache blanche qui marquait l’une d’elles à la gorge, le cou flexible de la Longue, les jambes frémissantes de l’Aile. Et il se rua, la tête basse, contre le premier mâle qui se portait à sa rencontre.
Leurs fronts s’entrechoquèrent durement, avec un bruit aussi retentissant que le heurt d’un marteau sur une planche. Au même instant, le Pèlerin chargeait aussi, affrontait l’Épi-Noir dans un craquement de ramures emmêlées. Si furieux venait d’être l’élan des deux voyageurs que chacun de leurs adversaires avait fléchi au premier choc. Le Rouge, un instant dégagé, reprit souffle pour une nouvelle attaque. Devant lui, l’autre cerf grattait le sol en meuglant sourdement.
Il faisait face au clair de lune, et le Rouge reconnut le Brèche-Pied, son compagnon des folles nuits de printemps, si grand maintenant, la tête sommée de bois fourchus. Une déception glissa dans sa poitrine: ce n’était pas là l’ennemi dont il avait espéré la rencontre. Mais le besoin physique de vaincre, la vue des biches à quelques pas, la joie même d’être où il était, sur la pelouse des Orfosses Mouillées, parmi les bêtes de la harde natale, celle de se mesurer avec son ancien camarade, vrais cerfs tous deux et non plus verdets, emportèrent son regret dans une recrue de sauvage ardeur. Et il s’élança de nouveau, à pleine force, soulevé par une fougue délirante où l’ivresse de sa liberté ne faisait plus qu’un désormais avec la fièvre de son rut.

Cernunnos
Pendant quinze jours, il tint la muse près des étangs. L’Aile s’était écartée avec lui; le Brèche-Pied, vaincu à deux reprises, n’osait plus se rapprocher d’eux. Avant la fin de la semaine, il était las de la jeune biche dont les caresses l’importunaient. Couché dans les fougères, c’était à peine s’il la regardait encore, fidèlement allongée près de lui, tournant vers lui sans cesse ses beaux yeux tendres et doux.
Mais vint un autre soir, où les rafales enragées du vent d’ouest soufflaient encore à travers le ciel, où de grandes nuées flagellées galopaient à la cime des arbres.
Son inquiétude le reprit, et il quitta la Biche Longue ainsi qu’il avait quitté l’Aile. Les branches craquaient aux hurlements du vent. La clameur des mâles s’était tue, le Pèlerin même avait cessé de raire. Le Rouge entra dans la futaie, cherchant toujours le vieux cerf invisible. Maintenant que la fièvre du rut ne battait plus dans ses artères, il savait mieux pourquoi il le cherchait. Au cours de la dernière nuit, il avait vu passer tout près l’Oreille-Coupée et le Brèche-Pied sans que la jalousie le fît bouger de sa reposée. Et voici que pourtant il courait de nouveau dans la nuit, anxieux de se battre encore, les muscles chauds et comme tuméfiés par une violence mauvaise qui exigeait de se déchaîner. Pendant des heures, infatigable, il battit la futaie et fourragea dans les taillis. Mais les Orfosses étaient assez vastes pour dérober à toute recherche un vieux mâle habilement recelé. Le soir même où le Rouge, en même temps que le Cerf Pèlerin, était arrivé aux étangs, le Vieux avait quitté le rut et pris secrètement son buisson.

Vers la mi-nuit, comme le grand daguet touchait la lisière des Mardelles et débouchait sur l’allée montante, une déchirure des nuages laissa couler sur la pâleur du sable une vague traînée de lumière. Et, dans cette éclaircie rapide, le Rouge vit une ombre muette, fantomatique, qui franchissait l’allée et s’enfonçait dans les Mardelles. Il se mit à courir sur sa trace, et bientôt l’aperçut de nouveau qui s’éloignait entre les arbres. Elle s’effaçait et reparaissait tour à tour, selon que les nuages et le vent obscurcissaient ou dégageaient le ciel. Le Rouge força l’allure, la gagna peu à peu de vitesse. Et, quand il fut enfin près d’elle, il reconnut le Pèlerin solitaire, qui abandonnait les Orfosses et repartait sur ses routes nocturnes. Sans oser l’approcher davantage, le Rouge le suivit au travers de la forêt. Le grand cerf noir était sous le vent; chaque sursaut de la bourrasque devait lui apporter l’odeur de son jeune compagnon. Il le savait donc derrière lui mais, sans se retourner jamais, il continuait d’aller du même trot long et régulier. Et le Rouge le suivait toujours, se sentant désormais accepté, heureux de cette course sans fin qui l’entraînait vers l’inconnu.
Comme le soir de leur arrivée, ils traversèrent toutes les Mardelles, puis la Bouverie, puis les Cercœurs. Le Rouge maintenait sa distance. Une paix étrange se faisait dans son corps, une sorte d’oubli merveilleux qui l’emportait dans la nuit sans rives, du côté même où le vol des nuages s’échevelait par-dessus l’horizon.

Pourtant, quand le Pèlerin eut dépassé la butte des Cercœurs, il aperçut en avant d’eux une plaine où brillait un étang. Plus loin, aux confins de la plaine, il devina plutôt qu’il ne les vit la masse sombre et carrée d’un grand parc, et les toits d’un château qui luisaient faiblement sous la nue.
Mais tout cela s’évanouissait déjà dans l’obscurité de la plaine; mais déjà le Pèlerin perçait plus loin, encore plus loin, replongeait sous les arbres par les taillis de la Cour Dieu.
Deux heures avant la pointe de l’aube, la nuit devint plus obscure et la bourrasque faiblit un peu. Ils passèrent la Fontaine Pierrée, la charmeraie des Écossoires, les grands ormes de Toulifaut. Et le Pèlerin sortit de la forêt, trotta plus vite encore à travers les guérets de la plaine, franchit à gué deux ou trois rus en tirant de l’encolure, la rivière des Alleux en trottant sur le Pont-aux-Chiens. Et il entra dans la forêt de Fauboulois.
Le Rouge courait, le poil en sueur, envahi par une hypnose qui supprimait le poids de son corps, gardait à ses foulées le même rythme rapide et long, les soulevait et les liait à la fois dans un constant et miraculeux équilibre. Cette nuit, cette course semblait ne devoir point finir. La bête qui courait en avant n’était plus une bête réelle, le Pèlerin aux jambes sèches et dures, au noir pelage, mais une bête de la nuit, une forme d’ombre qui fuyait vers le jour et que la première lueur de l’aube dissiperait dans la blancheur du ciel. Peu à peu, la nuit pâlissait. Des arbres surgissaient tout à coup, bien réels, avec des bosses de mousse sur leur écorce, des guirlandes de lierre dont les feuilles luisaient ça et là. Les nuages glissaient à travers leurs branches, couraient comme des fumées roussâtres sur un ciel blême et sans fond.
Et la bête d’ombre qui trottait en avant, au lieu de s’évanouir dans la clarté croissante du jour, redevenait une bête vivante, un grand cerf maigre, presque efflanqué, le Pèlerin au poil sombre, à la ramure massive et brillante.

Le Rouge, accablé de fatigue, osa enfin se rapprocher de lui. Tous deux soufflaient presque côte à côte. Leur trot, maintenant, bronchait sur des nœuds de racines; et leurs échines fumaient dans le froid pénétrant de l’aube. Il faisait tout à fait jour quand ils sortirent de Fauboulois. Devant eux, juste à l’orée des arbres, une rivière coulait dans un lit aux bords tranchés vifs, une rivière aux eaux rapides, couleur d’étain. Le Pèlerin en gagna la berge, la longea quelque temps en regardant les remous du courant. Pas une seule fois, de toute la nuit, il ne s’était retourné vers le Rouge. Et maintenant, toujours solitaire et farouche, il se penchait vers l’eau dévalante, éprouvait du sabot l’extrême bord de l’escarpement.
Maurice Genevoix