C’est un pays de loups et d’abandon, perché sur une haute côte au-dessus de la route. Bordé d’épaisses forêts de sapins. Habitations disséminées dans des déserts cernés d’arbres sombres, villages étroits aux maisons basses. Les idées ne circulent pas, l’hygiène est inconnue.
Avarice, cruauté. Superstitions.
On se pend beaucoup. A la grange. Aux poutres faîtières. On garde une arme chargée à l’écurie, à la cave. Sous prétexte de chasse on choie poudre, chevrotine, pièges à dents de fer, lames affûtées à la meule à faux.
La peur rôde. A la nuit on dit les prières de conjuration, d’exorcisme … On fait très attention quand on engage un trimardeur pour la moisson ou la pomme de terre; c’est l’étranger, le fouineur, le voleur. Anneau à l’oreille, sournois, le laguiole glissé dans la botte.
Ici on n’a que ce qu’on gagne de la terre: rien. On est si pauvres qu’on vend nos vaches pour la viande aux bouchers des grandes villes, on se contente du cochon, on en mange tellement sous toutes ses formes, fumé, écouenné, haché, salé, qu’on finit par lui ressembler, figure rose, hure rougie, loin du monde, par combes noires et forêts.
Campagnes perdues. Une jeune fille est une étoile qui aimante les folies. Dans l’ombre célibataire, incestes et ruminations. On dira plus tard: misère sexuelle, elle s’ajoute aux rôderies de la peur. On surveille la nuit les ébats d’amour de quelques nantis, de leurs râlantes complices, frôlements du diable.
Sans répit déchiffrer la menace. Venue du fond de soi, ou du dehors, de la forêt, du toit qui craque, du vent qui pleure. De l’au-delà, d’en-haut, d’en-dessous, d’en-bas.
La menace venue d’ailleurs. On se barricade. Dans son crâne, son sommeil, dans son cœur, ses sens. On se verrouille dans sa ferme, le fusil prêt, l’âme affamée. L’hiver la longue neige aime les fous, les ciels sont rouges entre aube et nuit déshéritée. Les nuits de pleine lune, les prières et les conjurations, les couennes de lard frottées sur les verrues et les plaies, les potions noires contre la grossesse, les rituels avec des poupées d’un bois mal dégrossi crevé d’épingles, martyrisé, les sorts jetés par des fourbes, des malveillants. Par les voisins! Les prières pour la tache des yeux.
Tu retrouves aujourd’hui encore, dans la poussière des greniers et sous les tas de planches vieilles des appentis, grimoires et recettes: décoction de sang menstruel, de vomi, de bave de crapaud. Vipère pilée.
Quand la lune éclaire trop, garde-toi de bric et de brac. Quand la lune éclaire mal, garde le serpent au sac. La folie rôde. Qui a glissé dans la soupente? Qui marche sur le toit? Veille sur ta poudre et ta fourche avant le secret des gouffres!
Jacques Chessex
Balthus