L’usage ordinaire de la notion d’actualité fait paraître une ambiguïté. On nommera “actuel” ce qui jaillit et se distingue de toute généralisation, la saisie d’un moment encore irrepérable d’une histoire qui n’est pas encore devenue un destin. On sait bien que l’actualité est histoire mais on ne sait pas quelle histoire elle fait. Cette temporalité de la surprise nous empêche de tout considérer comme du temps révolu, comme du réel advenu et, en ce sens, l’actualité est toujours l’exigence d’un sens historique corrigé, renouvelé, adapté. Mais, par ailleurs, on emploiera tout aussi volontiers la notion d’actualité pour vérifier l’accomplissement d’une historicité déjà engagée, précomprise ou préinterprétée. On dira “actuel” ce qui confirme un sens donné de l’histoire, la conscience d’un flux continué sans surprise. En ce sens, l’actualité banalise la temporalité vécue.
La première conceptualisation de l’actualité est apparue dans le criticisme kantien, qui s’inscrivait lui-même dans l’histoire des idées comme une rupture et un nouveau commencement. Avec l’actualité subversive de la Révolution française, Kant dut concevoir comme révolutionnaire, c’est-à-dire comme le surgissement d’une absolue nouveauté, l’actualité qui s’imposait à ses contemporains.

Gérard Fromanger, Michel Foucault
Inattendue, cette Révolution l’était d’abord au regard de l’histoire elle-même, celle des révolutions ou plutôt des révoltes qui ne sont, pour Kant, que le produit mécanique de la nature. La Révolution française réclame bien une histoire critique car elle brise la chaîne de nos attentes et des nos prévisions empiriques, elle surgit comme un commencement qui abolit de soi-même la référence à un passé connu et reconnaissable: est révolutionnaire l’actualité qui brise la chaîne mécanique de l’histoire.
L’essence de l’homme comporte de pouvoir rompre, critiquer et dissoudre la tradition. C’est précisément cette essence de l’humanité que le criticisme saisit pour ainsi dire sur le vif, et dont il entreprend de rendre compte. Cette événementialité inouïe et sans passé ne peut se comprendre qu’à partir d’elle-même, de ce qu’elle inaugure, et c’est pourquoi Kant ne peut et ne veut l’appréhender que par l’adhésion qu’elle suscite parmi les contemporains.
Michel Foucault salue cette interrogation sur la nouveauté radicale d’un présent privilégié comme la naissance de la problématique philosophique de l’actualité: Ces deux questions Qu’est-ce que l’Aufklarung?, Qu est-ce que la Révolution?, sont les deux formes sous lesquelles Kant a posé la question du présent comme événement philosophique auquel appartient le philosophe qui en parle. Il y a là, comme le note Foucault, “une ontologie du présent” dans la mesure où Kant, ne cherchant pas à comprendre l’actualité par référence à une science théorique, nous met face à la question de savoir être actuel.

Au regard du criticisme, ce n’est donc pas d’une théorie préalable de l’histoire que l’on tire la signification des Lumières ou celle de l’actualité révolutionnaire.
Le criticisme saisit l’actualité intempestive de la Révolution française en soumettant l’événement au tribunal de la raison humaine et non au tribunal de l’histoire empirique. Ainsi dégage-t-il la temporalité propre de la modernité, celle du progrès, de la simple causalité mécanique naturelle. Le progrès est une conquête de l’esprit des Lumières en ce sens qu’il faut savoir l’affirmer malgré l’histoire et parfois contre elle. A l’histoire des choses se superpose l’historicité de l’homme, celle d’une destination, d’un développement ininterrompu de tout ce qu’il peut être. Traiter l’homme comme fin dernière de la nature c’est le considérer comme un être empiriquement inachevable, dont le développement culturel finalise peu à peu toutes les dispositions naturelles. L’actualisation des facultés humaines contrarie toute tentation de fixer un terme à leur développement, nonobstant les ambitions des politiques ou des éducateurs. Ils ne peuvent saisir qu’un mouvement en marche, une forme en développement. Le progrès est la forme de cette historicité impossible à terminer.